Notes sur Gand et le retable de l'Adoration de l'agneau mystique des frères Van Eyck

Jules Michelet
Quelques observations sur Gand et sur le célèbre retable des frères Van Eyck qui s'y trouve, d'un amateur d'art enthousiaste, mais surtout d'un grand historien: Jules Michelet.
Malgré tous les mauvais vouloirs, j'ai pu m'orienter et pénétrer le secret de la résistance obstinée de toutes ces villes de Flandre contre la tyrannie de leur seigneur. Ces villes prenaient tout au point de vue féodal. Elles devaient des aides à leur comte sans doute, mais des aides nobles, c'est-à-dire en hommes et non en aides-serfs, en prestation. Tout au plus voulaient-elles convertir en argent, le vin et autres denrées semblables qu'elles payaient dans les cas féodaux de joyeuse entrée, de mariage, de chevalerie, etc. à part cela, aux demandes d'argent faites, même en pleine paix, les villes répondaient invariablement par des offres d'hommes, sachant bien qu'on pourrait tourner leur argent contre elles. Chaque homme, au point de vue germanique, était seigneur de sa personne et abdiquait cette seigneurie en faveur d'une corporation.

La seigneurie de la corporation, comme celle de l'individu, était représentée par une maison. Cette maison répondait des fautes de l'individu; elle était en quelque sorte l'individualité du membre de la ville; ainsi, la veuve occupant une maison, devait un homme au service militaire. Et le comte qui avait une maison à Gand, sous le nom de Louis De Flandre, était tenu de payer pour elle le cens.

Chacune de ces maisons avait pignon sur rue, pignon aigu comme flèche d'église, pignon triomphal. Ces façades généralement ouvragées dans le bas et autour de leurs jolies croisées, restent frustes et un peu lourdes dans la partie supérieure. On voit encore, en ce genre, la maison des bateliers réunis en corporation (1531). Elle conserve aux fenêtres du second étage, un petit fleuron, dernière trace du gothique fleuri.

Cette ville de Gand, si longtemps comprimée, aspire fortement à la liberté individuelle; vous en trouvez l'affirmation à chaque pas que vous faites dans la rue. Partout, au-dessus des portes, je lis: libre maison. Libre héritage.

Ici, de même qu'à Bruges, resplendit le précurseur de la renaissance, le grand peintre Van Eyck. Le tableau [La vierge au chanoine van der Paele] qui est à Bruges — un caprice du génie — lui fut commandé, en 1430, par un brave échevin de la ville qui s'est fait peindre en fourrures, grosse figure ridée, plissée, pâle, grasse, un livre et des lunettes à la main. Ce donataire a dû être en son temps un guerrier, car les petites statues placées au fond de sa chambre, représentent Samson ouvrant la gueule du lion, et David décapitant Goliath. De plus, le vieux, à genoux, est présenté à l'enfant Jésus par un grand saint Georges couvert d'une éblouissante armure d'or. Il montre le bonhomme d'un air grivois qui semble se moquer un peu de lui. Je croirais encore volontiers qu'à un moment de sa vie, mon échevin quittant le métier des armes, s'est mis à commercer avec les îles lointaines, car l'enfant a reçu en don un oiseau bien rare à cette époque: une perruche.

La vierge, belle, longue ganache flamande, à fine chevelure rouge, tient dans ses bras son fils, très laid et négligemment dessiné. Elle le tient froidement, impartialement, entre un bel évêque sérieux et le joyeux saint Georges. Mais l'enfant, moins impartial que sa mère, tourne le dos à l'homme d'église et se porte vers l'homme de guerre qui donne de si belles perruches... tout cela fondu dans une chaude lumière, plus chaude qu'aucune lumière réelle; mais si bien harmonisée, que personne n'osera dire que ce n'est pas la nature.

On affirme que Van Eyck tenait ses couleurs exposées au soleil, et cela, plusieurs fois, avant de s'en servir. Il semble, en effet, que les rayons du soleil s'y soient infusés à longs flots.

Ce tableau, équilibré de sérieux, de verve moqueuse, d'église et de don quichottisme marin et guerrier, où l'inventeur de la couleur, le peintre de la lumière a placé dans les mains d'un enfant décrépit, le joujou vivant des découvertes modernes, l'oiseau trouvé d'hier, l'oiseau des îles tropicales, ce joujou, dis-je, me semble un signe vivant de la Renaissance dont la joyeuse aurore commençait à poindre dans les toiles de Van Eyck et ailleurs.

Le tableau de Gand, capital comme œuvre d'art, l'est bien moins comme pensée. C'est le travail commun de toute la famille, des deux frères, et peut-être aussi de la sœur qui, dit-on, est enterrée dans l'église. Ici, ils ont voulu faire de la gravité, de la sainteté. Le Christ, mitré, rouge, à barbe fourchue, byzantin par l'immobilité, d'un idéal profond, terrible plus que noble, est pourtant réel, nature, s'il en fut jamais. Il siège entre le sauvage et velu saint Jean-Baptiste, perdu dans sa monstrueuse chevelure noire, et la vierge, qui lit doucement, à voix basse, bouche entr'ouverte; il est l'équilibre divin, entre la nature sauvage qui pressent Dieu, et la nature adoucie où Dieu a passé.

En cette riche Flandre, que d'œuvres sacrifiées, perdues !... Au pied de ces trois grandes figures, on voyait autrefois, d'un côté, le mystère de l'apocalypse, de l'autre, Adam et Ève. Ceux-ci ont été relégués aux archives de l'évêché par le chapitre, sans doute en punition de leur nudité. Deux autres volets ont passé, des mains des anglais, dans celles du roi de Prusse qui les a achetés 40,000 francs. Qu'ils gardent bien au moins leur inestimable chef-d'œuvre: l'Adoration de l'agneau divin. On compte, sur cette toile, trois cents figures, toutes traitées avec le même soin. Au premier plan, belles têtes d'hommes barbus, rasés, contrastés fortement, avec un art infini... des papes qui baissent les yeux et rêvent. Devant eux, des moines agenouillés, paupières hautes et qui regardent, plus habitués qu'ils sont à soutenir la lumière mystique. Parmi tous ces saints personnages en action, je vois Van Eyck et Philippe Le Bon entouré de ses serviteurs. Ce sont autant de portraits. Vous reconnaîtrez Van Eyck à sa noble et intelligente figure. Il est coiffé d'un bonnet.

Au second plan, le charmant bataillon des vierges, singulièrement élégantes par la taille, la longue chevelure, l'attitude. Les fines palmes qu'elles tiennent à la main, s'entre-croisent, de manière à former une avenue. Légères arcades, un long berceau, ou plutôt une longue nef, une église de la nature dont la voûte est faite de l'azur du ciel. L'agneau divin que tous adorent, et duquel partent des rayons qui vont illuminer la foule, occupe le centre du tableau, mais non pas couché, endormi, comme on le représente habituellement. Ici, il est debout, animé, dans un mouvement très vif. Action, lumière, dessin, tout est admirable d'harmonie, de pensée, d'exécution.»

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