Portrait de Suarès

Romain Rolland
Un auteur dont on pu tracer un tel portrait ne mérite-t-il pas de passer à la postérité?
«Il est impossible d'être plus méridional que Suarès. Il lui est aussi naturel d'exagérer tout ce qu'il sent, veut, et fait, que de respirer. Je l'ai souvent mal jugé, parce que je me faisais du Méridional une idée fausse, comme la plupart des gens. Je n'en voyais que le côté superficiel, la hâblerie bruyante, la fougue irréfléchie, convaincue et inconstante, la personnalité qui s'étale, la sensualité qui déborde. Ce qu'il faut voir, par-dessous, ce qui purifie, élève et sanctifie presque tout le reste, c'est la flamme intérieure, la passion ardente. On la taxe souvent d'égoïsme. C'est là une vue étroite. Certes, cette passion n'a pas grand’chose de commun avec celle d'un homme du Nord, cette longue flamme blanche, qui monte d'un jet irrésistible et droit, comme un arbre, et qui ne s'interrompt point. L'amour, pour l'homme du Midi, ne peut se passer des sens ; et, comme les sens sont changeants, avec eux change trop souvent l'objet de l'amour:' Mais l'amour demeure, dans sa violence indestructible, cherchant sans cesse un aliment à dévorer, le voulant, le créant et, s'il n'en peut trouver, s'attachant avec la même ardeur á la négation, au suicide. Quand je me désole en constatant que Suarès varie, qu'il dit, un jour : « J'aimerai toujours ceci, ceci sera toujours beau, » - et, un mois après : « Ceci est absurde,- il est ridicule de l'aimer » ; - quand je vois qu'on peut même l'amener à aimer (ou haïr) ce qu'on veut qu'il aime (ou qu'il haïsse), - je raisonne comme s'il était un homme de ma nature, pour qui cette inconstance serait vile : car elle prouverait ou bien un manque de sincérité, ou bien un manque d'intelligence. Nous autres, en effet, nous gardons toujours, même dans la passion, une partie de notre pensée, lucide, presque froide.
Si j'abandonnais brusquement ce que j'ai une fois aimé, c'est que je ne serais pas capable de voir clair dans mon coeur, ou que mon coeur ne serait pas franc. Etre inconstants serait pour nous un vice radical, atteignant les sources mêmes de notre être : la pensée ; il prouverait que nous ne pouvons être nous. - Mais pour un homme du Midi, l'amour étant sa fin en soi, étant tout, qu'importe que l'objet change ? Il ne changera pas au fond, lui.
Voilà ce que je suis arrivé à sentir, assez tard, chez mon ami Suarès. Il a cessé d'aimer bien des hommes et des choses, depuis que je le connais : Meyerbeer, Mendelssohn, Flaubert, Shakespeare, César Borgia, etc., tant d'autres, morts ou vivants. Peut-être cessera-t-il de m'aimer, un jour. Mais il aimera toujours, avec la même intensité et la même conviction, celui-ci, celui-là, qu'importe ? Le temps passe. Sans remords, avec le plus parfait oubli, il ne sait plus aujourd'hui ce qu'il a aimé hier ; il nie qu'il l'ait aimé ; il peut aimer le contraire. Qu'importe ? Il aime, il est sincère. Tant pis pour nous, peut-être, qui sommes aimés par lui ! Mais tant mieux pour lui ! Pour l'instant, César Borgia s'est fait ascète, mais ascète à la façon de saint Antoine. Son renoncement est passionné, furieux, comme il y a un an, son sensualisme de la Renaissance. Borgia est devenu Tolstoï. Non seulement il ne parlerait plus de la suppression d'un homme, comme d'un accident utile ; non seulement il ne tuerait plus le mandarin, afin d'en hériter ; mais il ne mange plus de viande, parce que le boeuf et le mouton sont ses frères. Un moment, - quelques jours, - il a été sur le point de ne plus manger du tout. Il méridionalise la religion du prophète de Toula.
Je ne cache pas que cela m'a souvent agacé ; cela m'agace encore : il y a toujours une pointe de pose dans son outrance de tous les sentiments, quels qu'ils soient ; et cette pointe, quand elle me pique, je suis nécessairement enclin à en exagérer
l'importance. - Je devrais être plus raisonnable, en ma qualité d'homme du Nord. Pourquoi vouloir que ce qui est et doit être ne soit pas ? Suarès est ainsi. Voyons la beauté de sa nature et acceptons-en la rançon inévitable. N'eût-il que cette supériorité : avoir une conviction absolue, quoi qu'il sente, quoi qu'il aime, - c’est une grande force.
Il ne discute pas. Quand il croit (ou veut croire), il commence par pratiquer, avant d'être sûr de sa foi. C'est l’action qui l'intéresse. . Moi, si j’ai passé des années d'angoisse à la recherche du mot de vie, c'était pour me connaître, et pour connaître Dieu. Suarès veut savoir ce qu'il doit faire, d'abord, tout de suite, parce qu'il a besoin d'agir. Je suis une raison passionnée. Lui, des sens intelligents. Et brûlants, tous les deux. Nous nous rencontrons à mi-chemin, dans la zone du feu.»

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Michel-Ange
C’était un bourgeois florentin — de cette Florence aux palais sombres, aux tours jaillissantes comme des lances, aux collines souples et sèches, finement ciselées sur le ciel de violettes, avec les fuseaux noirs de leurs petits cyprès et l’écharpe d’argent des

La découverte du piano
Il est seul. Il ouvre le piano, il approche une chaise, il se juche dessus ; ses épaules arrivent à hauteur du clavier : c'est assez pour ce qu'il veut. Pourquoi attend-il d'être seul ? Personne ne l'empêcherait de jouer, pourvu qu'il ne fît pas trop de bruit. Mais il a honte devant l

Gustav Mahler
Gustav Mahler a quarante-six ans. Il a le type légendaire de ces musiciens allemands, à la Schubert, qui tiennent du maître d'école et du pasteur : une longue figure rasée, des cheveux ébouriffés sur un crâne pointu, le front dégarni, les yeux clignotant derrière des lu

Haendel
On l'appelait le grand ours. Il était gigantesque, large, corpulent; de grandes mains, de grands pieds, les bras et les cuisses énormes. Ses mains étaient si grasses que les os disparaissaient dans la chair et formaient des fossettes (1). Il allait, les jambes arquées, d'une marche lourd




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué