Le dénonciateur

Remy de Gourmont
C'était une des vilaines choses de l’admirable civilisation romaine impériale, que la dénonciation y fût admise florissante et fructueuse. L’empereur, c’est-à-dire l’État, bénéficiait de la fortune du malheureux convaincu du crime vague de lèse-majesté, mais le dénonciateur en recevait une partie. Ni son acte ni ses profits ne disqualifiaient le delator, car il était hypocritement convenu qu’il n’avait parlé que pour le bien public. Je ne sais pas ce que peut rapporter de nos jours une dénonciation; cela dépend sans doute de l’importance du service rendu à la police. Rien de plus naturel. Il est naturel aussi, car nous avons acquis certaines délicatesses, que le délateur moderne encoure le mépris public. C’est l’inconvénient d’un métier qui offre à ceux qui l’exercent avec froideur certaines compensations. Le délateur se confère en effet une sorte de magistrature soudaine et puissante. Il est celui qui met en marche le mécanisme cruel des lois pénales, il devient en quelques minutes, par son acte même, accusateur, juge et bourreau. Comme il serait intéressant de pouvoir observer le délateur au moment où, épelant avec frémissement tel prospectus suspect, il découvre le trait qui permet la plainte au parquet! On verrait dans ses gestes, on lirait sur son visage quelque chose de la joie d’un gueux chercheur de poux. Et c’est bien sous cette apparence que je me peins le dénonciateur : c’est un chercheur de poux. Il paraît que des gens s’assemblent pour pouiller en commun la littérature et l’art, et cela complète la ressemblance avec les mœurs de ce qu’il y a de plus dégradé, de ce qu’il y a de simiesque dans l’humanité. Cependant le délateur parfois prétend n’obéir qu’à des mobiles élevés; il protège la morale. Mais on ne voit pas bien ce qu’il peut y avoir de particulièrement élevé dans une religion ou dans une morale qui encouragent à la délation. Rien de plus relatif que l’élévation; les âmes hautes et les âmes basses n’en jugent pas de même.

Retenons cependant ces mobiles, religion morale; ils permettent de séparer les délateurs en deux classes, de distinguer entre la sordide « casserole » et le dénonciateur piétiste. L’un obéit à des besoins, l’autre à sa conscience. Voilà la différence. On la trouvera énorme ou minime, selon le degré de pudeur dont on est capable. Ni le désintéressement ne suffit à légitimer un acte, ni l’intérêt ne suffit à le flétrir. La beauté ne devient pas laide pour avoir été vendue, et la laideur n’en est pas plus belle pour s’étaler sans but commercial. Quel que soit son mobile, la délation est un acte laid. Le magistrat, proprio motu, poursuit l’auteur d’un de ces papiers si bêtement appelés pornographiques (quand il y a dix mots français pour dire la même chose); c’est un malheur dont la victime n’a que tout juste le droit de se plaindre. La victime a couru volontairement un risque et le magistrat a fait son métier. Ce sont les relations du chasseur et du gibier, relations normales et qui ne comportent que deux dénouements, également rigoureux. Je n’aurai aucun mépris ni pour le chasseur ni pour les chiens qu’il nourrit et qu’il dresse. Mais que dire du chien volontaire, de l’auxiliaire bénévole de la police? Rien de plus que ce que dirait un Monsieur Monod lui-même des familiers du Saint-Office, des auxiliaires de l’Inquisition.

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