Une âme anorexique

Wilfrid Noël Raby
Contre ceux qui utilisent les mots sans en livrer le sens.
En biologie, la notion de chaîne alimentaire décrit les multiples interactions des êtres vivants dans l'assouvissement de leurs faims.
Elle nous apprend bien des choses, et en particulier que nous recevons plus que nous ne donnons. Sur le plan culturel, il existe une chaîne analogue. Sauf que nos faims, quelles qu'elles soient, peuvent être sujettes au déséquilibre; on peut souffrir, par exemple, à la fois d'une anorexie de la culture et d'une obésité du moi! Aux États-Unis, cette étrange maladie semble s'être développée chez ceux que l'on nomme Renaissance men or women - que j'appellerai en français les néo-renaissants.

Je les rencontre habituellement au théâtre, au restaurant, et même au chalet. Ils me sont présentés à peu près comme ceci: «Oh, vous devriez faire connaissance avec monsieur Untel là-bas, c'est un homme de la Renaissance vous savez». Bien...

J'ai lu quelques auteurs de la Renaissance - Montaigne, Machiavel, Pétrarque. Jusqu'à présent, je croyais que la Renaissance décrivait cette période d'effervescence intellectuelle, issue de l'Italie du quatorzième siècle, qui a changé à jamais la façon d'être et de penser du monde occidental. J'avais cru comprendre qu'on désignait sous le nom de Renaissance le retour aux idéaux du savoir, de la beauté, de la vérité et de la sagesse. J'avais hâte, faim si vous préférez, de converser avec ces Renaissance men et women, que j'entrevoyais déjà comme des sages et des érudits. Correspondraient-ils au modèle auquel ils s'identifiaient ?
Nous fîmes donc connaissance. Oui, monsieur Untel, ou cette jeune femme qui travaille dans un milieu artistique, ou encore cet homme d'affaires important peuvent discuter de maints sujets, comme vous et moi, sans rien qui les distingue. Tous se présentent pourtant comme des néo-Renaissants, dans une sorte de consensus tacite et indubitable. Mais devant eux, un doute effleure votre esprit, comme l'arrière-goût décevant d'un grand plat... Ne donne-t-on pas à ceux qui travaillent dans les milieux de l'art le nom d'écrivain, peintre, imprésario, acteur, ou artiste? Et celui d'homme et de femme d'affaires à ceux qui administrent des entreprises privées? Alors pourquoi cette référence à la Renaissance? Vous voilà perplexe. L'utilisation du mot Renaissance vous apparaît comme une fumisterie. Vous comprenez que, si être homme d'affaires, actrice ou peintre signifie une chose précise, s'affubler du titre de néo-Renaissant signifie autre chose. Mais quoi donc? Certainement pas l'érudition, encore moins la sagesse.

Une agence de mode, bien connue aux États-Unis comme au Canada, a récemment choisi pour sa publicité de nous présenter une jeune néo-Renaissante en T-shirt et culotte très courte. Impossible de savoir ce qui lui a valu de porter ce titre. Après avoir demandé leur avis à plusieurs passants, j'ai été forcé de constater que personne n'avait une idée précise de ce que le terme Renaissance woman, en l'occurrence, pouvait vouloir dire. Mais que par contre les vêtements du mannequin suscitaient des commentaires dont je vous fais grâce...

Voyons plutôt le point de vue de Machiavel devenu vieux dans cette lettre à son ami Vettori où il décrit les rituels dont il entoure sa retraite:
«Quand vient le soir, je rentre chez moi et me dirige vers mon étude. À la porte, je me déleste de mes habits couverts de saleté et de boue, et me revêts de robes curiales et royales; ainsi décemment vêtu, je puis entrer dans la cour des anciens, [sa galerie de tableaux] où ils m'accueillent fraternellement [...].Alors, n'ayant honte d'aucune question, je m'enquiers des motifs de leurs actions; et eux aimablement me répondent et m'enseignent [...].»

Alors que le mannequin néo-Renaissant ne nous est présenté qu'en vue d'un profit financier, Machiavel nous décrit le rituel du changement d'habit comme faisant partie de sa quête du savoir et de la sagesse. Cette opposition entre les rites du grand homme de la Renaissance et la publicité utilisant le mot Renaissance lève le voile sur les mystères de la soi-disant Renaissance moderne. En flattant notre vanité, elle cherche à nous faire croire qu'on peut endosser n'importe quel moi en échange de quelque argent. Et qu'en revêtant un déguisement, on est dispensé de chercher individuellement et collectivement un sens à nos vies.
En fait, l'expression «homme de la Renaissance» ne remonte pas à la Renaissance mais fut utilisée par les historiens au XIXe siècle pour qualifier une vie vouée à l'étude, à la pensée, à la liberté intellectuelle, au civisme et à la citoyenneté active; une vie tendue vers la synthèse et l'unité. Il s'agit donc d'un verdict de l'histoire et non d'un titre que l'on s'attribue à soi-même. Même si les Renaissance people nous incitent à croire le contraire, notre époque n'est pas dénuée de personnes qui pourraient aspirer à cet hommage. Pensons au mathématicien et philosophe Michel Serres, au critique Northrop Frye, au biologiste René Dubos, à l'écrivain Marguerite Yourcenar, pour ne nommer qu'eux. Je crois cependant qu'ils refuseraient tous très poliment de porter l'étiquette de nouveaux Renaissants. L'étude approfondie des choses et des êtres nous apprend une chose: l'humilité devant les questions fondamentales. Qui sommes-nous? D'où venons-nous? Qu'est-ce que la conscience? Des questions auxquelles le progrès n'a pas apporté de réponse....

Être un néo-Renaissant est donc une tâche ardue, mais qui pourrait être remplie de promesses. Prétendre le contraire, c'est confondre le reflet avec le joyau, le miroir avec l'objet. Nous avons le choix entre nous mirer dans le passé ou être informé (au sens de recevoir la forme) par le passé. Mais peut-être continuerons-nous à soutenir, afin d'exorciser notre peur, que nous ne pouvons plus comme autrefois comprendre l'univers et le contenir tout entier dans nos esprits. Nous voulons croire que nous arriverons à nos fins en nous déguisant avec des faux-semblants. À l'inverse du roi Lear qui s'arrachait lui-même ses vêtements royaux, «ces choses d'emprunt», pour retrouver la nudité de la vérité, les néo-Renaissants s'affublent d'une illusion. Comme l'adhésion au purisme politique (political correctness), cette attitude révèle la trame fragile de nos âmes déracinées. Nous sommes tellement inaptes à étudier le passé que nous nous interdisons à la fois d'en contempler les fruits et d'en condamner les erreurs. Tout ce que nous en conservons, c'est un nom que nous remplissons de notre moi.

«Ce qui ne s'apprend pas dans le temps se perd dans la durée», écrit Michel Serres. Pour éviter cette perte, nous devrons étudier, nous souvenir, nous devrons innover et imaginer dans la beauté, comme Vinci et Michel-Ange, Montaigne et Machiavel.

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