Le livre dans la Renaissance italienne

Jacob Burckhardt
Bien que l'on attribue l'invention des techniques de l'imprimerie en Occident
à Gutenberg et ses associés, l'Italie de la Renaissance fut un des principaux foyers de développement des techniques associées à l'imprimerie: la reliure, la typographie. Dans ce passage extrait de la Civilisation de la Renaissance en Italie, Burckhardt nous livre le portrait d'une époque passionnée par les auteurs anciens et dont l'amour pour les lettres fut un facteur important dans la diffusion rapide du livre imprimée. Extrait de la Civilisation de la Renaissance en Italie
Naturellement, les ouvrages littéraires de l'antiquité grecque et romaine étaient infiniment plus nombreux et plus considérables que les monuments de l'architecture ancienne et de l'art ancien en général. On les regardait comme la source de toute science dans le sens le plus absolu du mot. On a souvent fait l'histoire de la librairie de cette époque des grandes trouvailles; nous ne pouvons qu'ajouter à ce qui a été dit quelques traits sur lesquels on a cru devoir moins insister.

Quelque influence que les écrivains de l'antiquité eussent exercée en Italie au Moyen Age et surtout pendant le XIVe siècle, on avait moins découvert des trésors nouveaux que propagé les oeuvres que l'on connaissait depuis longtemps. Les poètes, les historiens, les orateurs, les épistolographes latins les plus célèbres, des traductions latines de certains écrits d'Aristote, de Plutarque et de quelques autres écrivains grecs formaient, en somme, la source à laquelle un petit nombre d'élus de l'époque de Boccace et de Pétrarque puisaient leur inspiration. On sait que ce dernier possédait un Homère grec qu'il admirait sans pouvoir le lire; c'est sous les auspices, et non sans le concours de Boccace, qu'un Grec calabrais, nommé Leonzio Pilato, entreprit de faire en latin la traduction complète de l'Iliade et de l'Odyssée, tentative qui échoua misérablement. Ce n'est qu'au XVe siècle que commence l'ère des découvertes, de la création systématique de bibliothèques au moyen de copies, et que se multiplient les traductions du grec en latin ou en langue vulgaire.
Sans l'ardeur passionnée de quelques collectionneurs d'alors, qui s'imposaient les plus durs sacrifices, nous ne posséderions cependant qu'une faible partie des auteurs grecs qui sont parvenus jusqu'à nous. Le pape Nicolas V, alors qu'il n'était que simple moine, s'était endetté pour acheter ou pour faire copier des manuscrits; déjà, à ce moment de sa carrière, il avouait ouvertement qu'il partageait les deux grandes passions de la Renaissance : celle des livres et celle des monuments. Devenu pape, il resta fidèle à ses goûts : il paya des copistes pour transcrire les oeuvres de l'antiquité et des émissaires pour chercher partout des manuscrits anciens; Perotto reçut 500 ducats pour la traduction latine de Polybe, Guarino 1 000 florins d'or pour celle de Strabon, et il devait en recevoir encore 500 lorsque le Pape mourut. Filelfo aurait eu 10000 florins d'or pour une bonne traduction métrique d'Homère; mais la mort du Pape l'empêcha de se rendre de Milan à Rome. Lorsque Nicolas V mourut, la bibliothèque destinée aux membres de la curie, qui est devenue le noyau de la Bibliothèque Vaticane, comprenait 5 000 volumes, selon les uns, ou 9 000, suivant les autres; elle devait être installée dans le palais même et en devenir le plus bel ornement, comme jadis le roi Ptolémée Philadelphe avait réservé à sa bibliothèque la place d'honneur dans le palais d'Alexandrie. Lorsque la peste força le Pape (1450) à se retirer avec sa cour à Fabriano, où l'on faisait alors déjà le meilleur papier, il y emmena ses traducteurs et ses compilateurs pour qu'ils ne devinssent pas victimes du fléau.

Le Florentin Niccolo Niccolis, membre du cercle d'amis et de savants que réunissait autour de lui Came de Médicis, employa toute sa fortune à acheter des livres; enfin, lorsqu'il n'eut plus rien à dépenser, les Médicis lui ouvrirent leur caisse et lui permirent d'y prendre toutes les sommes qu'il demanderait dans ce but. C'est par ses soins qu'Ammien Marcellin, le De oratore de Cicéron, le manuscrit de Lucrèce et d'autres ouvrages ont été complétés; c'est lui qui détermina Côme à acheter à un couvent de Lubeck la meilleure édition de Pline. Il prêtait ses livres avec une noble confiance, laissait lire les gens chez lui tant qu'ils voulaient, et s'entretenait avec eux de ce qu'ils avaient lu. Grâce à Came, sa bibliothèque, comprenant 800 volumes estimés à 6 000 florins d'or, devint, après sa mort (1437), la propriété du couvent de SaintMarc, à condition qu'elle serait publique.

Des deux bibliophiles les plus célèbres par leurs trouvailles, Guarino et le Pogge, ce dernier, agissant en partie pour le compte de Niccoli, explora aussi les abbayes de l'Allemagne du Sud, à l'occasion du concile de Constance. Il trouva ainsi six discours de Cicéron, le premier Quintilien complet, le manuscrit de Saint-Gall, connu aujourd'hui sous le nom de manuscrit de Zurich; on dit qu'il ne lui fallut que trente-deux jours pour en faire une copie très soignée. Il a complété dans leurs parties essentielles Silius Italicus, Manilius, Lucrèce, Valérius Flaccus, Ascon. Pedianus, Columelle, Celse, Aulu-Gelle, Stace, Frontin, Vitruve, Priscien et d'autres auteurs; de concert avec Leonardo Aretino, il découvrit les douze dernières pièces de Plaute, ainsi que les Verrines, le Brutus, et l'Orateur de Cicéron.

Un Grec célèbre, le cardinal Bessarion, réunit par patriotisme antique 600 ouvrages traitant de sujets païens aussi bien que de sujets chrétiens; il le fit au prix de sacrifices énormes (30 000 florins d'or) et chercha un lieu sûr où il pût les conserver, afin que sa malheureuse patrie, si jamais elle recouvrait sa liberté, pût retrouver sa littérature perdue. La seigneurie de Venise se déclara prête à construire un local, et la bibliothèque de Saint-Marc possède encore aujourd'hui une partie de ces trésors.

La manière dont s'est formée la célèbre bibliothèque des Médicis est extrêmement curieuse; mais c'est une histoire que nous ne pouvons pas raconter ici. Le plus célèbre des agents que Laurent le Magnifique chargea de la composer, est Jean Lascaris. On sait qu'après le pillage de l'an 1494, la précieuse collection dut être reconstituée à grands frais par le cardinal Jean de Médicis (Léon X).

La bibliothèque d'Urbin (qui est aujourd'hui au Vatican) a été la création du grand Frédéric de Montefeltro, collectionneur dès son enfance, et qui entretenait constamment trente à quarante copistes disséminés partout, et qui a consacré à son oeuvre une somme de plus de 3 000 ducats. Elle fut continuée et complétée d'une manière systématique, principalement avec le concours de Vespasiano; ce que celui-ci raconte à cet égard est surtout remarquable en ce qu'il nous fait connaître l'idéal d'une bibliothèque de ce temps-là. On possédait, par exemple, à Urbin les catalogues de la Bibliothèque Vaticane, de la Bibliothèque de Saint-Marc à Florence, de la Bibliothèque Viscontine de Pavie, même le catalogue d'Oxford, et l'on constatait avec orgueil que, sous le rapport de l'intégrité des oeuvres des différents auteurs, Urbin l'emportait sur toutes ces bibliothèques célèbres. Peut-être le Moyen Age et la théologie formaient-ils l'élément principal de la collection (201 vol. sur 772); on y trouvait un grand nombre de Pères de l'Église, toutes les aeuvres de saint Thomas d'Aquin, d'Albert le Grand, de saint Bonaventure, etc.; à part cela, la bibliothèque était très variée et renfermait, par exemple, tous les ouvrages de médecine qu'il était possible de se procurer. Parmi les « modernes » figuraient en tête les grands auteurs du xtve siècle, tels que Dante et Boccace, représentés par leurs oeuvres complètes; puis venaient vingt-cinq humanistes d'élite, toujours avec leurs écrits latins et italiens, et tout ce qu'ils avaient traduit. En fait d'auteurs grecs, les Pères de l'Église étaient de beaucoup les plus nombreux; pourtant on lisait à chaque instant dans le catalogue, à propos des classiques notamment : Oeuvres complètes de Sophocle, Oeuvres complètes de Pindare, Oeuvres complètes de Ménandre, mais ce dernier manuscrit a dû disparaître de bonne heure d'Urbin, autrement les philologues n'auraient pas tardé à le publier.

Souvent aussi nous apprenons des détails intéressants sur la manière dont se faisaient les copies et se formaient les bibliothèques. L'achat direct d'un ancien manuscrit contenant un texte rare, ou le seul texte complet, ou même le seul texte existant d'un auteur de l'antiquité, était naturellement considéré comme une bonne fortune extraordinaire et n'entrait pas en ligne de compte. Parmi les copistes, ceux qui entendaient le grec occupaient le premier rang et prenaient le nom plus aristocratique de scrittori; ils ont toujours été en petit nombre, et on les payait fort cher. Les autres étaient des copistes tout court; c'étaient ou des ouvriers qui n'avaient que ce gagne-pain, ou des maîtres d'école et des savants pauvres qui avaient besoin d'un gain accessoire. Fait curieux, à l'époque de Nicolas V les copistes à Rome étaient pour la plupart des Allemands et des Français,
«des barbares», comme les appelaient les humanistes italiens; c'étaient probablement des gens qui avaient affaire à la curie et qui étaient obligés de gagner leur pain de chaque jour. Lorsque Côme de Médicis voulut improviser une bibliothèque pour sa création favorite, la Badia près de Fiesole, il fit venir Vespasiano, qui lui conseilla de renoncer à acheter des livres, parce qu'on ne trouverait pas ceux que l'on désirait, et d'en faire copier. Là-dessus Côme fit un accord avec lui: Vespasien engagea quarantecinq copistes qu'il payait au jour le jour, et put fournir en vingt-deux mois deux cents volumes complètement terminés. Côme avait reçu de Nicolas V en personne la liste des ouvrages à copier. (Naturellement la littérature religieuse et les livres nécessaires pour le service du choeur formaient la partie la plus importante de cette bibliothèque.)

On trouve dans ces manuscrits ce beau caractère italien moderne qui fait que la seule vue d'un livre de cette époque est un plaisir, et dont le premier emploi remonte jusqu'au xive siècle. Le pape Nicolas V, le Pogge, Giannozzo Manneti, Niccolo Niccoli et d'autres savants célèbres étaient euxmêmes des calligraphes distingués et n'admettaient que les belles copies. Le reste du travail, même à défaut de vignettes, était extrêmement élégant, comme on le voit particulièrement par les manuscrits de la Bibliothèque Laurentienne avec leurs gracieux entrelacs. Quand on copiait pour de grands seigneurs, on n'employait jamais que le parchemin; à la Bibliothèque Vaticane et dans celle d'Urbin, les reliures étaient uniformément en velours cramoisi avec ferrements d'argent. Étant donné que l'on tenait à manifester, par le grand soin apporté à la confection des livres, le respect que l'on professait pour leur contenu, il est facile de comprendre que l'apparition de livres imprimés n'ait pas eu d'abord de succès. Frédéric d'Urbin « aurait rougi » de posséder un livre imprimé.

Quant aux malheureux copistes, - je ne parle pas de ceux qui gagnaient leur vie à ce métier, mais de ceux qui, pour avoir un livre, étaient obligés de le copier, - ils saluèrent avec enthousiasme l'invention allemande, malgré les dissertations et les poèmes qu'on fit en leur honneur, malgré les voix qui les encourageaient à continuer leurs nobles travaux '6. Bientôt, grâce à elle, les éditions des auteurs latins d'abord et des auteurs grecs ensuite se multiplièrent en Italie, mais pas si vite cependant qu'on aurait pu le croire en présence de l'enthousiasme général dont ces ouvrages étaient l'objet.

Après quelque temps commencent à s'établir les rapports modernes d'auteur à éditeur; sous Alexandre VI naît la censure préventive, attendu qu'il n'était plus guère possible d'anéantir un livre comme cela était arrivé encore sous Côme de Médicis, qui avait exigé de Filelfo la suppression d'un ouvrage.

A mesure que progressa l'étude des langues et de l'antiquité, on vit naître et se développer la critique des textes; mais nous n'avons pas plus à parler de cette science nouvelle que de l'histoire de la science en général. C'est la reproduction de l'antiquité dans la littérature et dans la vie des Italiens qui doit seule nous occuper. Qu'on nous permette pourtant une observation sur la question des études considérée en elle-même.

La science grecque se concentre principalement à Florence; on l'y trouve au XVe siècle et au commencement du XVIe. Bien que Pétrarque et Boccace ne se soient occupés du grec qu'en amateurs, l'impulsion qu'ils donnèrent aux études grecques n'en fut pas moins considérable', sans d'ailleurs se transmettre bien vite à la masse des contemporains; d'autre part, avec la colonie de savants grecs exilés mourut aussi l'étude du grec (vers 1520); heureusement que dans l'intervalle des hommes du Nord (Agricola, Reuchlin, Erasme, les Estienne, Budé) s'y étaient adonnés. La colonie dont nous parlons avait commencé par Manuel Chrysoloras,,son parent Jean et Georges de Trébizonde; ensuite vinrent, à l'époque de la prise de Constantinople et après, Jean Argyropoulos, Théodore Gaza, Démétrius Chalcondyle, Théophile et Basile, ses fils et ses dignes héritiers, Andronikos Callistos, Marcos Musuros et la famille des Lascaris, sans compter beaucoup d'autres. Toutefois, lorsque l'asservissement de la Grèce par les Turcs fut complet, il ne vint plus de nouveaux savants en Italie, sauf les fils des exilés et peut-être quelques Candiotes et Cypriotes. Si la décadence des études grecques commence à la mort de Léon X, cela tient en partie à ce que les esprits suivent un nouveau courant d'idée et sont déjà relativement saturés de la substance de la littérature classique; mais, d'autre part, il est certain aussi que la coïncidence de ce fait avec la disparition graduelle des savants grecs n'est pas tout à fait accidentelle. Cependant vers 1500 l'étude du grec était fort en vogue chez les Italiens; à cette époque-là le grec était cultivé par des gens qui savaient le parler encore un demi-siècle plus tard, tels que les papes Paul III et Paul IV. Mais de tels résultats supposaient nécessairement des rapports constants avec des Grecs d'origine.

En dehors de Florence, Rome et Padoue entretenaient presque toujours des professeurs de grec; Vérone, Ferrare, Venise, Pérouse, Pavie et d'autres villes en avaient du moins de temps à autre. L'étude du grec fut singulièrement facilitée par les produits d'Alde Manuce, de Venise, dans les ateliers duquel furent imprimés pour la première fois en grec les auteurs les plus importants et les plus volumineux. Alde y risqua sa fortune; c'était un libraireéditeur comme le monde n'en a pas eu souvent.

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