L'état de l'Église à la fin du second millénaire

Jocelyn Giroux
L'auteur de cet article, un intellectuel québécois de quarante ans, issu d'un milieu populaire catholique, explique ici le déclin de L'Église, ou du moins la défection des baptisés de sa génération, non par la morale conjugale, mais par une rigidité intellectuelle qui a rendu impossible la prise en compte de maintes découvertes de la science moderne. Il donne comme exemple de cette rigidité le maintien par Pie XII de la thèse traditionnelle sur le monogénisme.
«Le déclin de l'autorité de l'Église catholique en Occident est aussi incontestable que pathétique. La personnalité puissante de Jean-Paul II n'a pas réussi à endiguer le flot de sécularisation, même dans les pays européens les plus catholiques, tels l'Irlande et la Pologne. Les Allemands réclament une réforme de leur Église et la communauté catholique américaine, une des plus importantes dans le monde avec ses soixante millions de fidèles - mais est-ce bien le mot? - se détache de l'autorité en matière de moralité. Soixante-dix-neuf pour cent des catholiques estimaient, lors d'un grand sondage en 1995, qu'ils pouvaient se faire une idée personnelle sur les grandes questions morales comme l'avortement, le divorce ou la contraception (1). En France, une autre enquête révèle que 27% des catholiques pratiquants - entendez par là ceux qui vont à la messe au moins de temps en temps aux grandes fêtes - ne pensent pas avoir une âme, que 62% d'entre eux ne croient pas que leurs péchés puissent les conduire en enfer et que 49% nient que le catholicisme soit la vraie religion universelle (2)! Les Québécois ne sont pas en reste, puisqu'un sondage publié en novembre 1997 nous apprend que 26.6% d'entre eux affirment que nous serons réincarnés après notre mort, alors que c'est le néant pour 25.4% des autres! (3)

Le pape, mégastar adulée, déplace pourtant des foules délirantes lors de ses moindres visites et à la lumière de toutes ces données, il faut bien se demander avec tristesse si les messes qu'il chante devant des centaines de milliers de personnes ont plus d'effet spirituel qu'un spectacle de Céline Dion.

Pour la plupart des gens de ma génération - la quarantaine - l'Église n'est plus un objet de discussion ou même de scandale, Elle n'est plus un objet, tout simplement. Les encyclopédistes du XVIIIe siècle qui se moquaient de l'Église daignaient au moins poser un regard sur elle. Même la génération qui me précède semble en grande partie l'avoir délaissée. La majorité des catholiques d'ici ne se rend plus à l'Église que pour les grands moments de l'existence, que célèbrent le baptême, la première communion, le mariage ou les funérailles, une pratique qui relève peut-être autant de l'ethnologie que de la spiritualité. On a beau soutenir qu'il vaut mieux un petit groupe de croyants sincères qu'une foule qui se déplace par inertie, il me semble que le bilan est plutôt triste pour une religion qui proclame depuis le Christ son universalité.

Mais comment rendre compte d'un tel déclin? Je ne suis ni théologien, ni sociologue, ni philosophe. D'éminents penseurs ont réfléchi sur cette question. Il n'est pas dans mon intention de répéter leurs propos. Je préfère ici apporter simplement un témoignage, celui d'un homme issu d'un milieu populaire qui prête l'oreille à ceux qui autour de lui parlent encore de l'Église. Je vais tout d'abord me faire le porte-parole de leurs déceptions, en essayant même de les articuler et de les illustrer par des exemples significatifs. L'exercice est douloureux mais je me garde le loisir de faire des commentaires. Je ne ferai que bourdonner "comme la mouche du coche", en gardant à l'esprit cette maxime de Spinoza: "ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas haïr mais comprendre". Je ne suis pas Spinoza, je ne ferai donc qu'"essayer de comprendre".

Il m'apparaît clair tout d'abord que beaucoup ne croient plus en l'autorité morale de l'Église parce que sa conduite depuis deux mille ans est loin d'être irréprochable. Elle traîne comme un boulet les horreurs de l'intolérance qu'illustrent les Croisades, l'Inquisition, l'antisémitisme, les papes de la Renaissance, plus guerriers qu'hommes de foi, les conclaves qui pendant des siècles donnent un avant-goût des manoeuvres électorales à la Duplessis, les vocations religieuses qui sont à l'image de carrières politiques ou de pis-aller pour les benjamins des grandes familles, les cardinaux aux doigts empêtrés de bijoux, plus préoccupés par leurs collections d'oeuvres d'art dans leurs villas italiennes que par leurs tâches spirituelles, des prêtres ignorants, des évêques plus soucieux de leurs bergeries que de leurs brebis, se tenant à genoux devant le pouvoir temporel. Est-il nécessaire d'insister davantage? Certes, mais personne ne l'ignore, l'Église est composée d'hommes et donc d'êtres faillibles et faibles. Bien sûr, il est injuste de télescoper des attitudes qui s'inscrivent dans un milieu historique tout à fait étranger au nôtre, avec une sensibilité différente. Et il y a dans ces débordements qui ne sont pas le fait de la majorité plus d'ignorance que de mauvaise foi.

En dépit de toutes les circonstances atténuantes possibles, on pourrait s'attendre à ce qu'une Église, qui se proclame nécessaire au salut des humains, se comporte au moins d'une façon un peu plus édifiante. Comment croire sur parole un témoin qui se réclame de Dieu mais dont la conduite est discutable? La question préoccupe Jean-Paul II, qui a déclaré en 1994 dans une lettre apostolique que l'Église doit reconnaître ses péchés passés, notamment l'intolérance religieuse et ses omissions devant la violation des droits de la personne. Il ajoutait que "l'Église devrait devenir plus pleinement consciente des péchés de ses enfants et se remémorer des périodes de l'histoire où ils se sont éloignés de l'esprit du Christ et de son Évangile". C'est ainsi qu'en 1995, dans une "Lettre ouverte aux femmes du monde entier", le pape affirmait qu'il "regrette sincèrement la responsabilité objective de nombreux fils de l'Église" dans la marginalisation et même la réduction à l'esclavage de la femme au cours de l'histoire. Tout récemment, le Vatican reconnaissait que des chrétiens portent "dans leur conscience le lourd fardeau" de ne pas avoir dénoncé avec plus de force le sort réservé aux Juifs. Il faut rendre justice au courage du pape d'oser faire un tel acte de contrition au nom de toute l'Église. Tout cela est-il suffisant, tout cela est-il nécessaire? Pour ma part, je suis peu sensible à ces travers de l'Église.

Où porter son regard sur deux mille ans de route? Il faut garder une juste perspective. Les fossés je les vois bien, mais je ne m'y arrête pas. Je marche droit devant, là où je dois aller. Notre époque est plus émue par la nausée d'un philosophe libidineux que par le génie tranquille et optimiste de Thomas d'Aquin. La question ne date pas d'hier. Boccace, au milieu du XIVe siècle, y a répondu d'amusante manière. Un chrétien, raconte-t-il, était grand ami d'un marchand juif. Jeannot le chrétien voulait bien convertir Abraham. Ce dernier, voulant juger sur pièces, se décide d'aller à Rome pour observer le genre de vie du pape et des cardinaux. "Si leur conduite vient confirmer tes paroles et me fait comprendre... que votre foi est supérieure à la mienne", je me convertirai, dit-il. Le chrétien, découragé par "la vie criminelle et la débauche des clercs" tente de dissuader son ami d'aller à Rome. Mais Abraham y va tout de même.

Le juif ne rencontre à Rome que sodomites, courtisanes et mignons, gloutons et ivrognes, avaricieux et prévaricateurs. Scandalisé, il revient à Paris. Il lui semble que le pape et les cardinaux font tout pour bannir de ce monde la religion chrétienne. Mais "comme ce but n'est pas atteint, et que votre religion se répand de jour en jour... je crois comprendre... que le Saint-Esprit en est le fondement et le garant...." Abraham se convertit donc (4).

Je crois qu'il y a plus grave. Beaucoup ne croient plus en l'Église parce qu'elle s'obstine à maintenir une vision du monde qui coïncide avec sa tradition religieuse, en dépit des démentis de la science. La condamnation de Galilée reste, encore de nos jours, l'épisode le plus significatif de cette attitude. Je ne veux pas reprendre toute cette affaire, plus complexe et nuancée que l'image véhiculée depuis, mais sa portée symbolique est telle qu'il convient brièvement de la rappeler. Saisir dans ses grandes lignes les sous-entendus de l'affaire Galilée peut nous aider à comprendre la méfiance de l'Église face aux découvertes scientifiques.

À l'époque de Galilée, les commentateurs de la Genèse, des Psaumes, de l'Ecclésiaste et du livre de Josué enseignaient que la lune, le soleil et les planètes tournent d'un mouvement uniforme et circulaire autour de la terre, immobile au centre de l'univers. Le monde sublunaire est celui de l'imperfection, du changement et de la dissolution, alors que les autres astres sont des sphères parfaites et immuables. Lors d'un drame cosmique, révélé par la Genèse, Adam et Ève, chassés du Paradis, habitent un monde situé au centre de l'univers mais sujet à la corruption. Cette conception de l'univers ne repose pas sur l'observation, elle la contredit. On savait bien, et depuis longtemps, que les planètes empruntent une course irrégulière; mais seul un mouvement circulaire uniforme était digne du Dieu créateur. L'univers, ici, est ce qu'il doit être, non ce qu'il est.

Lorsque Galilée, appuyant Copernic, affirme que la terre n'est pas le centre de l'univers et qu'en somme, elle n'a pas de statut privilégié, l'Église exige une preuve convaincante avant de l'admettre. Tout à fait raisonnable. Mais le hic, c'est que Galilée ne détient pas cette preuve, et qu'il est arrogant et sarcastique. Il cherche la confrontation. Il l'aura.

C'est ici que survient le malheureux dérapage du décret du Saint-Office, le 23 février 1616, erreur reconnue par l'Église... en 1985. Les qualificateurs du Saint-Office avaient été invités à donner leur opinion sur deux propositions, dont on ne retiendra ici qu'une seule. À l'affirmation suivant laquelle le soleil est au centre du monde, et totalement dépourvu de mouvement local, les qualificateurs réagirent en la déclarant "folle et absurde, philosophiquement et formellement hérétique en tant qu'elle contredit expressément la doctrine de la Sainte Écriture en de nombreux passages, à la fois dans son sens littéral et selon l'interprétation générale des Pères et des docteurs". En 1633, l'Inquisition contraindra Galilée, alors âgé de soixante-dix ans, à abjurer et il sera emprisonné... dans une villa puis dans le somptueux palais d'un archevêque.

En fait, l'univers copernicien ébranlait la cosmologie chrétienne reliée à sa théologie et Rome, incapable de l'admettre, ne pouvait qu'imposer le bâillon. Bertolt Brecht, dans sa pièce sur Galilée, a bien décrit la révolution qu'une telle révision entraînait lorsqu'il fait parler un de ses personnages; [mes parents, paysans simples de Campanie] "ont reçu l'assurance que le regard de la divinité est posé sur eux, interrogateur, presque anxieux; que tout ce théâtre du monde est édifié pour eux, afin qu'eux-mêmes, les acteurs, puissent faire leurs preuves dans leurs rôles grands ou petits. Que diraient les miens s'ils apprenaient de moi qu'ils se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant sans arrêt dans l'espace vide, se déplace autour d'un autre astre, petit amas de pierres parmi beaucoup d'autres, et plutôt insignifiant! À quoi serait encore nécessaire ou utile une telle patience, une telle connivence avec leur misère? À quoi serait encore utile la Sainte Écriture, qui a tout expliqué et tout expliqué comme indispensable, la sueur, la patience, la faim, la sujétion, et que maintenant l'on juge pleines d'erreurs? ... Il n'y a donc pas ... de regard posé sur nous. C'est à nous-mêmes de veiller sur nous, ignorants, vieux et usés que nous sommes? Nul ne nous a destiné un rôle, sinon ce lamentable rôle terrestre, sur un astre minuscule, qui est entièrement dépendant, autour duquel rien ne tourne?" (5) Comment l'Église aurait-elle pu répondre à une telle angoisse? En appuyant le supérieur sur l'inférieur par nature même instable, l'Église se paralysait alors et... elle le fait encore. Je n'en donnerai qu'un seul exemple, celui de l'évolution humaine et du monogénisme tel qu'entendu par les théologiens, qui soutiennent encore que toute l'humanité découle d'un seul couple.

Darwin, en publiant en 1859 De l'Origine des Espèces au Moyen de la Sélection Naturelle, allait provoquer une crise encore plus grave que la révolution copernicienne. La nature même de l'homme était remise en question. L'Église l'a très bien perçu dès l'époque de Darwin, notamment en raison du fait que l'évolution ébranlait le dogme du péché originel. Dans son Encyclique Humani Generis, publiée en 1950 avec le sous-titre très éloquent de "Sur certaines opinions fausses qui menacent de ruiner les fondements de la doctrine catholique", Pie XII écrivait notamment que les savants devaient être "prêts à se soumettre au jugement de l'Église, à qui le Christ a confié le mandat d'interpréter avec autorité les Écritures. L'homme selon Pie XII avait été créé tel quel, "premier père de tous les hommes" et le polygénisme, de "multiples premiers pères", était insoutenable en raison du fait "qu'on ne voit aucune façon d'accorder pareille doctrine avec ce qu'enseignent les sources de la vérité révélée... sur le péché originel, péché qui tire son origine d'un péché vraiment personnel commis par Adam". Dans une allocution du 22 septembre 1956, Pie XII poursuit: "La série des textes de l'Écriture a le pas sur le système scientifique... C'est la science qui doit se conformer à la Révélation, et non l'inverse". On admettra qu'il est bien difficile de distinguer cette attitude de celle de l'Église au temps de Galilée.

Un précis de théologie dogmatique de 1947, armé du nihil obstat et de l'imprimatur, celui de Mgr Bernard Bartman, démontre à quelles absurdités une interprétation littérale de la Genèse ne pouvait que mener. Les deux premiers chapitres de la Genèse "parlent d'une création immédiate du corps et de l'âme". "La femme est au-dessous de l'homme, car Adam a été créé le premier et Ève ensuite". Le théologien affirme plus loin que l'unité de la race humaine ne peut être démontrée positivement par la raison, puisqu'elle n'a pas son fondement dans la nature mais dans la volonté de Dieu. Pour appuyer l'unité de l'espèce humaine, il déclare, bon prince, que "la différence intellectuelle entre les nègres les plus dégradés et les singes les plus élevés est toujours aussi grande qu'entre l'homme et la bête". Quant aux conséquences d'un couple unique à l'origine de l'humanité, puisqu'il a bien fallu alors que les enfants d'Adam et Ève se reproduisent ensemble, Mgr Bartman n'est pas à cours de solutions: "pour le mariage entre frères et soeurs, il faut admettre une dispense divine" (6). Il a fallu attendre le 23 octobre 1996 pour que Rome, par la voix de Jean- Paul II, reconnaisse que la théorie de l'évolution est "plus qu'une hypothèse".

Mais l'Église n'est pas à ce sujet au bout de ses peines. Le grand théologien Karl Rahner l'avait déjà pressenti, en 1966, alors qu'il publiait Le Monogénisme et la Théologie: "le monogénisme est une doctrine qui est étroitement liée à toute la conception foncière de l'Écriture au sujet de l'histoire du salut" (7). On voit bien la difficulté. S'il n'y a pas un couple unique à l'origine de toute l'humanité, comment a bien pu survenir le péché originel? Et s'il n'y a pas de péché originel, que faire de la Rédemption par le Christ? L'Église soutient comme Saint-Paul que "de même en effet que, par la désobéissance d'un seul homme, la multitude a été rendue pécheressse, de même aussi, par l'obéissance d'un seul, la multitude sera-t-elle rendue juste" (8). Imaginez donc, pour donner raison aux théologiens ainsi qu'ils entendent la question - mais pour combien de temps encore? - que quelque part dans les savanes d'Afrique méridionale, il y a peut-être trois millions d'années, un Homo Habilis, qu'il faut bien nommer Adam, premier humain résultat d'une mutation génétique, a rencontré Ève, première humaine fruit de la même mutation, et qu'a eu lieu alors ce que Voltaire appelait malicieusement le déjeuner criminel, en fait une désobéissance à Dieu sous le regard de préadamites ou de coadamites non mutés dont on ne peut qu'admettre l'existence. Quant à la suite, et j'insiste parce que les théologiens insistent, le péché d'Adam et Ève étant transmis par génération à tous leurs descendants, il faut maintenir la dispense divine.

Au-delà d'une si ridicule dispense, s'il était nécessaire d'aller plus loin, la biologie démontre que la diversité génétique des populations est essentielle à la survie humaine. Les ethnologues ont constaté la prohibition universelle de l'inceste. Lévi-Strauss fait une belle synthèse de la question: "en vérité, on aurait du mal à concevoir ce que put être une organisation sociale élémentaire sans lui donner pour assise la prohibition de l'inceste. Car celle-ci opère seule une refonte des conditions biologiques de l'accouplement et de la procréation. Elle ne permet aux familles de se perpétuer qu'enserrées dans un réseau artificiel d'interdits et d'obligations. C'est là seulement qu'on peut situer le passage de la nature à la culture, de la condition animale à la condition humaine, et c'est là seulement qu'on peut saisir leur articulation" (9).

Il faut beaucoup de foi pour croire un témoin qui prétend témoigner de l'invisible, alors qu'il se trompe déjà si lourdement sur le visible. Il m'apparaît plus raisonnable de conclure que le péché originel est un mythe, une théodicée qui a permis aux hommes vivant il y a plus de deux mille ans de résoudre, avec les connaissances de l'époque, l'insondable mystère pour tout croyant de l'existence du mal, dans un monde créé par un Dieu infiniment bon. Dans le mythe d'Er, c'est bien ainsi que Platon disculpe les dieux du sort humain. Il s'agit ici de poser une responsabilité morale de l'homme qui n'engage pas celle du Dieu créateur de l'homme pécheur. Ce cul-de-sac théologique, philosophique et scientifique, ne m'émeut guère. Mythe pour mythe, je préfère celui du Livre de Job. À Job qui se lamente de tous ses malheurs, Dieu répond: "Celui qui dispute avec le Puissant a-t-il à critiquer? Celui qui ergote avec Dieu, voudrait-il répondre?" (10) Job a compris: "j'ai abordé sans le savoir des mystères qui me confondent... je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant, mes yeux t'ont vu. Aussi, j'ai horreur de moi et je me désavoue sur la poussière et sur la cendre" (11). Moi aussi, je choisis le mystère pour éviter l'absurde et j'ai la ferme espérance qu'à ma mort, tout sera dévoilé.

Mais s'il n'y a pas de péché originel, que faire de la Rédemption? Je ne sais qui a dit: "il semble que c'est Dieu qui a fait mourir Dieu pour apaiser Dieu". Si Jésus revenait à notre époque, à supposer que nous soyons assez sages par ailleurs pour l'accueillir et le reconnaître, ce dont je doute, cette idée de rachat par immolation nous toucherait-elle? Cette coutume de sacrifier des animaux et même des humains pour apaiser le courroux des dieux non seulement n'a plus aucun sens pour nous, mais elle est une pure barbarie. Pourtant, comment la mort de Jésus Dieu incarné pourrait-elle avoir un sens qui ne soit pas à la fois universel et éternel? L'idée que le temps dévoilera que Dieu, en mourant sur la croix, s'est fait jusque dans l'abjection solidaire de la condition humaine, en promettant l'immortalité à ceux qui aiment, pour leur donner le courage d'affronter le mystère insondable du mal, cette idée est-elle si déraisonnable?

Simone Weil affirmait, il y a plus de cinquante ans, que le "nettoyage philosophique" du christianisme est impératif. Gustave Thibon est du même avis: "la fonction la plus haute de la culture - au sens le plus large du mot qui inclut les sciences et les techniques - est de réduire (ne pas confondre avec minimiser) le divin et le sacré à ce noyau infinitésimal - reflet de l'infini dans le fini - qui, par sa transcendance même, échappe aux limites de toute culture" (12). Il y a près deux mille ans, alors que Pierre et les apôtres risquaient d'être condamnés à mort, un pharisien, Gamaliel, le maître de Paul, s'adressa ainsi au Sanhédrin: "ne vous occupez plus de ces gens et laissez-les aller! Si c'est des hommes en effet que vient leur résolution ou leur entreprise, elle disparaîtra d'elle-même: si c'est de Dieu, vous ne pourrez pas les faire disparaître." (13)

Le catholicisme, la plus vieille institution ici-bas, a affronté depuis: les persécutions, les ruptures, les passions, l'ignorance, l'esprit de dispute, les schismes, la jalousie, les fautes morales, celles contre l'esprit, les complaisances avec le pouvoir temporel, les ambitions, les convoitises et l'injustice. Le sage Gamaliel disait vrai. Les sectes et autres compagnies à numéros ne me disent rien qui vaillent. Je termine sur ces mots de Gustave Thibon, qui expriment une foi chrétienne qui est aussi la mienne: "Je ne m'en sépare pas, je m'en éloigne. Pour mieux la voir. J'emprunte, pour la contempler, le regard de l'étranger et de l'ennemi. Incapable d'habiter en son centre comme les saints et las de ramper à sa surface comme les dévots, je prends du recul. Et plus je m'éloigne, plus je sens, au fond de moi-même, l'irrésistible pureté de son attraction. De près, je voyais ses taches: de loin, je ne vois que ses rayons. (14)»


Notes
1) Sondage publié par le magazine Time et CNN; rapporté dans La Presse du 4 octobre 1995.
2) Sondage effectué pour le Figaro-Magazine, 19 décembre 1987.
3) L'Actualité, 15 novembre 1995.
4) Jean Boccace, Le Décaméron, Éditions Garnier, 1955, première journée, deuxième nouvelle, p. 39 à 43.
5) Bertolt Brecht, La vie de Galilée, Éditions l'Arche, 1975, p. 63-64.
6) Mgr Bernard Bartmann, Précis de Théologie Dogmatique, Éditions Salvator Mulhouse et Casterman, 1947, tome I, pages 302-303.
7) Écrits Théologiques, tome V, Éditions Desclée de Brouwer, p. 73.
8) Rm 5, 19.
9) Le Regard Éloigné, Éditions Plon, 1983, p. 83.
10) Job 40, 1-2.
11) Job 42, 3-6.
12) Le Voile et le Masque, Librairie Arthème Fayard, 1985, p. 125.
13) Ac 5, 38-39.
14) L'ignorance étoilée, Éditions du Boréal Express, 1984, p. 1.



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