Le plagiat ou l'illusion de penser

Maurice Lagueux
Maurice Lagueux associe ici le plagiat, devenu un modus vivendi, à une maladie de la culture. Les passages que nous citons ici sont tirés d'un article qui, bien que publié en 1982, semble avoit été écrit hier pour diagnostiquer un mal aggravé par Internet.
«Le terme plagiat évoque généralement dans les milieux académiques l'un de ces événements présumés rarissimes dont on parle à mots couverts parce qu'ils provoquent aisément l'indignation. Pourtant, si l'on voulait considérer comme des plagiats plus ou moins dilués les diverses formes d'appropriation camouflée et souvent à peine consciente de la pensée d'autrui, il faudrait reconnaître que ce type de larcin n'a rien d'exceptionnel et que ses manifestations dénoncées de temps à autre ne sont que la pointe d'un iceberg dont les proportions devraient paraître inquiétantes.

Cette forme diluée de plagiat est même devenue une sorte de modus vivendi pour nombre de ceux qui sont appelés à manipuler, souvent par devoir, une écriture savante tout en demeurant incapables de faire de celle-ci le moyen d'expression de leur pensée propre. On s'en convaincra ici en se demandant de quelle façon tant d'étudiants que la démocratisation de l'enseignement a poussés vers l'université parviennent à s'installer tant bien que mal dans le monde hermétique de l'écriture savante.

La réponse à cette question laissera percevoir l'ampleur d'un problème dont les ramifications ont pénétré tout notre système d'éducation. […]

Une étudiante m a assuré qu'elle avait été victime de la plus incroyable des injustices le jour où son mémoire avait été refusé. Elle avait candidement copié, sans la moindre référence, des paragraphes entiers d'un article de son propre directeur de recherche, de même que de nombreux passages d'un texte du second correcteur de son mémoire, texte qu'elle lui avait d'ailleurs emprunté personnellement au moment de la rédaction... Sincèrement convaincue qu'on ne pouvait écrire un texte autrement. Elle avait fait à découvert ce que d'autres font moins ostensiblement en se méritant peut-être par là de prestigieux diplômes. Pourquoi faudrait-il, après tout, valoriser à ce point l'art du camouflage?

Car, on l'aura compris, tous ces textes empruntés ne sont pas toujours reproduits avec fidélité et exactitude. Souvent leur second «auteur», histoire sans doute de donner à son intervention une touche plus personnelle, s'avise de modifier le texte original en sautant quelques lignes, en inversant l'ordre des phrases ou mieux, en remplaçant çà et là quelques mots par leurs équivalents. J'en donnerai ici un seul exemple suffisamment éloquent à mon sens. II s'agit d'un article constitué presque uniquement de bouts de phrases recopiés sans guillemets de La Phénoménologie de la perception, l'ouvrage le plus célèbre de Merleau-Ponty à qui l'article voulait rendre hommage. Par exemple, en parlant du mont Hymette, Merleau Ponty observait: «J'ai beau, en considérant ces pentes roussies, me dire que les Grecs les ont vues. je ne parviens pas à me convaincre que ce soient les mêmes. Au contraire Paul et moi nous voyons ensemble le paysage, nous lui sommes co-présents, il le est le même pour nous deux (p. 464-465). Au lieu de citer ce passage avec guillemets et références, l'auteur de l'article préfère y aller de ses propres réflexions également inspirées par l'Hymette: «Pourtant je ne peux pas me persuader que ces collines brunes que je voiss sont celles que voyaient les Grecs. Au contraire, quand Jean et moi contemplons un paysage ensemble, nous sommes co-presents à ce paysage; il est le même pour nous deux (...)» (p. 116). Dans l'article, ces lignes sont parmi celles qui s'écartent le plus audacieusement du texte copié. En remplaçant Paul, par Jean et les pentes roussies par les collines brunes l'auteur espérait apparemment transmuer la phrase empruntée en une phrase de son cru.

Ce genre d'exercice auquel s'astreignent d'ailleurs nombre d'étudiants désireux de traduire dans leurs propres mots, les textes qu'ils ont le plus appréciés devrait pourtant paraître un peu pathologique à quiconque observe que, dans la mesure même où la qualité de ces textes les rend dignes de mention, toute la contribution de celui qui les utilise aura consisté à leur donner à grand peine une forme beaucoup moins heureuse que leur forme initiale.

Or qui, dans l'article cité ici, s'est adonné ansi à ce puéril exercice dont on doute peut-être encore que des étudiants sérieux puissent vraiment s'y livrer ? Nul autre qu'un professeur dé la Sorbonne dans un article publié dans le numéro du premier trimestre 1962 de la prestigieuse Revue philosophique de la France et de l'Étranger (bien que cette maladie ne soit nullement propre à la philosophie) subventionnée par le CNRS et dirigée alors par un autre éminent professeur de la Sorbonne qui avait certes pour politique de ne publier que les textes les plus dignes de l’être.[…]

Bien des auteurs auront appris au cours de leurs études que recourir constamment à des guillemets pour avertir leurs lecteurs qu'ils ne leur proposent rien de bien neuf, c'est non seulement tuer dans l'oeuf toute possibilité de passer pour original, mais c'est aussi mettre sérieusement en question la raison d'être de leurs écrits...

On se refusera pourtant, et je le comprends très bien, à admettre qu'une part importante de l'élite intellectuelle de notre société se soit laissée aller à d'aussi odieuses tromperies. Qu'on se rassure sur ce plan du moins: la morale est sauve, mais le mal n'en est que plus profond. La pratique dénoncée ici n'a rien de malhonnête: elle est même parfaitement innocente parce que parfaitement inconsciente.

S'il s'agissait de plagiats visant à l'obtention à moindres frais de louanges publiques ou de diplômes universitaires, mais concoctés avec astuce de manière à déjouer, à force de finesse, les lecteurs les plus avertis, la situation serait plus révoltante, peut-être, mais bien moins inquiétante, car les diplômes après tout sont censés consacrer des qualités intellectuelles - dont l'ingéniosité - et non les vertus de leurs récipiendaires.

Ce qui est plus inquiétant ici, c'est justement que la pratique évoquée soit adoptée en toute bonne foi par les victimes de ce qu'il faut bien appeler une maladie de la culture. Elle est le fait de ceux qui croient sincèrement qu'en un monde saturé d'idées écrire ne saurait plus rien vouloir dire d'autres que ressasser, pour ainsi les faire siennes, des idées déjà énoncées. Elle est le fait de ceux qui, en vertu d'un triste malentendu, ont cru qu'on ne pouvait plus être l'auteur de son texte depuis que des penseurs, d'ailleurs hautement personnels, comme Michel Foucault, se sont interrogés sur les fondements théoriques de la notion d'auteur. Elle est le fait de ceux à qui l'on enjoint de penser et de mettre leur pensée par écrit et qui ne trouvent alors rien de mieux à faire que de reproduire, tant bien que mal, les modèles proposés.[…]

Cette appropriation souvent inconsciente de la pensée d'autrui se fait d'ailleurs de bien des façons qu'il faut savoir distinguer. On pourrait étaler les techniques utilisées le long d'un subtil dégradé qui irait progressivement (1) du plagiat au sens strict relativement peu fréquent malgré tout (2) aux camouflages recourant à des techniques assez grossières (mots remplacés par des synonymes, lignes sautées ou inversées, passage de l’actif au passif ou vice-versa.… puis (3) aux camouflages recourant à des techniques plus sophistiquées comme la modification plus travaillée de phrases finissant par constituer un texte dont l'essentiel (la structure)est emprunté, à l'insu du lecteur et enfin (4) aux textes parasites qui reprennent d'un auteur l'essentiel de son langage en parvenant à faire sonner des phrases très sensiblement comme celles de cet auteur dont la notoriété garantit alors crédibilité et succès à ce qui se rattache à sa pensée. Cette dernière pratique, à laquelle un étudiant n'accède généralement qu'à la suite d'un long apprentissage, permet de s'installer à demeure dans l'écriture savante à ceux qui, sans pouvoir dans leur écrits adopter un style personnel, trouvent un peu puériles les techniques de collage évoquées plus haut. Bien rares en tout cas seront les étudiants appelés à rédiger des travaux a qui échapperont à toutes ces formes d'appropriation de la pensée d'autrui, tant il est vrai que notre système d'éducation tend à valoriser et non pas à décourager ces emprunts camouflés.

S'il fallait en effet renoncer à ces pratiques, dont la vanité ne me paraît pas faire de doute, ce serait toute une conception de la vie académique qui s'effondrerait aussitôt, car il faudrait qu'à tous les niveaux les écrits se réduisent à n'être que l'expression de la pensée effective de leurs auteurs. Les écoliers devraient manifester leur précocité scientifique autrement qu'en réalisant d'impressionnantes recherches sur les dinosaures; les étudiants devraient dans leurs travaux n'utiliser qu'un langage qu'ils maîtrisent pour ne parler que de ce qu'ils connaissent, au risque, dans bien des cas, de se sentir un peu a l'étroit; bien des auteurs devraient réduire considérablement le rythme de leurs publications pour s'en tenir à celles qui, dans leur ensemble, apportent vraiment des éléments nouveaux. Le sacrifice serait grand, on le voit, et je doute fort que notre société soit prête y consentir; je n'en crois pas moins cependant que la revalorisation de la fonction de chercheur qu'on a tellement prise à partie ces derniers temps, doit passer par une affirmation des exigences véritables de la recherche et de l'écriture qui ne va pas sans la mise à nu de ces succédanés de la recherche fondés sur le plagiat inconscient qui ont permis de mettre à la portée de tous l'enivrante illusion de penser.»

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