La douceur de revoir Québec

Arthur Buies
Mais, au milieu des joies et des transports du retour, j'avais toujours devant moi l'image de Québec, ce cher vieux Québec, dont j'ai tant ri et que j'aime tant, ce bon petit nid qu'on ne quitte jamais tout entier et que l’on retrouve toujours intact au retour.

Seulement cinq semaines après je pus y revenir, et de suite j'allai faire une longue marche sur le chemin de Ste-Foy, cette avenue incomparable où tant de soirs j'avais été promener mes rêves et mes plus douces illusions. Là je rassemblai tous mes souvenirs, et des larmes chaudes comme celles des premiers âges de la vie, des larmes d'une source toute nouvelle, jaillirent de mon âme consolée. Puis je pris la route du Belvédère, je longeai le chemin Saint-Louis et j'arrivai sur la plate-forme, à l'heure où je pouvais être seul, où le flot des promeneurs ne viendrait pas troubler l'attendrissement de mes pensées.

Ah! que vous dirai-je, que vous dirai-je, lecteurs, en terminant ce long et douloureux récit pendant lequel plus d'un d'entre vous peut-être a partagé mes cruelles angoisses? Je restai bien longtemps, bien longtemps sur cette plate-forme d'où mon regard embrassait un si magnifique morceau de la patrie. A cette hauteur, mon âme s'élevait avec le flot de ses innombrables souvenirs, mêlé cette fois à celui des espérances dont le cours semblait s'être si longtemps détourné de mot.

Je revis mon passé disparu comme si c'était pour la dernière fois; j'en regardai s'éloigner une à une les ombres muettes qui me quittaient tristement; il y avait là bien des regards et des sourires qui m'attiraient encore, mais je n'en pouvais, hélas! retenir un seul: ils s'enfuyaient... et pourtant je les voyais toujours. Oh non, non, chères et douces choses envolées; il n'y a pas de nuit ni de passé pour le souvenir; vous êtes toujours vivantes, toujours présentes et vous me resterez quand même. Ce n'est pas moi qui mettrai sur vous le linceul, et le temps ne peut rien dans mon cœur. Ce qui me reste à vivre ne vaut pas ce que j'ai vécu; je vous suivrai toujours et jamais aucune ombre ne vous dérobera à mes yeux. Toutes, toutes désormais, vous m'êtes chères; vous à qui je dois mes bonheurs fugitifs, je vous bénis, et vous à qui je dois mes longues angoisses, je vous pardonne. Laissez, laissez au moins la trace de votre fuite pour qu'elle éclaire les tristes années qui me restent; l'ombre de ce qui fut cher a encore plus de clarté que l'éclat de l'espérance, de même qu’un souvenir heureux vaut souvent plus que le bonheur.

Qu'importe que vous soyez le passé ! Est-ce que des fleurs qui tombent ne sort pas le germe qui fécondera les plants nouveaux? C'est à vous, à vous qui ne pouvez mourir, que je dois le meilleur, le plus vivant et le plus vrai de moi-même...

Ô mon pauvre vieux Québec ! je te retrouve donc, toi que je croyais pouvoir fuir; je te retrouve avec le parfum, avec le sourire encore empreint de tout ce que nous avons été l'un pour l'autre pendant quatre années; je te retrouve, toi qui n'as pas une rue, pas une promenade, pas un jardin, pas un bosquet qui ne furent les confidents de mes solitaires rêveries et de l'épanchement intarissable de mon âme. Tu avais eu tout, tout de moi; je t'avais même engagé l'avenir et j'avais juré de ne jamais te quitter, en récompense de ce que tu m'avais inspiré de touchantes et de délicieuses chimères. Et pourtant, je t'ai raillé, je t'ai bafoué, j'ai redoublé sur toi les traits et les rires; l'outrage a été public et mes livres le gardent tout entier, mais je t'aime, je t'aime.

Rien n'est beau dans le monde comme toi, mon pauvre Québec, et le monde, je le connais. L'admiration que tu inspires est encore bien au-dessous du langage que tu parles au cœur. L'étranger, qui voit tes débris entourés du cadre majestueux de montagnes qui s'étendent bien au delà du regard, te contemple encore moins dans la grandeur prodiguée par la nature que dans les innombrables souvenirs enfermés dans ton sein. Tu es vieux, décrépit, tu fatigues dans ta ceinture de remparts, mais tu as la majesté sainte des grandes choses que le temps seul, après de longs efforts, parvient à effacer. Pour moi, désormais, tu es sacré, et dans toute cette Amérique si jeune et si fière de sa jeunesse, je n'ai encore rien vu d'aussi jeune que tes ruines.

Autres articles associés à ce dossier

Pour le retour du tramway à Québec

Yvon Larose

Des chercheurs du Centre de recherche en aménagement et en développement (CRAD) de l'Université Laval viennent de déposer à la Commission consult

Fondation de la ville de Québec en 1608

Samuel de Champlain

Texte écrit en français d'époque.

À lire également du même auteur

Les Canadiens français savent s’amuser
 De passage à Cacouna, lieu de villégiature fréquenté principalement par les anglophones, Buies livre ses réflexions et ses observations qu'il publiera dans une de ses chroniques.




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?