Thoreau et le transcendantalisme

Kathryn VanSpanckeren
Le transcendantalisme

Le mouvement transcendantaliste naquit en réaction contre le rationalisme du XVIIIe siècle et révéla la tendance humanitaire de la pensée du XIXe siècle. Il se fondait sur une croyance fondamentale en l’unité du monde et de Dieu. L’âme de chacun est identique à celle du monde. La doctrine de l’indépendance et de l’individualisme se développa sur la foi en l’unité de l’âme humaine avec Dieu.

Le transcendantalisme était lié à Concord, petite bourgade située à 32 km à l’ouest de Boston. Concord avait été la première communauté fondée à l’intérieur des terres par la colonie de la Baie du Massachusetts. Entourée de forêts, elle était et demeure une ville paisible, suffisamment proche des librairies et des universités de Boston pour jouir d’une excellente culture, mais assez éloignée pour rester sereine. Ce fut le site du premier accrochage de la guerre d’Indépendance. Un poème de Ralph Waldo Emerson rappelle le souvenir de la bataille, «Concord Hymn», qui renferme l’une des plus célèbres strophes d’ouverture de la littérature américaine :
    Près du pont grossier
    surplombant le flot écumant,
    Leur drapeau se déployait dans
    la brise d’avril.
    Là, les hardis fermiers se
    tenaient en ordre de bataille,
    Là, retentit le coup de feu
    qu’entendit le monde entier.
Concord fut la première colonie d’artistes à la campagne, le premier foyer qui offrit un choix spirituel et culturel autre que le matérialisme américain. On y entendait des conversations élevées et on y vivait simplement (Emerson comme Thoreau cultivaient leur jardin potager). Le premier s’installa à Concord en 1834, le second y passa sa vie et tous deux en étaient les piliers, mais y vinrent aussi le romancier Nathaniel Hawthorne, la féministe Margaret Fuller, le pédagogue Bronson Alcott et le poète William Ellery Channing. Le Transcendental Club, fondé en 1836, rassembla à divers moments Emerson, Thoreau, Fuller, Channing, Alcott, Orestes Brownson (un pasteur renommé), Theodore Parker (abolitionniste et pasteur) et bien d’autres.

Ils publiaient une revue trimestrielle, The Dial, d’abord éditée par Margaret Fuller, puis par Emerson. Tous se préoccupaient autant de réforme que de littérature. Nombre d’entre eux prêchaient l’abolition de l’esclavage et certains participaient à des communautés utopiques comme Brook Farm (qu’Hawthorne a décrite dans Valjoie) et Fruitlands.

A l’inverse de bien des groupes européens, les transcendantalistes ne publièrent jamais de manifeste. Ils insistaient sur les différences entre les êtres et poussaient l’individualisme à l’extrême. Les écrivains américains se considéraient souvent comme des explorateurs solitaires, en marge de la société et des conventions. Le héros américain – tels le capitaine Achab de Melville, le Huck Finn de Mark Twain ou l’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe – affronte le danger, voire la mort, à la recherche de la découverte métaphysique de son moi. Pour l’écrivain romantique, rien n’était donné. Les conventions sociales et littéraires représentaient un danger plus qu’un secours. La pression en vue de découvrir une forme littéraire authentique, un contenu, une voix était énorme. Il est évident, à en juger par les nombreux chefs-d’oeuvre produits au cours des trois décennies qui précédèrent la guerre de Sécession (1861-1865), que les écrivains de cette période surent relever le défi.

Henry David Thoreau (1817-1862)

D’ascendance française et écossaise,écossaise, Thoreau naquit à Concord où il passa son existence. Né dans une famille pauvre, comme Emerson, il travailla pour étudier à Harvard. Toute sa vie, il s’employa à réduire ses besoins au minimum et parvint à vivre avec très peu d’argent. On peut dire que sa vie se confondit avec sa carrière. Non-conformiste, il s’efforça de vivre en accord avec ses principes rigoureux.

Son chef-d’oeuvre, Walden ou la Vie dans les bois (1854), est le récit des deux ans, deux mois et deux jours (de 1845 à 1847) qu’il passa dans une cabane, construite de ses mains, près de Walden Pond, sur un terrain appartenant à Emerson. Il réduisit ce laps de temps à un an, aussi le livre est-il construit de manière à évoquer subtilement la succession des saisons.

Avec Walden ou la Vie dans les bois, Thoreau, qui adorait les récits de voyage et qui en a lui-même écrit plusieurs, nous livre un antivoyage qui s’ouvre paradoxalement sur la découverte de soi, ce que nul ouvrage américain n’avait encore fait. Il s’agit en fait d’un guide de vie selon l’idéal classique. Mêlant poésie et philosophie, ce long essai met le lecteur au défi de se pencher sur sa vie et de la vivre dans l’authenticité. La construction de la cabane, décrite en détail, n’est qu’une métaphore illustrant l’édification attentive de l’âme. Dans son journal, à la date du 30 janvier 1852, Thoreau explique pourquoi il préfère vivre au même endroit : «J’ai peur de voyager ou de visiter des lieux célèbres, car cela pourrait complètement dissiper mon esprit.»

La méthode de retraite et de concentration de Thoreau ressemble aux techniques de méditation asiatiques. Comme Emerson et Whitman, il avait subi l’influence de la philosophie hindoue et bouddhiste. Son bien le plus précieux était sa bibliothèque d’ouvrages asiatiques, qu’il partageait avec Emerson. Son style éclectique puise chez les classiques grecs et latins ; il est aussi limpide et aussi riche en métaphores que celui des poètes métaphysiques anglais de la fin de la Renaissance.

Dans Walden, non seulement Thoreau met à l’épreuve les théories du transcendantalisme mais il fait revivre l’aventure collective de l’Amérique du XIXe siècle : la vie aux abords de la Frontière. Pour 1851, son journal offre ce texte :
    De l’époque des ménestrels à celle des poètes lakistes, y compris Chaucer, Spenser, Shakespeare et Milton, la littérature anglaise ne respire pas ce courant de fraîcheur et [...] de vie sauvage. C’est une littérature civilisée, [...] héritière de la Grèce et de Rome. Ses contrées sauvages sont un bosquet, son homme libre, Robin des Bois. On trouve chez ces poètes un véritable amour de la nature [...]. Ses chroniques nous disent à quel moment ses bêtes sauvages ont disparu, mais jamais à quel moment le sauvage en elle-même s’est éteint. L’Amérique était nécessaire et attendue.
Walden inspira William Butler Yeats, le grand poète nationaliste irlandais, pour «The Lake Isle of Innisfree », tandis que La Désobéissance civile de Thoreau et sa théorie de la résistance passive fondée sur la nécessité morale pour le juste de désobéir aux lois injustes inspirèrent le Mahatma Gandhi dans sa lutte pour l’indépendance de l’Inde, ainsi que le combat de Martin Luther King pour les droits civiques des Noirs américains au XXe siècle.

Thoreau demeure le transcendantaliste qui suscite le plus d’intérêt, du fait de sa prise de conscience écologique, de son indépendance et de son autosuffisance, de son engagement éthique en faveur de l’abolitionnisme et de sa théorie politique de désobéissance civile et de résistance non-violente. Ses idées toujours aussi neuves et son style poétique incisif au service d’une observation méticuleuse gardent leur modernité.

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