Un regard de Boccace

Jocelyn Giroux
L'amateur commun… traite l'oeuvre d'art comme un objet qu'il aurait trouvé au marché, alors que le véritable amateur ne voit pas uniquement la vérité de ce qui est imité, mais aussi les qualités de ce qui a été sélectionné, le caractère spirituel de la composition, la nature céleste du petit monde artistique... (Goethe)


Boccace, dans une nouvelle composée vers 1350, écrit ce qui suit au sujet du peintre Giotto: «Il possédait un génie si puissant, que la Nature, mère et créatrice de toutes choses, ne produit rien, sous les éternelles évolutions célestes, qu'il ne fût capable de reproduire avec le stylet, la plume ou le pinceau: reproduction si parfaite que, pour les yeux, ce n'était plus une copie, mais le modèle lui-même. Très souvent ses oeuvres ont trompé le sens visuel, et l'on a pris pour la réalité ce qui est une peinture (1)».

Ces deux petites phrases de Boccace que j'ai découvertes, il y a plusieurs années déjà, n'ont jamais cessé de m'éblouir par tout ce qu'elles suggèrent. Elles seront l'amorce d'une brève réflexion que je vous propose sur l'art figuratif.

Les experts considèrent que les fresques réalisées par Giotto dans la Chapelle de l'Aréna, à Padoue, vers 1305, et représentant diverses scènes de la Bible, constituent son chef-d'oeuvre. Dans l'Enfer de Dante se retrouvaient certains des contemporains que le poète jugeait indignes du salut mais qu'il ne nommait pas expressément, se contentant de les désigner symboliquement par leurs armoiries. Il avait ainsi précipité en enfer, au chant dix-septième de la Divine Comédie, Reginaldo Scrovegni, usurier célèbre de Padoue, en évoquant les armoiries de la famille figurées par «une grosse truie d'azur». Pour réhabiliter la mémoire de son père et de la famille, Enrico avait fait construire une chapelle dont il avait confié la décoration à Giotto. Ainsi, quatre mots d'un poète auront suffi à susciter l'une des plus hautes réalisations de la peinture occidentale!Je choisis pour mon propos Le Songe de Joachim, une des fresques les mieux réussies de cette Chapelle. Giotto a peint dans un très habile jeu de lumière et d'ombre des personnages qui ont un volume et une masse, qui sont logiquement placés dans l'espace et bien campés au sol, qui sont en somme représentés comme on les voit dans la réalité, et non pas comme des êtres hiératiques et figés à la manière des Byzantins. Sous l'angle strict du réalisme, il y a là une nette évolution par rapport aux peintres précédents. Mais le fait d'affirmer comme le fait Boccace «que ce n'était plus une copie mais le modèle lui-même» ou que «très souvent ses oeuvres ont trompé le sens visuel, et l'on a pris pour une réalité ce qui est une peinture», ne peut qu'étonner à prime abord ceux qui de nos jours regardent ces fresques. Notez bien que je n'entends pas réduire la signification des oeuvres de Giotto à ce seul élément mais que je les regarde en me mettant sur le même terrain que les contemporains du peintre, celui précisément de l'habileté qu'ils lui attribuent à reproduire le réel.

On peut faire la supposition que Boccace s'exprime par une hyperbole dont il est bien conscient, mais cette hypothèse, toute plausible qu'elle soit, ne résout pas la question. La légende qui entoure la vie de Giotto tourne précisément autour de son talent singulier à reproduire le réel. Vasari, au XVIe siècle, raconte que le grand Cimabue fut stupéfait de voir Giotto enfant dessiner d'après nature les moutons qu'il gardait. Cimabue l'engagea alors à son atelier. Une autre anecdote au sujet de Giotto adolescent, la seule autre que nous ayons, va dans le même sens. Cimabue était un jour à peindre un visage, lorsqu'il dut s'absenter. Giotto en profita pour dessiner une mouche sur la figure peinte. Cimabue à son retour fut attrapé par le tour que lui avait joué son jeune apprenti au point de vouloir chasser cette mouche. Si cette histoire est fausse, sa signification reste vraie.

Et si elle est véridique, il faut se rendre à l'évidence que, bien des années plus tard, les autres sujets des fresques de Giotto apparaissaient aussi réels à ses contemporains que la mouche qu'il avait représentée encore apprenti. Qu'est-ce à dire? Il serait absurde de prétendre que la vision physico-optique des hommes du temps de Giotto était différente de la nôtre. Les rayons lumineux réfléchis sur un objet frappaient la rétine de la même façon. André Malraux a tranché la question: «Les peintres de Byzance, écrit-il, ne voyaient pas les passants dans le style des icônes et Braque ne voit pas les compotiers en morceaux (2)». La vision est plus qu'un mécanisme complexe d'enregistrement des stimulis. «Il n'y a pas de vision sans pensée [...] la vision est une pensée conditionnée (3)».

Une anecdote de Marshall McLuhan illustre bien mon propos. Un inspecteur de services sanitaires fit jouer un jour à l'extrême ralenti un film documentaire devant les membres d'une tribu africaine pour les sensibiliser à l'importance hygiénique d'éliminer les eaux stagnantes. Les spectateurs qui voyaient un film pour la première fois n'en ont retenu qu'une seule chose; un poulet avait passé à l'écran. Or, le réalisateur du film l'ignorait lui-même. En repassant la bobine, il constate en effet qu'un poulet était apparu l'espace d'une seconde! Bref, rien de ce qui avait été le message de ce film, assécher les flaques d'eau, ramasser les boîtes de conserve vides, s'en débarrasser, et le reste, n'avait été compris par les Africains. Ces derniers n'avaient vu aucune image dans son ensemble, mais cherchaient plutôt des détails en balayant l'écran du regard comme un faisceau. Ceux qui connaissent le cinéma regardent plutôt un plan situé légèrement en avant de l'écran de telle sorte que l'image est perçue dans son ensemble (4).

La façon dont on regarde un film est en fait une convention issue d'une époque et d'un milieu donnés. Elle suppose un apprentissage. Il en va ainsi d'un tableau. Lessing, dans Les Lettres Antiques cite le cas de Lucien, écrivain du IIe après J.-C. qui n'arrive pas à décrire correctement l'emplacement d'un centaure dans une oeuvre de Zeuxis, peintre grec de la fin du Ve siècle avant J.-C. Lucien ne sait pas si le centaure est placé à l'arrière-plan du tableau ou s'il est en même temps placé plus haut. Lessing pour sa part le sait; dans les anciens bas-reliefs, les personnages du fond regardent par-dessus l'épaule des personnages au premier plan pour donner l'illusion de la profondeur. Erwin Panofsky qui rappelle cet exemple souligne que Lucien n'aurait pu décrire cette oeuvre correctement qu'en se fondant «non pas seulement sur des perceptions immédiates de l'objet en lui-même mais également sur une connaissance de principes généraux de représentation, c'est-à-dire sur une connaissance stylistique que, les choses étant ce qu'elles sont, seule une réflexion historique aurait pu lui donner (5)».

C'est à la lumière d'une réflexion historique donc qu'on peut comprendre l'enthousiasme des contemporains de Giotto. Son oeuvre différait tellement de celles de ses prédécesseurs dans la représentation du réel que les réactions étaient extrêmes. Six siècles se sont écoulés et les louanges de Boccace nous semblent exagérées. L'historien d'art Ernst H. Gombrich va même plus loin lorsqu'il affirme, - dans un ouvrage qu'il faudrait savoir par coeur lorsqu'on s'intéresse à cette question -, que «les images aux coloris vulgaires, que nous découvrons sur un paquet de riz ou de pâtes alimentaires, auraient peut-être laissés béats d'admiration les contemporains de Giotto (6)».

Mais cela n'enlève rien au génie du peintre florentin, ni aux maîtres qui le précédaient. Il faut en fait chasser ce réflexe qui consiste à juger spontanément de la valeur d'une oeuvre selon sa fidélité au réel. Le néophyte qui s'y laisse prendre ne crie pourtant pas au chef-d'oeuvre devant les statues de cire du musée du Cap-de-la-Madeleine! La question est complexe et je n'en résumerai qu'un aspect.

Jusqu'au milieu de notre siècle, la critique voyait dans l'histoire de l'art une lente et progressive conquête de la représentation du réel jusqu'à un point oméga de parfaite correspondance entre le réel et sa représentation. Cette idée est issue de l'Antiquité qui concevait la mimesis, ou l'imitation de la nature - et c'est l'un des rares exemples de cette époque - comme soumise à la même nécessité d'évolution que la technique l'est au regard du XXe siècle. En fait, voir dans la reproduction du réel la finalité de la peinture est une idée platonicienne. Dans La République (7), Platon dit du peintre «qu'il est un imitateur qui n'entend rien à la réalité»[...] et «ne connaît que l'apparence», et il lui donne ainsi une importance moindre qu'à l'artisan qui fabrique un lit. Il est aisé de comprendre pourquoi. Dans la métaphysique de Platon, le sensible est une ombre qui nous cache l'Intelligible. Si l'art du peintre n'est qu'imitation - et Platon n'a jamais douté de cette idée -, alors un tableau ne peut être que l'ombre de l'ombre de la caverne. L'imaginaire antique aurait pu toutefois concevoir l'oeuvre d'un peintre d'une façon différente.

Dans la mythologie grecque, reprise plus tard par Ovide jusqu'à Bernard Shaw, Pygmalion s'éprend d'une statue d'ivoire qu'il a sculptée. La déesse Aphrodite donne la vie à l'oeuvre de Pygmalion en reconnaissance de son zèle religieux. La statue devenue Galatée engendre Paphos et Métharmé (8).

La statue ici n'est plus simple imitation du réel mais accède de par son autonomie propre à un statut supérieur. L'oeuvre devient création. C'est ainsi que la voient les experts contemporains. Goethe est l'un des premiers auteurs de l'époque moderne à défendre ce point de vue. Il rejette les théories de l'imitation. Il conçoit que «l'amateur non cultivé exige qu'une oeuvre d'art soit naturelle»[...] et que «c'est justement pour [...] pouvoir en jouir d'une manière naturelle, souvent grossière et commune (9)». Mais à ses yeux, contrairement à Platon, «le travail d'un artiste dote n'importe quelle matière d'une valeur profonde et éternelle; au contraire, une forme due à un travailleur mécanique, alors même qu'elle serait conférée à un métal très précieux , possédera toujours, malgré le travail le plus soigné, quelque chose d'insignifiant et d'indifférent (10):
«Bien que Goethe admette que l'imitation puisse trouver sa place dans une oeuvre d'art, il n'en fait pas une finalité exclusive. D'une part, il a compris qu'une «imitation parfaite de la nature n'est possible en aucun sens» parce que «l'artiste est appelé uniquement à représenter la surface d'une apparence (11)». D'autre part, il distingue l'art et la nature; «l'artiste ne doit pas tant se montrer scrupuleux en ce qui concerne la nature, il doit être scrupuleux en ce qui concerne l'art. L'imitation, même la plus fidèle, de la nature ne suffit pas à elle seule pour créer une oeuvre d'art; à l'inverse, dans une oeuvre d'art presque tout ce qui est nature peut avoir disparu, sans qu'elle ne cesse de mériter des louanges (12)». Il rejette la conception naturaliste de Diderot; «la nature forme des êtres vivants mais quelconques, l'artiste forme des être morts mais dotés de signification, la nature crée des êtres véritables, l'artiste des êtres d'apparence. Dans le cas d'oeuvres de la nature, le spectateur doit apporter lui-même la signification, le sentiment, les pensées, l'effet et l'action sur l'âme; dans le cas de l'oeuvre d'art, il veut et doit trouver tout cela dans l'oeuvre (13)». Une telle idée peut faire sourciller parce qu'elle fait de l'artiste en définitive, un démiurge. Mais cette approche enrichit considérablement notre regard sur l'art figuratif. On ne peut dès lors se borner à juger de la qualité de l'oeuvre par sa simple fidélité au réel.

Pierre Francastel, en analysant une miniature du Livre d'heures du Duc de Berry (qui date de 1416), nous démontre tout l'enrichissement que peut apporter l'abandon de cette idée naïve. Il rappelle tout d'abord que la composition de la miniature est incohérente. Le duc est à table, devant la paroi d'une demeure ouverte sur les trois autres côtés. De plus, le sol du palais se confond avec celui de l'extérieur et des hommes d'arme se précipitent dans le vide. «Il n'existe dans cette composition aucune idée d'un espace mesuré à la même échelle et il est aussi évident que plusieurs lieux sont non seulement rapprochés mais enchevêtrés». Mais, ajoute-t-il, «l'image est parfaitement cohérente, elle définit, par énumération, l'espace où s'exercent les pouvoirs du duc et elle nous montre, en outre, le cadre de sa propre existence. Elle constitue, par ailleurs, un lieu figuratif parfaitement pourvu de rationalité» [...] Et Francastel de poursuivre en rappelant un mécanisme d'interprétation du système médiéval classique «qui associe la représentation d'un intérieur et celle de l'extérieur, compte tenu du fait que l'intérieur est donné comme premier plan, d'où il résulte que l'on découvre normalement l'enveloppe après la scène centrale. Procédé absolument logique si l'on part du principe que le monde extérieur matérialise une conception de l'esprit humain et que l'événement, non le spectacle du monde, est premier(14)». On pourrait poursuivre l'analyse de Francastel mais on voit dès lors combien l'incohérence apparente de la composition s'évanouit lorsqu'on «connaît les moyens techniques utilisés par l'auteur pour intégrer dan un ensemble matériel possédant une existence en soi des expériences visuelles et des signification.»(15)

Bien sûr, l'exercice est exigeant mais pour conclure, je laisserai Goethe nous en rappeler les bienfaits. «Une oeuvre d'art parfaite est une oeuvre de l'esprit humain et en ce sens elle est aussi une oeuvre de la nature. Mais dans la mesure où les objets disséminés y sont montés en une unité et où même les plus communs sont accueillis dans toute leur signification et noblesse, elle est au-dessus de la nature. Une telle oeuvre appelle un esprit qui est né et s'est développé dans l'harmonie pour la saisir; un tel esprit trouve que l'excellence et l'accomplissement sont aussi conformes à sa propre nature. L'amateur commun n'en possède aucune notion, il traite l'oeuvre d'art comme un objet qu'il aurait trouvé au marché, alors que le véritable amateur ne voit pas uniquement la vérité de ce qui est imité, mais aussi les qualités de ce qui a été sélectionné, le caractère spirituel de la composition, la nature céleste du petit monde artistique; il sent qu'il lui faut s'élever jusqu'à l'artiste pour jouir de l'oeuvre, il sent qu'il lui faut quitter sa vie dissipée et se recueillir, qu'il lui faut cohabiter avec l'oeuvre d'art, la contempler à maintes reprises, et par là même qu'il doit accéder lui-même à une existence supérieure». (16)

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