Renaissance et résilience culturelle

Claude Gagnon

Peut-on lire la Renaissance comme un phénomène de résilience culturelle? Il s'agit pour l'auteur d'apporter un élément de preuve à la thèse suivant laquelle l'indice de résilience des sociétés grecques est directement lié au niveau d'humanisme que ces sociétés avaient réussi en partie à atteindre.

En 529, l'empereur Justinien ferme l'École d'Athènes et les néoplatoniciens émigrent en Iran. Un millénaire plus tard ou presque, avant la prise de Constantinople par les Turcs, des platoniciens immigrés à Florence transfèrent l'héritage de l'Antiquité et fondent, en 1440, l'Académie platonicienne, qui sera le creuset de la Renaissance. Cette vivacité millénaire de la philosophie platonitienne est un cas historiquement observable, parmi tant d'autres, d'un corps de doctrine ayant résisté à la censure et aux dérives de la transmission, par-delà les siècles et les continents.

«Renaissance, écrivait Ernst Bloch, veut dire résurrection de l'Antiquité. » Jacques Maritain, dans son livre Humanisme intégral, a bien dégagé, pour sa part, le propre de cette «Renaissance humaniste [qui] a voulu procéder à une réhabilitation anthropocentrique de la créature.» Cet humanisme anthropocentrique, que Maritain oppose à l'humanisme théocentrique, constitue-t-il une résurgence d'une quelconque valeur antique conséquente d'une grande résistance de l'humanisme gréco-latin, en dépit des censures séculaires? Certaines doctrines, considérées ici sous la métaphore que permet la propriété de résilience (pour les différents sens de ce mot, voir l'article de Dominique Collin), pourraient mieux absorber les attaques provenant du pouvoir social et donc réapparaître, même après qu'on les a mises de côté pour ne pas dire oubliées. L'humanisme serait cet exemple parfait.

Renaissance signifie donc résurrection. Il n'y a pas de résurrection sans mort préalable. On comprend qu'il s'agit ici de la résurgence d'une section vivace ayant résisté au choc. Dans le domaine des doctrines, il s'agit toujours de chocs provenant du pouvoir qui s'alimente au savoir. Le pouvoir dirige, le savoir oriente. La Renaissance carolingienne est impossible sans Alcuin. De façon analogue, on parle de Renaissance pour les Xe et XIIe siècles. Qu'ont donc en commun toutes ces époques si différentes, pour qu'on les représente chacune comme rendant possible la renaissance d'une valeur explicitement perçue et dite «ancienne»? Ce qu'il y a de Nouveau n'est rien d'autre que la réapparition de l'Ancien. L'image que Bernard de Chartres propose au XIIe siècle, faisant de nous des nains sur les épaules des Anciens, qu'il présente comme des géants, pourrait résumer l'oeuvre d'Érasme, en grande partie consacrée à la philologie des anciens auteurs. Ainsi, une culture renaissante serait, étrangement, une culture qui trouve son dynamisme en trouvant son ascendance dans une culture ancienne pour ne pas dire morte.

Une culture renaissante est donc une culture qui remonte en amont de sa propre durée et retrouve une ou plusieurs valeurs rattachées à une culture plus ancienne, oubliée, refoulée ou rompue. Maurice de Gandillac parle du Trecento, qui serait la période précise du «sentiment d'une "rupture effective" entre l'univers antique et le monde chrétien, rupture que le Moyen Âge avait "effectuée", mais sans en prendre pleinement conscience». Une renaissance renoue après une rupture vécue dans un passé non pas individuel, mais culturel et donc collectif. Peut-être peut-on alors se représenter la résilience appliquée aux doctrines en termes de ruptures et de réconciliations. Dans le cas du Moyen Âge occidental, il s'agit, pour reprendre l'identification de Maritain, d'une réhabilitation de la créature. En termes philosophiques plus précis, ii s'agit d'une réconciliation de l'âme chrétienne avec la liberté de l'âme grecque.

Thomas More est l'arbre le plus fructueux de cette greffe historique des cultures, à l'époque. Son Utopie essaie d'incarner des humanistes vivant dans une société davantage éthique que politique. Les Utopiens, tous les lecteurs les ont reconnus, sont des épicuriens: les plaisirs du corps en mouvement ne sont aucunement dédaignés par eux mais les intéressent moins que les plaisirs du corps au repos, qui eux-mêmes cèdent en importance aux plaisirs de l'âme. Ce modèle de vie calquée sur une sagesse grecque était difficilement compatible avec une religion de la souffrance; c'est au prix d'une description minutieuse et parfois besogneuse des moeurs utopiennes, couvrant absolument tous les secteurs de la vie courante, que le célèbre chancelier réussit à faire croire à la plausibilité de cette réconciliation des sagesses grecque et chrétienne. Mais l'humanisme utopien est fragile; la peine de mort décourage de plusieurs crimes ou dérèglements moraux, les hommes étant ce qu'ils sont, même là-bas.

Il faut se demander si l'humanisme intégrant les valeurs des plus hautes cultures a pu exister au XVIe siècle, ou plus tôt, ou jamais. Ces géants sur les épaules desquels nous sommes ont vécu dans des sociétés bien plus cruelles et intolérantes que la société moderne. Comment leurs doctrines furent-elles assez fortes pour résister aux assauts contemporains, puis aux assauts des époques subséquentes? Quel est l'élément principal permettant, par exemple, à la philosophie de Platon ou d'Épicure d'absorber les condamnations politiques, les différences ou indifférences culturelles et de resurgir, toujours aussi persuasive pour l'orientation de nos vies? Ce serait, semble-t-il, encore une fois l'humanisme qui serait la réponse à cette question sur l'indice de résilience des philosophies grecques.

La question est plus précisément celle des rapports entre deux humanismes, si nous suivons Maritain qui parle d'un humanisme théocentrique, celui du Moyen Âge, et d'un humanisme anthropocentrique, celui de la Renaissance et du monde moderne, et «qui implique une conception naturaliste de l'homme et de la liberté». Le philosophe chrétien ne s'étend pas davantage sur la différence fondant la séparation des deux humanismes. Mais il est logique de penser que c'est la conception de l'âme qui est en cause ici. Pour Aristote et plusieurs de ses contemporains, l'âme est un principe spécifique de vie plutôt qu'un principe individuel. L'âme individuelle, créée selon la tradition judéo-chrétienne, a peu de substance commune avec l'âme du Stagirite: «elle [l'âme] doit être une sorte de raison ou de forme, et non une matière ou un sujet», écrit-il dans son traité De l'Âme. C'est le corps dans sa matérialité qui est le principe d'individuation. Il s'agit donc d'une âme pensante, bien éloignée de sa dimension individuelle. Ce n'est aucunement cette âme grecque qui réapparaît au temps de la Renaissance et de la Réforme, dans l'humanisme individualiste.

L'individualité n'apparaît qu'à la fin du Moyen Âge, disent les anthropologues de cette période. On la voit apparaître notamment dans la montée des funérailles, testaments et mises en terre individualisés de la classe bourgeoise montante. L'individualité, avec sa liberté d'exercice et ses droits corollaires, constitue l'essence de la naissance du monde moderne. Rien de cela ne provenait de l'Antiquité et de sa culture de géants et de génies, qu'on redécouvrait au même moment, où le pouvoir transmigrait lentement des formes sacrales aux formes civiles.

Ce qu'il y a de résilient à la Renaissance, c'est la résurgence des valeurs de la culture gréco-romaine antique et plus précisément celle du modèle de sagesse grec. Mais il faut bien constater qu'il n'y a pas grand chose dans l'anthropologie platonicienne ou aristotélicienne qui puisse nourrir l'individualisme moderne, émergeant du déplacement de pouvoir (avec l'apparition de la société civile) qui s'est produit simultanément dans plusieurs nations d'Occident.

L'individualité, si on veut absolument la retrouver chez les Grecs de l'Antiquité, se trouve énoncée dans plusieurs fragments conservés d'Épicure, fondateur de l'École du Jardin. Le concept de Fortune, impliquant presque toujours la liberté humaine individuelle, est proposé par le philosophe du Jardin contre la Fatalité ou le Hasard. Il n'est donc pas accidentel que ce soit sur l'anthropologie épicurienne que Thomas More fonde l'éthique de ses Utopiens, «heureux, fautes d'être célèbres». L'épicurisme est probablement l'une des rares philosophies grecques qui pouvait nourrir l'individualité naissante de l'âme moderne, qui s'exprimera irréversiblement dans le cogito de Descartes. Hegel écrira ceci: «Le but de la philosophie pratique d'Épicure vise la singularité de la conscience de soi, tout comme les Stoïciens.»

Pour ce qui est de la Renaissance, ce n'est pas la redécouverte d'Épicure qui la caractérise mais bien celle de Platon et de son gouvernement républicain, privilégiant un pouvoir essentiellement civil et désintéressé.

La Renaissance constitue-t-elle un phénomène de résilience culturelle? Oui, si l'on pense à la philosophie grecque en général. Mais on sait que cette redécouverte de la Nature des Grecs, qui a excité la spéculation des hommes de sciences des XVe et XVIe siècles, devait céder à un autre modèle purement mécaniste, celui des modernes, et provoquer le naufrage de toute la science des Anciens. Autre choc, autre histoire, même résilience du corpus grec, qui rebondira encore à la fin du XVIIIe siècle. Au fond, c'est la philosophie qui pourrait être considérée comme activité douée d'une résilience absolue, résistant à toute condamnation et même à toute pression d'indifférence - peu importe le lieu - à travers les siècles.


Bibliographie
Aristote, De l'âme. Paris, Garnier-Flammarion, 1993.
Épicure, Lettre à Ménécée. Paris, Hatier,1992.
Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Paris
Payot,1972.
Henry Corbin, L'Iran et la philosophie, Paris.
Fayard,1990.
Friedrich Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, voir ci-dessus Annexe de Épicure, Lettre à Ménécée.
Jacques Maritain, Humanisme intégral, Paris, Aubier.

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