La querelle de l'art vivant: Borduas et Pellan

Marcel Fournier
Source de l'extrait:
L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, Marcel Fournier, Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1986, 240 pp. Montréal 1986. Édition électronique: Classiques des sciences sociales, 2002.
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À Montréal, au début du XXe siècle, on appelait l'art nouveau, non académique, art vivant.

En raison de leur position dans le champ artistique, les responsables de l'École du meuble ont manifestement intérêt à accueillir et à encourager toute action qui contribue à remettre en question la position dominante de l'École des beaux-arts : glorification de l'artisanat, organisation d'expositions de des­sins d'enfants, acceptation du renouveau pédagogique, etc. Dans une certaine mesure, cette concurrence entre les deux écoles montréalaises prédispose aussi les professeurs de l'École du meuble à s'intéresser à « l'art vivant » dont la position au plan institutionnel demeure fragile et marginale. Un de ceux qui luttent alors le plus activement pour la défense de cet art, nous l'avons vu, est lui-même professeur d'histoire de l'art et bibliothécaire à l'École du meuble : il s'agit de Maurice Gagnon, qui organise de nombreuses conférences et expo­sitions en plus de publier régulièrement des articles et des ouvrages consacrés à « l'art vivant ». Responsable d'une collection d'art canadien aux Éditions de l'Arbre, celui-ci la transforme en une véritable entreprise de glorification de la peinture « en mouvement » et plus particulièrement des membres de la Contemporary Art Society. Les deux premiers ouvrages de la collection, écrits par Gagnon lui-même et par Robert Élie, sont d'ailleurs consacrés à Pellan et Borduas.
En plus de réunir des artistes et des intellectuels membres de la Contemporary Art Society, l'École du meuble accepte de recevoir chaleu­reusement un spécialiste en art sacré, le R.P. Couturier, o.p. Ce dernier prend alors une part très active aux débats sur la pédagogie et l'art vivant qui secouent les milieux intellectuels montréalais et ne va pas sans jeter de l'huile sur le feu. En effet, par son éloge de l'activité pédagogique de Borduas, par ses conférences publiques sur « l'art vivant » et par l'organisation d'expositions - dont celle de 1941 des Indépendants - celui-ci apporte, au moment même où il se brouille avec le directeur de l'École des beaux-arts de Montréal, une double caution, religieuse et européenne, à la lutte que les professeurs de l'École du meuble mènent contre l'académisme.
Cet enthousiasme manifesté pour « l'art vivant » trouve également son écho dans de nouvelles revues intellectuelles (Amérique française, la Nouvelle Relève, Gants du ciel) et bénéficie largement de la conjoncture sociale, politique et économique que crée la Seconde Guerre mondiale. Cette période se caractérise en effet par d'importantes transformations structurelles (indus­trie de guerre qui « relance » l'économie, accès des femmes au marché du travail, etc.) et aussi par une plus grande ouverture sur l'étranger. Le milieu artistique et intellectuel montréalais connaît alors une grande agitation : les nombreux intellectuels et artistes européens qui se réfugient à New York séjournent régulièrement à Montréal, rencontrent les intellectuels québécois, présentent des conférences, publient même des livres, etc. Cette ébullition culturelle aura d'autant plus d'impact que le monde de l'édition, favorisé par l'adoption de nouvelles lois, connaît un développement très rapide lui assurant ainsi une large diffusion.
Pratiquement exclus du marché canadien de la peinture, les artistes québécois francophones, qui sortent de plus en plus nombreux des différentes écoles d'arts, ont alors tout intérêt à profiter de la conjoncture et à bifurquer vers l'art vivant : une telle conversion leur est d'autant plus facile que, d'une part, ils « n'ont rien à perdre » et que, d'autre part, à la suite de transformations structurelles que précipitent la guerre, une nouvelle petite bourgeoisie franco­phone commence d'apparaître entre la bourgeoisie anglophone et la petite bourgeoisie traditionnelle, qui se montre « disposée » à investir dans cet art nouveau 1. La véritable expansion d'une société telle la Contemporary Art Society qui est fondée en 1939 par un artiste canadien anglais, John Lyman, ne s'effectue que sur la base d'un recrutement de nombreux jeunes artistes francophones et d'une insertion dans le réseau d'enseignement francophone.
Paul-Émile Borduas et Alfred Pellan, les deux artistes qui au cours des années 40 et une partie des années 50 domineront la scène artistique québé­coise et canadienne, sont tous deux francophones, ont fréquenté des Écoles des beaux-arts et se sont « convertis » vers la fin des années 30 à « l'art vivant ». Toutefois, leurs stratégies de conquête du marché sont dans l'ensemble très différentes et les mettent, après une courte période d'admira­tion mutuelle et de relations amicales, en concurrence. Le conflit qui oppose les deux artistes et auquel aiment bien s'attarder les historiens de l'art, n'est pas uniquement comme ceux-ci le prétendent, un conflit de personnalité entre deux individus également orgueilleux et ambitieux, il est aussi et surtout un conflit d'intérêts entre deux peintres qui luttent pour occuper, dans le champ artistique québécois, une même position, mais qui empruntent des voies quelque peu différentes. Pour sa part, Pellan emprunte des voies « tradition­nelles » et s'appuie sur les institutions « anciennes » pour accéder à une position « nouvelle » : après un long séjour à Paris où il est consacré, celui-ci laisse en effet organiser sa première exposition par le Musée du Québec et la Montreal Art Association et accepte ensuite le poste de professeur à l'École des beaux-arts de Montréal. Beaucoup moins qu'une divergence de concep­tions artistiques, c'est une différence de stratégies qui oppose les deux artistes : la rupture entre ces deux artistes se produit d'ailleurs au moment où Pellan accepte un poste à l'École des beaux-arts où il entend poursuivre, mais de l'intérieur, la lutte contre l'académisme et le directeur de l'École, Charles Maillard. Borduas lui reproche alors non seulement de rejeter le surréalisme pour privilégier le cubisme, mais aussi de « refuser le risque, l'imprévisible pour s'attacher au connu, pour conserver l'acquis 2 ».
Il est évident, et Borduas le reconnaît lui-même, que le « succès (de Pellan) favorise autant le mouvement (de l'art vivant) qu'il est glorieux au nouveau venu » mais ce succès repose largement sur le persévérant labeur d'artistes, dont Borduas, qui ont dû « oeuvrer dans l'ombre » et représente rapidement, pour ces derniers, un « danger » : ainsi, après avoir été stimulé par la production artistique de Pellan à un point tel que ses gouaches non figuratives exposées en 1942 sont qualifiées de « cubistes », Borduas se trouve dans la situation paradoxale d'être identifié comme le disciple d'un autre artiste de son âge. De plus, en raison de l'apparition et de la compétition entre l'École des beaux-arts et l'École du meuble, la nomination de Pellan à l'École des beaux-arts risque de neutraliser l'action innovatrice de l'école concurrente et de ses professeurs : l'École du meuble réunit alors un nombre d'étudiants tout aussi élevé que celui de l'École des beaux-arts et réussit à attirer des étudiants déjà inscrits à cette école. Si Borduas compte toujours accéder à la « vie d'artiste » sur un marché artistique aussi petit que le marché montréalais, il n'a guère d'autres choix que de différencier sa production de celle d'autres tenants de « l'art vivant » et surtout de celle de Pellan qui a habilement réussi, après un long séjour en France, une synthèse de diverses écoles parisiennes et qui déjà « prend toute la place », c'est-à-dire détient le monopole de la légitimité en art vivant.
À cet égard, sa position à l'École du meuble lui fournira le matériau nécessaire pour affirmer sa différence. En effet, de par sa position intermé­diaire dans le système d'enseignement, l'École du meuble s'est fait le lieu des « moyens termes », des « formules intermédiaires » et des « équilibres », et la pédagogie, de même que la production artistique dont ses professeurs se font les détenteurs se définissent elles-mêmes, pour mieux s'opposer à l'École des beaux-arts, comme la synthèse des deux éléments que, précisément, cette dernière sépare. Maurice Gagnon exprime bien ce point de vue :
[l'art vivant et l'art académique] ressortissent à une activité intellectuelle. Ce n'est pas ce qui les sépare. L'art académique s'achève avec l'intelligence; l'art vivant se parfait par l'harmonieux équilibre de l'intelligence et de la sensibilité. Il exprime le tout humain. L'unité de la personne se satisfait plei­nement dans l’œuvre qui la perpétuera. Des techniques correspondent à ces préoccupations : la connaissance d'un métier souvent trop savant. Le métier pour l'académique est une fin en soi, pour le peintre vivant, il n'est qu'un moyen 3.
Borduas prendra appui sur cette synthèse que prônent non seulement son école, mais l'ensemble des tenants de l'art vivant, y compris son concurrent, Pellan, pour élaborer une position qui lui soit propre : au lieu de tenir compte à la fois du pôle de l'intelligence et de celui de la sensibilité, il en vient à ne privilégier que le second et à accorder à la spontanéité, à ce qu'il appelle « l'instinct », une importance exclusive. L'automatisme, qui est l'étiquette accolée avec quelque mépris à la peinture de Borduas, viendra alors créer une double ambiguïté.
Borduas ne maintient pas en effet la relation dialectique entre les diffé­rents termes clés ou catégories qui sont alors familières aux intellectuels et artistes d'avant-garde et que l'on retrouve dans un texte inédit, « La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture », d'un de ses disciples Fernand Leduc : intuition/résultat, élaboration/oeuvre définitive, discipline intellectuelle/spontanéité, individuel/collectif, actif/passif, résultat apparent / résultat réel, signifié/signifiant, conscient/inconscient, etc. 4 De l'opposition principale entre la raison et la spontanéité, à laquelle correspond au niveau de la morale, celle entre le bien et le mal, Borduas ne retient qu'un seul terme, proposant ainsi, selon l'expression d'un signataire du Refus global, Bruno Cormier, un « renouveau de l'entendement du monde ».
L'automatisme a peut-être été comme Borduas le dit lui-même dans le Refus global, l'objet d'un malentendu: « Dans le passé, affirme-t-il alors, des malentendus involontaires ont permis seuls de telles ventes ». Mais la forme d'art que celui-ci propose est aussi, faut-il préciser, née d'un malentendu : peut-être parce qu'il n'est guère disposé depuis le retour de Pellan à adopter une conception artistique qui l'identifie à ce « nouveau » concurrent et aussi parce que son itinéraire social ne le prédispose pas à faire sienne une position « moyenne », Borduas ne semble pas bien entendre ce qui se fait et ce qui se pense dans le milieu intellectuel et artistique qu'il fréquente et transforme la méthode que François Hertel avait nommée « Personnaliste » en une méthode « automatiste ».
Si la démarche de Borduas acquiert valeur de symbole, c'est qu'il repré­sente l'artiste qui refuse de se distinguer par « d'habiles singeries académi­ques » ou par « la recherche de la renommée et de la fortune », et qui cherche à « réaliser dans l'ordre imprévu, nécessaire de la spontanéité, dans l'anarchie resplendissante, la plénitude de ses dons individuels ». L'artiste est celui qui « obéit aux nécessités de son être » : la vérité d'une oeuvre ne se définit plus par son rapport à un dogme ou à une doctrine, elle repose sur l'adéquation d'une oeuvre à une réalité intérieure, subjective, celle de l'artiste lui-même. L'automatisme est à l'art ce que le personnalisme est à la philosophie et à la pédagogie : un respect profond de la personne, de sa liberté.
Borduas renverse totalement la position des tenants de l'art académique mais en ne gardant pas la position de ceux à qui il est identifié, les tenants de l'art vivant et d'autre part il se trouve à rompre avec les nouvelles règles du jeu que ceux-ci tentent d'imposer au marché montréalais. Nullement identifiable aux positions reconnues par les deux opposants comme légitimement concur­rentes, il apparaît immédiatement comme un « artiste maudit ». De plus, au lieu de poursuivre individuellement son expérience intellectuelle et artistique, Borduas a regroupé autour de lui de jeunes artistes dont il est rapidement devenu le « maître » et est accusé d'avoir développé un esprit de clan et une « peinture de clan » qui sont alors condamnés parce qu'ils risquent de dégéné­rer en « incompréhension et en orgueil » ; le comportement « collectiviste » apparaît d'autant plus menaçant que les membres du groupe automatiste tendent à négliger le réseau officiel de diffusion (les galeries) et les grandes instances de consécration (Musée des beaux-arts, etc.).
Le dénouement de ces ambiguïtés, l'exclusion, ne s'effectue qu'à la fin des années 40 et se réalise en deux étapes : démission de la Contemporary Art Society d'abord, puis ensuite rédaction du Refus global. Tout au cours de cette décennie, Borduas et ses « disciples » animent des colloques-expositions qui sont organisés dans diverses institutions d'enseignement de la région métropo­litaine, participent aux expositions annuelles de la Contemporay Art Society, qui se tiennent habituellement à la galerie Dominion, et présentent des oeuvres au Salon annuel du Musée des beaux-arts de Montréal. Il n'y a recours à la stratégie du repli, qui se manifeste par sa démission de la Contemporary Art Society et l'organisation d'un réseau de diffusion parallèle (exposition dans des ateliers d'artistes ou dans des appartements), qu'au moment où tout en étant l'objet d'attaques plus directes 5, le groupe des automatistes acquiert, au plan local et international, une plus grande légitimité : avant 1948, Borduas lui-même présente à plusieurs reprises ses oeuvres dans le cadre d'expositions individuelles (L'Ermitage, en 1942, la galerie Dominion en 1943, Morgan's en 1946, l'Atelier des frères Viau en 1948) et collectives, il a été invité à siéger comme membre du jury d'exposition à la galerie Dominion et au Musée des beaux-arts de Montréal, ses toiles et aussi celles des élèves ou disciples font partie de collections de nombreux jeunes amateurs d'art montréalais et ont été exposées à l'étranger (à l'Exposition de la peinture contemporaine du Canada à Rio de Janeiro et à Sao Paulo de novembre 1944 à janvier 1945; à la galerie du Luxembourg à Paris en 1947, au Salon des Indépendants à Paris en 1947, au Festival mondial de la jeunesse à Prague en 1947 6. Entre 1942 et 1948, ce groupe est toujours l'objet de critiques violentes mais il acquiert dans le champ artistique québécois une position qui sans être dominante, est loin d'être marginale. D'ailleurs, cette manifestation de « modernité » qu'est l'auto­matisme et qui apparaît, principalement au moment où celle-ci s'articule à un discours politisé, comme une contestation du conservatisme politique et idéologique de la petite bourgeoisie francophone traditionnelle qui contrôle l'État provincial et tout le système d'enseignement, est d'autant plus menaçante que ces porte-parole détiennent une plus grande légitimité.

Notes

1 Dans son ouvrage Sur l'état actuel de la peinture canadienne (op. cit.), Maurice Gagnon présente une liste desamateurs d'art vivant : parmi ceux-ci se retrouvent plusieurs jeunes québécois de langue française qui sont membres des professions libérales (avocat, médecin) et des intellectuels (professeurs d'université, journalistes, etc.).
2 P.-É. Borduas, Projections libérantes, op. cit.
3 M. Gagnon, Sur l'état actuel de l'art canadien, op. cit., p. 20.
4 Fernand Leduc, Vers les îles de lumières, Montréal, HMH, 1980.
5 Par exemple : J.-Ch. Harvey, « La peinture qui n'existe pas », Le Jour, 1er juin 1944, p. 4; Alceste, Le Devoir, 9 sept. 1944, 18 novembre 1944; Dominique Laberge, Anarchie dans l'art, 1945. De plus en septembre 1946, Borduas perd la responsabilité d'une partie de son enseignement (les cours de décoration et de documentation) à l'École du meuble : il ne conserve alors que les cours de dessin.
6 La participation des membres du groupe des automatistes est à chaque exposition la suivante : Barbeau, Borduas, Fauteux, Leduc, Mousseau et Riopelle à la galerie du Luxembourg: Gauvreau, Barbeau et Mousseau à Prague;Riopelle et Leduc au Salon des Indépendants.

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