les premières années

Hippolyte Monin
Extrait de la biographie de Napoléon Bonaparte publiée dans La Grande Encyclopédie vers la fin du XIXe: Les origines, l'enfance et la jeunesse. — Un Corse à l'école militaire de Brienne. — Portrait du jeune Bonaparte par ses maîtres d'études. — À l'école militaire de Paris. — Ses lectures: Voltaire, Montesquieu, Rousseau. — Bonaparte écrivain: Dialogue sur l'amour, le Souper de Beaucaire, les Lettres sur la Corse — Les premiers succès militaires à Toulon. — Mariage avec Joséphine Beauharnais. — À la tête de l'armée d'Italie.
    Napoléon Bonaparte, empereur des Français et roi d'Italie, né à Ajaccio le 15 août 1769, mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821, fils de Charles Bonaparte et de Letizia (ou Lætitia) Ramolino.

    Origines, Enfance et Jeunesse. — D'après son acte de mariage avec Joséphine, veuve du général de Beauharnais, il aurait vu le jour en 1768, il serait donc l'aîné de la famille. On a supposé que Napoléon ayant dépassé la limite d'âge au moment où son père le présentait à l'école de Brienne, celui-ci aurait substitué, à son acte de naissance, l'acte de naissance de Joseph. Ce sont là des hypothèses. On sait, d'ailleurs, que sous l'ancien régime, et pendant longtemps encore après la Révolution, ni les lois, ni les habitudes légales n'étaient très rigoureuses à l'égard des actes de l’état civil ou des actes religieux qui en tenaient lieu. L'acte de mariage susdit rajeunit Joséphine, précisément à l'époque où, si l'on se reporte à la Constitution de l'an III, Napoléon Bonaparte pouvait avoir un intérêt politique à se donner pour plus âgé qu'il ne l'était. D'autre part, ni Joseph, ni Napoléon, n'ont jamais eu l'occasion, on le conçoit, de se contester réciproquement le droit d'aînesse.

    Le mensonge prémédité, qui, pour les grands hommes, passe si vite à l'état de légende, s'est emparé de l'enfance et de la jeunesse de Napoléon. Il convient de rejeter les anecdotes imaginaires qu'entasse à plaisir un libelliste obscur, qui s'intitule tantôt le comte Charles d'O., tantôt le baron de B., dans les Mémoires sur la vie de Bonaparte et l'Ecolier de Brienne» (A. Chuquet); voici tout ce que dictait le prisonnier de Sainte-Hélène sur les neuf premières années de sa vie: «Rien ne m'imposait, je ne craignais personne. Je battais l'un, j'égratignais l'autre, je me rendais redoutable à tous. Mon frère Joseph était battu, mordu, et j'avais porté plainte contre lui quand il commençait à peine à se reconnaître. Bien m'en prenait d'être alerte: maman Lætitia eût réprimé mon humeur belliqueuse; elle n'eût pas souffert mes algarades: sa tendresse était sévère. Mon père, homme éclairé, mais trop ami du plaisir pour s'occuper de mon enfance, cherchait quelquefois à excuser nos fautes.» Ni de cette indulgence, qui à distance lui paraissait de la faiblesse, ni de toutes les peines que se donna Charles Bonaparte pour récupérer ses biens et pour assurer le sort de sa nombreuse famille, Napoléon ne témoigne nulle part la moindre gratitude. Toutefois, tout en courant la montagne et malgré une santé d'apparence délicate, il avait appris à lire par les soins de son oncle Fesch, plus âgé que lui de six ans. Son grand-oncle Lucien lui avait enseigné le catéchisme. Il savait aussi un peu d'italien littéraire; il n'avait pu mordre au latin. Charles Bonaparte avait, juste à temps, abandonné le parti de Pasquale Paoli: le gouverneur de la Corse, comte de Marbeuf, fit accorder des bourses scolaires à Joseph, à Napoléon et à Fesch, avec lesquels Charles Bonaparte partit pour la France, le 15 décembre 1778. Joseph et Napoléon étaient destinés au collège d'Autun, qui était sous la haute protection de l'évêque, frère du gouverneur; de là, Napoléon, dont la vocation guerrière était déjà évidente, devait passer au collège militaire de Brienne. En trois mois, à Autun, il apprit assez de français pour commencer à l'écrire, mais il se montra toujours rebelle à la scolastique grammaticale et à l'orthographe, et longtemps sa prononciation décela son origine. Le 23 mars 1779, il fut nommé à l'école militaire de Brienne, dirigée par des religieux minimes; en réalité, l'enseignement y était général et élémentaire, comme il convenait à des enfants: mais l'éducation y était conçue de façon à discerner les caractères et à orienter les aptitudes naturelles. Les lettres désespérées et hautaines qu'il aurait écrites de Brienne, l'une à son père (5 avril 1781), l'autre à M. de Marbeuf (8 octobre 1783), et qu'a recueillies, en dernier lieu, le colonel Jung (Bonaparte et son temps), sont absolument apocryphes. Ce qui est exact, c'est qu'il eut, à Brienne comme à Autan, des accès de nostalgie qui tournèrent tantôt à une profonde mélancolie, tantôt à une véritable exaspération. La froide et crayeuse Champagne ne rappelait guère à sa vive imagination les magnificences du sol et du climat de son île natale. Corse il était né, Corse il demeura. Comme nouveau et plus encore comme exotique, il fut en butte aux moqueries de ses camarades. Il prononçait son nom de baptême «Napollione»: les jeunes Français, parmi lesquels il était dépaysé, le surnommèrent «la paille au nez»; dans cette plaisanterie innocente il vit une injure mortelle et se concentra en un farouche isolement. «Mais était-il qualifié de Français? Ses maîtres de géographie faisaient de son île une dépendance de l'Italie; et ne parlaient d'elle qu'après avoir décrit la péninsule, après avoir énuméré successivement les États de la maison de Savoie et de la maison d'Autriche, les seigneuries de Gênes et de Venise, les duchés de Parme et de Modène, le grand-duché de Toscane, l'État de l'Église, le royaume de Naples, la Sicile, la Sardaigne. Les minimes enseignaient, après la conquête de 1769, que la Corse était non pas terre française, mais pays étranger» (A. Chuquet). Les minimes n'étaient pas les seuls: sur cette question qui nous parait si claire, Necker demeure encore dans l'ambiguïté, en son traité De l'administration des finances (1784). Napoléon n'apportait pas en principe, d'ailleurs, de sentiments anti-français: lui et sa famille n'avaient reçu que des bienfaits du roi de France.

    Il avait surtout en horreur les tyrans mercantiles de son pays, les Génois. Au mois de juin 1782, un Bastiais, Balathier de Bragelonne, fut admis à Brienne.«Des malins imaginèrent, pour faire pièce à Napoléon, de lui présenter le nouveau venu comme un Génois. An seul mot de Génois, Napoléon, furieux, s'écrie en italien: Serais-tu de cette nation maudite? Et Balathier avait à peine eu le temps de répondre Si, signor, que l'Ajaccien le saisissait par les cheveux: on parvint à lui arracher sa victime, mais il fallut plus de quinze jours pour lui persuader que Balathier de Bragelonne «était Bastiais» (A. Chuquet). Sans ajouter la moindre foi au mot que lui prêtent les Mémoires de Bourrienne: «Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai,» il est incontestable qu'il ne cessait de rêver à l'indépendance de la Corse, et que Paoli était son héros, son dieu, quoiqu'il ne fût nullement son parrain, en dépit de l'assertion erronée que Lucien Bonaparte a reproduite dans ses Mémoires. Sa première distraction, qui, tout en donnant carrière à son activité physique, contribua encore à son isolement moral, fut le jardinage. Le principal avait distribué aux élèves des parcelles de terrain qu'ils pouvaient cultiver à leur guise. Napoléon commença par annexer, de gré ou de force, les lots de ses deux voisins, munit son domaine d'une forte palissade de piquets et en fit un ermitage de verdure où il passait seul ses récréations, dévorant livres sur livres, rêvant aux hommes de Plutarque, aux braves et malheureux défenseurs de la Corse, et, toutes les fois que l'on essayait de le déranger, sortant comme un furieux et se défendant pied à pied contre les intrus, si nombreux fussent-ils. S'il était vaincu et battu, il ne s'en plaignait à personne: «à ses yeux, le maître, c'était l'ennemi». S'il y avait quelque mutinerie contre les régents, il sortait de sa retraite pour haranguer et diriger les jeunes révoltés, mais cette attitude, bientôt réprimée, ne le rendait pas plus sympathique à ses camarades. Le principal, Berton, ayant eu l'idée d'organiser une sorte de bataillon scolaire, Napoléon, capitaine d'une des compagnies, fut solennellement dégradé par l'état-major des élèves, comme dédaignant leur amitié et indigne de les commander; il se soumit sans bassesse, rentra en lui-même, devint un peu plus sociable et fut pardonné. Il leur faisait livrer entre eux des batailles, Grecs contre Perses, Romains contre Carthaginois, dans lesquelles il y eut des blessés et qui furent interdites. Pendant le rigoureux hiver de 1783, appliquant les leçons élémentaires de fortification qu'il recevait à l'école, il construisit suivant les règles de l'art un fortin en neige qui fut attaqué et défendu à coups de boule de neige et qui, jusqu'au printemps, fit l'admiration des habitants de Brienne. À l'occasion de la fête de Louis XVI (25 août 1774), des étincelles mirent le feu à une boîte de poudre qui fit explosion; les enfants, effrayés, s'enfuirent dans l'enclos de Napoléon qui, sans partager leur peur, sans penser au danger qu'ils fuyaient, les repoussa, comme un «enragé», à coups de pioche. Deux mois auparavant (21 juin), Charles Bonaparte, miné par les misères de son existence et par la maladie qui allait bientôt l'emporter, était venu à Brienne pour y conduire son troisième fils Lucien: «Mon frère, écrit Lucien, m'accueillit sans la moindre démonstration de tendresse, et je dois à ces premières impressions la répugnance que j'ai toujours eue à fléchir devant lui.» Il ne rendit jamais justice à son père: il lui en voulait sans doute de l'avoir privé de sa patrie et d'avoir préféré, aux périls de la liberté, les avantages de la servitude. En résumé, Brienne a fortement trempé, en même temps qu'assombri, le caractère de Napoléon, par les luttes physiques et surtout morales qu'il eut à soutenir contre un milieu qui lui était étranger, hostile et antipathique, et contre un despotisme monacal qu'il abhorrait. Un jour, réprimandé, il répliqua fièrement: «Qui êtes-vous donc, Monsieur, pour me répondre sur ce ton? lui fit le principal. — Un homme, Monsieur.» Il avait alors quatorze ans.

    Comme écolier, cet «homme» n'avait voulu s'appliquer qu'à ce qui lui paraissait utile, qu'à ce qui s'adaptait à sa nature et à ses vues d'avenir militaire. Le régime de l'école, et aussi sa qualité d'étranger, lui en avaient presque entièrement laissé la latitude. D'ailleurs, le latin était exclu des cours de l'École militaire de Paris, à laquelle il était destiné. Mais il ne marquait pas plus de gôut, alors du moins, pour la littérature proprement dite, pour les poètes. Voici d'ailleurs les notes qui lui étaient données par l'inspecteur Kéralio: «M. de Bonaparte, taille de quatre pieds dix pouces dix lignes, a fait sa quatrième; de bonne constitution, santé excellente, caractère soumis, honnête et reconnaissant, conduite très régulière, s'est toujours distingué par son application aux mathématiques; il sait très passablement son histoire et sa géographie; il est assez faible dans les exercices d'agrément et pour le latin, où il n'a fait que sa quatrième; ce sera un excellent marin; mérite de passer à l'école de Paris.» En ce qui concerne le caractère, un autre inspecteur, Regnault de Mons, a été plus clairvoyant ou plus sincèrement informé par les minimes: «caractère dominant, impérieux, entêté.» Ajoutons, quant au physique, que malgré sa petite stature et son apparence chétive, il était large d'épaules et dur à la fatigue. Il avait les yeux gris fer, le regard vif et observateur, les lèvres fines, le teint olivâtre, la tête forte et anguleuse.

    C'est le 23 octobre 1784 qu'il entre à l'École militaire de Paris, institution fastueuse qui ne ressemblait en rien à la médiocrité monacale de Brienne. Pour les 120 élèves, dont 60 boursiers, qui y faisaient leurs études, il y avait 80 personnes de service, et 20 professeurs, dont le plus célèbre était Monge. Là, Napoléon se lia d'amitié avec son camarade de chambre, Des Mazis, mais ne se réconcilia pas avec les jeunes nobles qui avaient quitté Brienne en même temps que lui, les Castries, les Comminges, etc. Sa jeune sœur, Marie-Anne (dite plus tard Elisa), était pensionnaire à Saint-Cyr: il allait la voir fréquemment. En 1785, la nouvelle de la mort de son père (24 février) le toucha vivement, moins peut-être par les regrets qu'elle lui inspirait que par les responsabilités qu'elle lui découvrit tout à coup: au point de vue de l'intelligence et de l'énergie, il se sentait l'aîné de ses frères et sœurs, ayant depuis longtemps jugé Joseph; il prit dès lors et soutint un ton d'autorité morale et de protection d'ailleurs efficace et dévouée que nul dans sa famille, pas même son oncle Lucien et sa mère, ne songèrent bientôt plus à lui contester. La pauvreté, plus encore peut-être que l'ambition, l'aiguillonnait, et c'est après avoir fait, incomplètement d'ailleurs, en six ans, les études qui demandaient une dizaine d'années à la plupart des jeunes nobles, qu'il concourut, à dix-sept ans, pour une place de lieutenant en deuxième dans un régiment d'artillerie; il ne fut classé que le 42e sur 58; sans stage, il fut nommé lieutenant en deuxième à la compagnie des bombardiers du régiment de La Fère, aux appointements de 800 livres par an. Il suivit ce régiment dans ses garnisons successives de Valence (1785), de Lyon (1786), de Douai (1787) et d'Auxonne (1788). A Valence, où son caractère se détendit quelque peu, il est ainsi noté officiellement: «Réservé et studieux, il préfère l'étude à toute espèce d'amusement, se plait à la lecture de tous auteurs; très appliqué aux sciences abstraites, peu curieux des autres, connaissant à fond les mathématiques et la géographie, aimant la solitude, capricieux, hautain, extrêmement porté à l'égoïsme, parlant peu, énergique dans ses réponses, prompt et sévère dans ses réparties, ayant beaucoup d'amour-propre, ambitieux et aspirant à tout. «De dix-sept à vingt ans, il travailla beaucoup et en tout sens. «Il aimait peu les réunions, les bals, les banquets, qu'il trouvait toujours trop longs. Assez voluptueux (plus tard), il aimait peu les femmes, ce qui n'est pas contradictoire, et au contraire se souciait peu de leur conversation et de leur rendre les petits soins qu'elles aiment tant, et, comme tous les Méridionaux, ne les prit jamais au sérieux. Sa brutalité, dans cet ordre de choses, ne fut jamais, comme on l'a dit, timidité ou gaucherie; car Bonaparte timide, ou même gauche, c'est une plaisanterie un peu forte. C'était parfait mépris, tort simplement» (E. Faguet). Il faut évidemment distinguer les époques et les circonstances; mais l'érotisme non raffiné, impatient plutôt, l'a toujours emporté chez lui sur l'amour digne de ce nom. C'est ce que Stendhal a bien noté, quoique avec exagération. Quant à reconnaître avec un de ses derniers biographes «qu'il fut supérieur à tous les autres hommes en amour comme en tout le reste, parce qu'il a éprouvé pour la femme toute la série des sensations et des sentiments que la femme peut inspirer» (F. Masson), ce serait exclure de la liste de ces sentiments l'estime, le dévouement et la délicatesse. La passion maîtresse, l'ambition, devait, en définitive, toujours l'emporter.

    Ce fut d'abord l'ambition de tout savoir.«Il se livre à une lecture effrénée... que sa prodigieuse mémoire rend efficace. Il fait des résumés de ses lectures; il apprend par cœur les tragédies de Corneille, de Racine et de Voltaire. Il professe un profond dédain pour la comédie, mais il aime-la tragédie. Il admire Corneille, surtout Cinna, et il adore Racine. Il goûte beaucoup Voltaire, dont il déclarera plus tard le genre boursouflé et faux. L'Esprit des lois lui inspire une respectueuse admiration pour Montesquieu. Il aime Raynal. Il idolâtre Jean-Jacques Rousseau, dont la Nouvelle Héloïse lui tourne la tête» (Et. Charavay, d'après A. Chuquet). Il écrit, dans un style encore entaché d'italianismes, des nouvelles en prose des dissertations politiques. Quelque part il défend les opinions du Contrat social sur la religion civile. En dépit de ces lectures françaises, de son uniforme, il n'est pas Français, il est, comme en témoignent les Lettres sur la Corse, demeuré «Corse de cœur et d'âme, Corse des pieds à la tête». C'est comme tel qu'il est républicain et libre penseur.

    La Révolution lui ouvrit un horizon qui allait peu à peu s'étendre devant ses yeux comme à l'infini. Mais c'est d'abord à sa patrie qu'il pensa. Il obtint un congé pour aller régler en Corse ses affaires de famille. Il arriva à Ajaccio dans les derniers jours de sept. 1789. Il fit une première incursion dans la politique en écrivant une lettre de blâme à l'adresse de Buttafuoco, député de la noblesse corse, qu'il accusait de trahir son pays, parce qu'il soutenait les droits de la France sur la Corse. Il prit la parole au club d'Ajaccio, dépassa le congé accordé et renouvelé, se fit excuser sous le prétexte de l'état de la mer, et revint à Auxonne avec son jeune frère Louis (février 1794). Cette charge, qu'il avait acceptée, lui laissa de durs souvenirs: «Savez-vous comment je vivais? C'était en ne mettant jamais les pieds ni au café, ni dans le monde, en mangeant du pain sec, en brossant mes habits moi-même, afin qu'ils durassent plus longtemps.» Il ébauchait une histoire de la Corse, écrivait un Dialogue sur l'amour, blasphème déclamatoire, des Réflexions sur l'état de nature, tout imprégnées des sophismes de Jean Jacques. En 1791 (1er juin), il fut nommé lieutenant en premier au 4e régiment d'artillerie (appointements: 1,200 livres) et revint à Valence. Il y prit ouvertement parti pour les constitutionnels contre les royalistes intransigeants, lisant à ses soldats les articles du Moniteur, applaudissant à la suspension du roi après la fuite de Varennes, écrivant et signant (ce qui n'était pas exigé) son serment civique. Certes, il calculait juste: mais il faut avouer aussi que l'égalité de droit établie entre la Corse et les autres départements, la généreuse conduite de l'Assemblée envers Paoli qui fut rappelé d'exil et nommé lieutenant général dans l'île qu'il avait défendue contre Choiseul, étaient bien propres, en dehors de toute ambition, à faire du jeune officier un zélé partisan des idées nouvelles, et bientôt un jacobin. C'est à Valence qu'il composa, pour un concours ouvert par l'Académie de Lyon, un discours où il foule aux pieds la théologie, la monarchie absolue, déclame contre l'ambition, exalte la liberté, l'égalité, le stoïcisme, la simplicité du cœur et des mœurs, et «combat toutes les passions qui le gouverneront plus tard».

    Au bout de deux mois d'activité, il demande un nouveau congé de trois mois pour retourner en Corse où s'organisait la garde nationale soldée; par-dessus la tête de son colonel, il obtint l'autorisation qu'il sollicitait, et vint se mêler aux élections pour la Législative. Il proposa aux élus d'Ajaccio de dissoudre par la force le club feuillant. Il se fit nommer lui-même, non sans de violentes manœuvres, chef de bataillon de la garde nationale soldée. Il proposa des mesures rigoureuses contre le clergé réfractaire et répondit à l'émotion publique en occupant militairement les avenues de la citadelle d'Ajaccio. Accusé à Paris d'avoir voulu s'en emparer, il se munit amplement de certificats de civisme. accourut dans la capitale, mais ne réussit pas à se disculper et fut laissé sans emploi. Il assista, aux prises avec la misère, aux journées du 20 juin et du 10 août, mais sans y jouer un rôle actif; puis, avec une commission antidatée de capitaine et grâce à l'arriéré de sa solde, qu'il toucha, il regagna sa ville natale le 17 sept. 1792. Paoli reconstituait son parti antifrançais et se rapprochait de l'Angleterre, dont il espérait des subsides; le 2 avr. 1793, le comité de Salut public ordonna son arrestation. Napoléon se détacha du héros de sa jeunesse et appuya la mission du conventionnel Saliceti. Paoli l'emporta d'abord, et Napoléon fut banni par la consulte de Corte; il s'enfuit à Bastia avec les siens, puis, le 13 juin 1793, vint installer sa mère et ses sœurs à La Valette (près Toulon), et rejoignit peu après sa compagnie à Nice (armée des Alpes).

    Dans le sein de la Convention, les Montagnards venaient de l'emporter sur les Girondins, mais ceux-ci parvinrent à soulever un grand nombre de départements et demeurèrent les maîtres à Lyon, à Marseille; donnant bon gré mal gré la main aux royalistes et par conséquent à l'étranger. Bonaparte rejoignit près d'Avignon la colonne du général Carteaux, chargée de couper les communications entre Lyon et Marseille, et de reprendre cette dernière ville. À Beaucaire, sous forme de dialogue, il défendit éloquemment, dans le Souper de Beaucaire, la cause de l'unité française contre le fédéralisme; et cet opuscule, qu'il présenta aux «proconsuls» Saliceti et Robespierre le jeune, fut imprimé aux frais de l'État; Marseille fut reprise, mais trois jours après Toulon était livré aux Anglais par l'amiral de Trogoff. Carteaux reçut le commandement de l'armée de Toulon, et Bonaparte devint le chef de son artillerie, en remplacement du capitaine Donmartin, gravement blessé. Il fut nommé chef de bataillon (19 octobre 1793) sous un nouveau général, Dugommier. Il assista aux délibérations du conseil de guerre, où il fut décidé qu'on s'emparerait des forts afin de dominer la rade, et prit en quelque sorte d'autorité, sans titre spécial, la direction de l'artillerie. La prise du Petit-Gibraltar et du fort de l'Aiguillette nous rendit Toulon. Sans réduire à néant, comme le voudrait la légende, le rôle de Dugommier, il est certain que ce brillant succès mit pour la première fois en relief le nom de Bonaparte (13 décembre). Il s'était en même temps efficacement occupé de ses frères et de ses sœurs. Il ne prit aucune, part aux vengeances politiques qui suivirent la victoire. Le 22 décembre, il obtint, sur la proposition de Robespierre le jeune, le grade de général de brigade, mit en défense la côte provençale et alla commander à Nice l'artillerie de Dumerbion, chef de l'armée d'Italie. Les crêtes des Alpes Maritimes furent occupées, et Bonaparte fit, sur place, un plan d'opération offensive qu'il adressa au comité de Salut public. Le 9 Thermidor interrompit brusquement sa carrière. Accusé de trahison par Saliceti, dont il avait, dit-on, séduit la femme, il fut enfermé à Antibes, puis, grâce à Barras, élargi en août 1794, mais non réintégré. Ce fut seulement en mars 1795 que Scherer le proposa pour commander l’artillerie de l'armée de l'Ouest, sous les ordres de Hoche. Le ministre Aubry ne voulut que lui donner une brigade d'infanterie. Il démissionna et, malgré sa pénurie relative, se mêla à la vie et aux intrigues de la Société «thermidorienne» grâce à Carnot, il se fit attacher au bureau topographique de l'armée d'Italie. Scherer, ayant reçu communication de ses plans, répondit: Que celui qui a écrit cela vienne l'exécuter! Il ne se croyait pas si bon prophète. Disgracié encore, il eut tout le temps d'observer les préparatifs des sections royalistes contre la Convention. Aux journées de vendémiaire, Barras le fit préposer, sous ses ordres, à la défense de l'Assemblée, mission dont il s'acquitta énergiquement, mais sans effusion de sang inutile, sans excès. En récompense, il reçut le commandement de l'armée de l'intérieur (26 octobre 1795). Le 29 février 1796, par l'appui des directeurs Carnot et Barras, il fut mis à la tête de l'armée d'Italie. C'est le 9 mars, quelques jours avant de repartir pour le Midi, qu'il épousa Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du général de Beauharnais. Rien ne prouve que Barras ait imposé ce mariage à un protégé qui était en état de se passer de lui. Il est naturel que Napoléon ait aimé à la folie (c'est son expression) la femme, enfant malgré son âge et son passé, qui lui ressemblait le moins. Cette union le fit bien voir des royalistes, qu'il avait d'ailleurs ménagés individuellement, sinon en paroles, du moins en fait.

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