Les moeurs des sociétés de compagnonnage

Agricol Perdiguier
LA MÈRE 1
Quant un compagnon va à la maison où la Société loge, mange et tient ses assemblées, il dit: Je vais chez la mère. Si l'aubergiste chez lequel la Société est établie n'avait point de femme, on dirait également en allant chez lui: Je vais chez la mère. On le voit, le mot mère fait non seulement penser à la maîtresse de la maison, mais à la maison elle-même. Cela connu, je dirai: L'aubergiste est le père des Compagnons, sa femme est leur mère, les enfants de l'hôtelier et les domestiques sont leurs frères et leurs sœurs. Tous les membres de la Société sont solidaires les uns des autres envers la mère jusqu'à un certain degré. On a vu des pères et des mères aimer les Compagnons comme s'ils étaient leurs propres enfants.


LE ROULEUR OU ROLEUR
Dans toutes les Sociétés, chaque Compagnon, à tour de rôle, consacre une semaine à embaucher et à lever les acquits; de plus, il convoque les assemblées, il accueille les arrivants, il accompagne les partants en portant sur son épaule leur canne et leur paquet jusqu'au lieu de séparation: telles sont les fonctions du Rouleur.


ASSEMBLÉES MENSUELLES
Dans toutes les Sociétés du Compagnonnage, il y a, le premier dimanche de chaque mois, une assemblée générale, que le Rouleur a convoquée dès la veille. Dans cette réunion, chaque membre de la Société verse une somme égale pour couvrir les frais communs; outre les Assemblées mensuelles, il est d'autres assemblées que divers cas peuvent nécessiter, par exemple, le départ d'un frère pour que ce frère puisse réclamer si quelqu'un lui doit et pour qu'on puisse lui réclamer s'il doit à quelqu'un; plusieurs autres motifs provoquent des assemblées.


EMBAUCHAGE
Dans la Société des Compagnons du Devoir de Liberté, le Rouleur conduit, soit un Compagnon, soit un Affilié chez le maître, et lui dit: Voici un ouvrier que je viens vous embaucher. Le maître met cinq francs dans la main du Rouleur, qui, se tournant vers l'ouvrier, lui dit: Voilà ce que le maître vous avance; j'espère que vous le gagnerez. L'ouvrier répond affirmativement. Le maître doit ignorer si l'ouvrier est Affilié ou Compagnon; quand un Rouleur a embauché plusieurs hommes, il leur rend l'argent que le maître leur a avancé, puis ils déjeunent ou dînent ensemble, et ceux-ci, entre tous, lui paient son écot. Cependant il pourrait exiger de chacun à part un léger repas.

Dans la Société des Compagnons du Devoir, le Rouleur mène également ses hommes chez les maîtres, qui avancent cinq francs si c'est un Compagnon, trois francs si c'est un Aspirant. La journée d'un Aspirant est payée cinq sous de moins que celle d'un Compagnon; cependant, comme dans ces derniers temps presque tous les ouvriers sont aux pièces, cette distinction est de peu d'effet. Le Rouleur rend un franc à l'Aspirant, et en garde deux pour lui. Dans les villes de Devoir, il doit verser un franc dans la caisse des Compagnons, caisse qui n'a rien de commun avec celle des Aspirants.

Les Compagnons bourreliers, maréchaux, etc., font payer à l'Aspirant, la première fois qu'ils l'embauchent dans une ville, la somme de six francs. Celui qui a payé cette somme peut se faire réembaucher dans la même ville, sans qu'il lui en coûte rien; les Aspirants de ces Sociétés ne paient point de frais de mois, mais ils reçoivent aussi des secours proportionnés à l'argent qu'ils versent.

Ce n'est que dans l'embauchage que le Rouleur reçoit une sorte de dédommagement, toutes ses autres courses sont gratuites.


LEVAGE D'ACQUIT
Quand un ouvrier quitte sa boutique, le Rouleur le ramène chez le maître d'où il sort, pour savoir s'ils n'ont rien à se réclamer ni l'un ni l'autre.

Quand un jeune homme sort d'une Société de Compagnons pour entrer dans une autre Société de même genre, les Compagnons qui l'accueillent font lever son acquit chez les Compagnons qu'il quitte, pour savoir s'il s'est bien comporté.

Quand un membre de la Société part d'une ville, on lève son acquit chez la mère, et auprès de la Société.


RAPPORTS DES COMPAGNONS AVEC LES MAÎTRES
Un maître ne peut occuper que les membres d'une seule Société. Il s'adresse au premier Compagnon qui, par l'intermédiaire du Rouleur, lui procure les ouvriers dont il a besoin. Si le maître n'est pas content d'un ouvrier, il s'en plaint au premier Compagnon. Si un ouvrier n'est pas content du maître, il s'en plaint également au premier Compagnon, qui cherche à contenter tout le monde autant qu'il le peut. Si un maître est trop brutal et trop exigeant envers les ouvriers, la Société qui le servait cesse de lui en donner; il s'adresse alors à une autre Société; mais s'il ne corrige pas ses manières, il perd encore ses ouvriers. Quand un maître cherche à diminuer toujours le salaire des ouvriers, les Sociétés s'en alarment, car le mal est contagieux. Alors elles s'entendent, et mettent sa boutique en interdit pour un nombre d'années ou pour toujours. Cette interdiction cause un grand dommage au maître; quelquefois elle le ruine; mais les Compagnons n'en sont point touchés, et ils disent hautement: — Il a voulu retirer le pain aux ouvriers; cependant sans eux il ne pouvait pas vivre; il fut un égoïste, un exploiteur sans miséricorde; nous l'avons abandonné à ses propres ressources, qui ont été insuffisantes. Avis à ceux qui voudraient l'imiter!

Le salaire ressemble au poids qui donne le mouvement à l'horloge, ce poids descend de lui-même et naturellement; mais il faut, quand il est assez bas, user d'une force intelligente, sans quoi il arriverait jusqu'à terre, et les rouages ayant cessé d'avoir de l'action les uns sur les autres, l'horloge s'arrêterait. Les ouvriers sont quelquefois obligés, non d'user d'une force brusque, mais d'une certaine force d'inertie; s'ils n'avaient jamais eu recours à cet expédient, le salaire serait tellement descendu, que la machine industrielle se serait arrêtée, et le maître lui-même en eût horriblement souffert.

Si la vente des denrées fait monter l'argent en haut, la vente du travail des bras doit le faire descendre en bas, afin qu'il puisse encore remonter pour redescendre encore. C'est ce flux et reflux qui fait vivre les classes placées aux extrémités sociales, et les classes intermédiaires. Cette question des salaires, traitée souvent à la légère, mérite des réflexions bien sérieuses.


SERVICES ET SECOURS
Quand un Compagnon arrive dans une ville, on l'embauche; s'il n'a pas d'argent, il a du crédit; si des affaires pressantes exigeaient son départ, étant, lui, dépourvu d'argent, la Société lui accorderait des secours de ville en ville jusqu'à ce qu'il fût rendu à sa destination.

Si un membre de la Société est mis en prison pour des faits non dégradants, on fait pour lui tout ce qu'on peut faire; s'il tombe malade, chacun va le voir à son tour et lui porte tout ce qui peut lui être utile. Dans certaines Sociétés, on visite moins fréquemment le malade, mais on lui fait dix sous par jour, dont le montant lui est remis dès qu'il sort de l'hospice.

Si un membre meurt, la Société lui rend le dernier service en l'accompagnant jusqu'à sa dernière demeure. Au bout d'un an, son souvenir est rappelé à la mémoire de ses frères.

Si la Société d'une ville éprouve des malheurs et demande des secours, les Sociétés des autres villes ne sont point sourdes à sa voix, et la soulagent promptement et de toutes les manières. Les lois du Compagnonnage ne commandent que l'amour et l'abnégation; si les Compagnons en comprenaient le bon esprit, ils seraient non seulement les amis de ceux de leur catégorie, mais de tous les Compagnons et de tous les hommes.


COTERIES ET PAYS
Les tailleurs de pierre des deux partis, et les charpentiers des ceux partis aussi, se disent coterie; tous les Compagnons des autres états se disent pays.


SURNOMS DES COMPAGNONS
Les menuisiers et les serruriers du Devoir ne portent pas de surnom. Les tailleurs de pierre des deux partis, faisant passer le surnom devant le nom de pays, s'appellent comme ceci: La Rose de Bordeaux, Le Décidé de Toulon; etc.; les chapeliers, les cloutiers, les cordiers, les tisserands s'appelleraient: La Rose le Bordelais, Le Décidé le Toulonnais, etc.; les Compagnons de toutes les autres Sociétés tournent la chose différemment et s'appelleraient: Bordelais la Rose, Toulonnais le Décidé, etc.; les couvreurs seuls, Enfants des Bondrilles, ont dû ajouter, pour se distinguer de leurs pères, un allongement à leurs surnoms; ils pourraient donc s'appeler: Bordelais la Rose dit le Beau Garçon, Toulonnais le Décidé dit le Courageux, etc., etc.

Dans les temps où le compagnonnage était persécuté, le surnom que l'on portait en place du nom de famille a souvent dérobé aux poursuites des autorités civiles et ecclésiastiques, le Compagnon dont on voulait s'emparer.


ORIGINE DES SOBRIQUETS
Il est probable que dans les premiers temps du Compagnonnage, en crainte des docteurs en théologie 2, les cérémonies avaient lieu dans les profondeurs des bois. Il est probable aussi que tous les Compagnons hurlaient. Leurs hurlements étaient plus ou moins graves, plus ou moins aigus, selon les Sociétés; de là sont venus sans doute ces sobriquets: Loups, Loups-Garoux, Chiens, etc., etc.

D'autres prétendent que le nom de Chien, attribué à tous les Compagnons du Devoir, vient de ce que ce fut un chien qui découvrit le lieu où gisait sous des gravats le cadavre d'Hiram, architecte du Temple, et que, d'après cela, tous les Compagnons qui se séparèrent de ceux qui avaient tué Hiram furent appelés de ce nom de Chien.

Sur le sobriquet Dévorant je dirai: le Devoir est un Code; c'est l'ensemble des lois et des règlements qui dirigent une société, ceux qui possédaient un Devoir furent nommés Devoirants, puis Dévorants.

Sur le sobriquet Gavot, voici ce que l'on dit: quand les Compagnons du Devoir de Liberté, arrivant de la Judée, débarquèrent en Provence, ils se réunirent sur les hauteurs de la Sainte-Baume; de là ils descendirent dans les vallées et dans les plaines pour se répandre ensuite dans les villes. Ceux qui les virent descendre de la montagne dirent: ce sont des Gavots, et ce nom leur fut conservé. Je ferai observer qu'en Provence on appelle Gavots les habitants de Barcelonnette et tous les autres habitants des montagnes.


QUI HURLE ET QUI NE HURLE PAS
Les tailleurs de pierre Compagnons étrangers, les menuisiers et les serruriers du Devoir de Liberté ne hurlent pas; les tailleurs de pierre Compagnons passants, les menuisiers et les serruriers du Devoir ne hurlent pas non plus. Les Compagnons de tous les autres corps d'états hurlent, et ils appellent cela chanter, par la raison qu'ils articulent ainsi des mots qu'eux seuls peuvent comprendre.


TOPAGE
Si deux Compagnons se rencontrent sur une route, ils se topent. Voici comment. Étant à une vingtaine de pas l'un de l'autre, ils s'arrêtent, prennent une certaine pose, et ces demandes et ces réponses sont hautement articulées: — Tope! — Tope! — quelle vocation! — Charpentier; et vous, le pays? — Tailleur de pierre. — Compagnon? — Oui, le pays; et vous? — Compagnon aussi. — Alors ils se demandent de quel côté ou de quel Devoir. S'ils sont du même, c'est une fête, ils boivent à la même gourde; si un cabaret se trouve près de là, on y va choquer le verre. Dans le cas contraire, ce sont des injures d'abord, et puis des coups. Il est vrai que dans l'origine le topage n'avait qu'un but louable, des ouvriers ne voulant pas se rencontrer sans sympathiser ensemble, l'adoptèrent; mais malheureusement la chose la plus douce est devenue la plus détestable.


OUI TOPE ET QUI NE TOPE PAS
Les Compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté ne topent pas; ils ont adopté d'autres moyens pour se reconnaître. Tous les autres Compagnons topent encore.


RUBANS OU COULEURS
Les couvreurs, les charpentiers et les tailleurs de pierre passants ont des rubans fleuris et variés en couleurs. Ils les portent au chapeau. Les couvreurs les font flotter derrière le dos; les charpentiers les font tomber par devant l'épaule gauche; les tailleurs de pierre aussi, mais un peu moins bas. D'après leur manière de voir, ceux qui travaillent au faîte des maisons doivent porter les couleurs au faîte des chapeaux. Les tailleurs de pierre étrangers ont des rubans fleuris et de toutes couleurs qu'ils portent attachés au cou, tombant sur la poitrine. Les menuisiers, les serruriers du Devoir de Liberté les portent bleus et blancs, attachés au côté gauche.

Les menuisiers, les serruriers du Devoir, et presque tous les autres Dévorants ont le rouge, le vert et le blanc pour couleurs premières, puis, en voyageant, ils en cueillent d'autres. Ils les portent tous au côté gauche, et attaché à une boutonnière plus ou moins élevée. Les teinturiers portent des ceintures écarlates. Les Compagnons qui portent les rubans au chapeau ou au cou en portent au côté aussi.

Arracher les couleurs à un compagnon, c'est le plus grand outrage qu'on puisse lui faire. Il faut considérer les couleurs d'une Société comme le drapeau d'une nation.


CANNES
Tous les Compagnons portent des cannes: dans certaines Sociétés on les porte courtes; ce sont des cannes quelque peu pacifiques; dans d'autres on les porte longues et garnies de fer et de cuivre; ce sont alors des cannes guerrières, des instruments de bataille. Les jours de cérémonie on pare les cannes de rubans.

Le Compagnon qui arrache la canne à un Compagnon ennemi a fait une grande prouesse; il s'en glorifie.


ÉQUERRE ET COMPAS
L'équerre et le compas sont les attributs de tout le Compagnonnage, car on pense, je l'ai déjà dit, que le mot compagnon dérive de compas.

Néanmoins un grand nombre de Sociétés ne veulent pas permettre que de certains corps d'états s'en parent. On trouve ces états trop inférieurs et trop au-dessous d'un tel instrument!

Les cordonniers et les boulangers ont payé cher quelquefois la gloire de porter le compas; tous les Compagnons du Devoir des autres états sont tombés sur eux.


BOUCLES D'OREILLES
Les charpentiers Drilles portent suspendus à l'une de leurs boucles d'oreille une équerre et un compas, à l'autre la bésaiguë; les maréchaux portent un fer à cheval, les couvreurs un martelet et une aissette, les boulangers la raclette. Chacun de ces états croit avoir seul le droit d'embellir ainsi ses boucles d'oreilles. Les accessoires des boucles d'oreilles ont engendré des batailles.


CONDUITE EN RÈGLE
Quand un Compagnon aimé part d'une ville, on lui fait la conduite en règle, c est-à-dire que tous les membres de sa société l'accompagnent avec un certain ordre. Le partant et le Rouleur, portant sur son épaule la canne et le paquet de celui qui s'en va, marchent en tête. Tous les autres Compagnons, armés de cannes, parés de couleurs, chargés de verres et de bouteilles pleines de vin, suivent sur deux rangs, et forment une longue colonne.

Un des Compagnons entonne une chanson de départ; tous les autres, d'une voix forte, répètent le refrain. La conduite s'en va ainsi en chantant au loin de la ville. Là, on s'arrête, on fait une cérémonie qui n'est pas la même pour toutes les sociétés. On hurle ou on ne hurle pas, mais dans tous les cas on boit, puis l'on s'embrasse et l'on se quitte; le partant s'éloigne, la conduite revient en ville.


FAUSSE CONDUITE
Il arrive, quand il se fait une conduite en règle, que des Compagnons ennemis des premiers font une fausse conduite; ils improvisent un faux partant; il se rangent en colonne, et vont au-devant de la conduite qui revient; ils se rencontrent, ils se topent, ils se livrent bataille, et le sang coule toujours abondamment; il y a toujours des blessés et quelquefois des morts. À Nantes, un père de famille, s'étant joint à une de ces fausses conduites, se fit tuer.


CONDUITE DE GRENOBLE
Cette conduite se fait, dans une Société, à un de ses membres qui a volé ou escroqué; c'est le châtiment qu'on lui inflige dans une chambre ou dans les champs. Celui qui a reçu la conduite de Grenoble est flétri moralement; il ne peut plus se présenter devant la Société qui l'a chassé comme indigne d'elle. Quand on a vu faire cette conduite, on n'est pas tenté de la mériter; elle n'attaque pas le physique brutalement, mais rien n'est si humiliant: il y a de quoi mourir de honte!

J'ai vu, au milieu d'une grande salle peuplée de Compagnons, un des leurs à genoux; tous les autres Compagnons buvaient du vin à l'exécration des voleurs et des scélérats; celui-là buvait de l'eau; et quand son estomac n'en pouvait plus recevoir, on la lui jetait sur le visage. Puis on brisa le verre dans lequel il avait bu, on brûla ses couleurs à ses yeux; le Rouleur le fit relever, le prit par la main et le promena autour de la salle; chaque membre de la Société lui donna un léger soufflet; enfin la porte fut ouverte, il fut renvoyé, et quand il sortit, il y eut un pied qui le toucha au derrière. Cet homme avait volé.

À Avignon, un individu, après avoir subi la conduite de Grenoble, porta plainte à l'autorité, qui prit des informations minutieuses sur les causes d'un tel traitement. Le plaignant devant la justice fut convaincu de vol, et condamné à un an de prison: mieux eût valu pour lui ne point porter plainte, et ne point provoquer une seconde punition.


FÊTES PATRONALES
Les tailleurs de pierre fêtent l'Ascension, les charpentiers saint Joseph, les menuisiers sainte Anne, les serruriers saint Pierre, les maréchaux saint Éloi d'été, les forgerons saint Éloi d'hiver, les cordonniers saint Crépin. D'autres corps d'états fêtent d'autres patrons.

Le matin du jour de la fête, les Compagnons vont à la messe; de retour chez la mère, dans quelques Sociétés, on élit le nouveau chef, puis après il y a le festin de corps. Dans la plupart des Sociétés de Compagnons du Devoir, les Compagnons et les Aspirants ne sont ni aux mêmes tables ni dans la même pièce; il y a le bal des Compagnons et le bal des Aspirants; ils s'invitent quelquefois réciproquement. Dans les Sociétés des Compagnons du Devoir de liberté, Compagnons et Affiliés sont aux mêmes tables, et mêlés autant que possible. Chez les Compagnons étrangers, même mélange.

Enfin, dans tous les cas, la gaîté règne dans ces fêtes de Compagnons; on boit, on chante, les imaginations s'exaltent, chacun est vraiment heureux et se croit transporté dans un paradis. Le lendemain ils donnent un bal où ils font danser les maîtres et les maîtresses qui les occupent. Ces jours de fêtes sont des jours de rapprochement et de sympathie entre des gens trop souvent divisés d'intérêt.


ENTERREMENTS
Soit qu'un Compagnon meure dans une maison privée ou dans un hospice, sa Société se charge presque toujours de son enterrement et de tous les frais qu'il peut occasionner.

Le défunt est porté dans un corbillard, ou par quatre ou six Compagnons qu'on relève de temps en temps. Le cercueil est paré de cannes en croix, d'une équerre et d'un compas entrelacés, et des couleurs de la Société. Chaque Compagnon a un crêpe noir attaché au bras gauche, un autre à sa canne, et de plus, quand les autorités le permettent, il se décore des couleurs, insigne de son Compagnonnage. Les Compagnons sont placés sur deux rangs, marchent dans un grand recueillement et vont ainsi à l'église, puis au cimetière; arrivés à ce dernier lieu, ils déposent le cercueil sur le bord de la fosse, et l'entourent par le cercle vivant qu'ils forment. Si les Compagnons en cérémonie sont des menuisiers soumis au Devoir de Salomon, l'un d’eux prend la parole, rappelle à haute voix les qualités, les vertus, les talents de celui qui a cessé de vivre, et tout ce qu'on a fait pour le conserver à la vie. Il pose enfin un genou à terre, tous ses frères l'imitent, et adresse à l'Être suprême une courte prière en faveur du Compagnon qui n'est plus; il recommande son âme à sa miséricorde et à sa douce justice. Après le prononcé de cette prière toujours si éloquente, on descend le cercueil dans la fosse, et l'on place aussitôt, près de la tombe, sur le terrain le plus uni, deux cannes en croix; deux Compagnons, en cet endroit, près l'un de l'autre, le côté gauche en avant, se fixent, font demi-tour sur le pied gauche, portent le droit en avant, de sorte que les quatre pieds puissent occuper les quatre angles formés par le croisement des cannes; ils se donnent la main droite, se parlent à l'oreille et s'embrassent. Chacun passe, tour à tour, par cette accolade 3, pour aller de là prier à genoux sur le bord de la fosse, puis jeter trois pelletées de terre sur le cercueil. Quand la fosse est comblée les Compagnons se retirent en bon ordre.

La cérémonie funèbre des menuisiers du Devoir de maître Jacques, diffère peu de celle que je viens de décrire.

Dans beaucoup de corps d'états, on remplace le discours par des cris lamentables auxquels le public ne peut rien comprendre. Quand on a descendu le cercueil dans la fosse, un Compagnon descend se placer à son côté; on pose aussitôt, à fleur de terre, un drap qui dérobe à tous les yeux le vivant et le mort, des lamentations partent de dessous terre, lamentations auxquelles les Compagnons qui entourent la tombe répondent par d'autres lamentations. Si cette cérémonie a lieu pour un charpentier de Soubise, il se passe à ce moment quelque chose dont je dois ne point parler.

Il est rare que les Compagnons fassent un enterrement sans aller, en sortant du cimetière, choquer le verre ensemble. Les enfants de Salomon vont, Compagnons et non Compagnons, fraterniser dans le même cabaret 3. On n'en use pas ainsi chez les enfants des autres fondateurs. J'ai assisté en 1839 à l'enterrement de mon ancien ami Dutaud, dit Jean le Gascon, Compagnon menuisier du Devoir: il avait, peu avant de mourir, pensé à moi, et recommandé à ses confrères de m'inviter à l'accompagner jusqu'à sa tombe. Je satisfis à son vœu si calme et si courageux. En sortant du cimetière du Père-Lachaise par la grande porte, je remarquai avec surprise, et, il faut le dire, avec un sentiment pénible, les Aspirants prendre à gauche, les Compagnons à droite Ceux-ci m’invitèrent à aller choquer le verre avec eux, ce que j'acceptai avec plaisir et reconnaissance, mais je désirerais les voir sympathiser davantage avec leurs Aspirants, ils en seraient plus dignes et plus heureux les uns et les autres.


RECRUTEMENT, FORCE DU COMPAGNONNAGE
Beaucoup de gens ont cru que les Compagnons étaient des hommes qui n'avaient ni feu ni lieu, et menaient une vie toujours vagabonde, toujours insouciante. Ceux-là n'ont point connu le Compagnonnage.

Les jeunes artisans des nombreuses contrées de la France, ceux surtout qui ayant le plus d'intelligence et de courage, sentent le désir, le besoin de voyager, de voir et de s'instruire, partent de leurs villes ou villages, vont s'affilier à une Société de Compagnons, font leur tour de France, et, après deux, trois, quatre ans de voyage, rentrent dans leurs foyers, auprès de leurs parents où ils s'établissent.

Le Compagnonnage actif qui peuple les villes de Devoir, telles que Lyon, Avignon, Marseille, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Paris, etc., etc., et tant d'autres villes plus ou moins grandes qu'on appelle villes bâtardes, par la raison que les Codes compagnonaux et sacrés n'y sont pas déposés, se compose, en grande partie, d'ouvriers de dix-huit à vingt-cinq ans. Il se renouvelle sans cesse; c'est une filière, c'est un moule par où la classe ouvrière passe sans interruption; les formes bonnes ou mauvaises qu'elle contracte là ne s'effacent jamais entièrement; elles sont portées en partie par ceux qui les ont prises, dans les familles, dans les ateliers et dans tous les coins de la France.

La jeunesse qui se retire du Compagnonnage actif, non de cœur, mais corporellement, est remplacée par une nouvelle jeunesse qui vient continuer la tradition et les formes anciennes. Le Compagnonnage est l'armée de l'industrie. Si l'armée française des champs de batailles, recrutée parmi les paysans, les artisans, les marchant et les rentiers, se compose en temps ordinaire de deux à trois cents mille soldats, l'armée française des ateliers s'élève, quoique les congés soient là volontaires et par conséquent beaucoup plus courts, au moins à cent mille ouvriers. Ainsi on peut compter que tous les trois ans cent mille ouvriers passent par cette filière.

Le Compagnonnage, quoiqu'on en dise, est très fort et très vivace; il exerce une action puissante sur l'esprit et sur les mœurs de la France; et ne sont ni philosophes, ni politiques ceux qui, le connaissant, croient pouvoir le dédaigner comme une chose sans conséquence.


REMERCIEMENT
Dans beaucoup d'états, quand un Compagnon a fini son tour de France et qu'il veut se fixer dans un lieu quelconque, il remercie sa Société, c'est-à-dire qu'il s'en retire muni d'un certificat, à lui délivré dans une grande réunion, par ses confrères, certificat attestant la moralité et la conduite sage de celui qui l'obtient: ce certificat est une sorte de congé. Celui qui a remercié n'appartient plus à la Société active, il n'y doit plus rien, il est indépendant; il reste cependant attaché de cœur à cette Société et l'aime comme un bon soldat aime son régiment et ses vieux compagnons d'armes, avec lesquels il a souffert et combattu longtemps; il l'aime même à un degré supérieur, car son attachement fut toujours libre et ne dura qu'autant qu'il le voulut: aussi cette Société pourrait encore dans une grande occasion compter sur ses secours pécuniaires et sur sa personne.

Il est des Sociétés où l'on ne remercie jamais; celle des Compagnons étrangers tailleurs de pierre, est de ce nombre.

Dans beaucoup de villes, on voit des Compagnons retirés du Compagnonnage actif, former entre eux une sorte de société de secours mutuels qu'ils ne quittent qu'avec la vie. Cette dernière Société commence à se pratiquer dans chaque corps d'état, et s'étend insensiblement sur plusieurs points. Les hommes sentent de jour en jour davantage le besoin de s'unir par des liens doux et durables.


PÈLERINAGE
Il était autrefois peu de Compagnons qui fissent leur tour de France sans faire un pèlerinage à la grotte de la sainte Beaume, en Provence; ils en revenaient munis d'images symboliques et de rubans ou couleurs embellis de dessins mystérieux. Tout ce qui venait de là était réputé, sur le tour de France, comme chose sacrée. Une partie des Compagnons qui passent en Provence visitent encore la sainte Beaume, lieu où la Madeleine, après le supplice de Jésus-Christ, se retira, dit-on, et mourut. Malgré la marche du temps, le culte et le pèlerinage ont conservé de leur sainteté et de leur poésie. Cette grotte humide et sombre, ces montagnes imposantes chargées d'un bois que les Compagnons appellent sans pareil, produisent toujours sur l'âme des pèlerins qui les visitent une impression profonde: on n'a jamais vu, dit-on, dans le bois sans pareil, le moindre vestige d'animal.

Les Compagnons partent de ce lieu avec des rameaux de ce bois, passés tout autour de leurs chapeaux, et une branche à la main; ils portent aussi sur eux le carquois ou rouleau de fer blanc qui contient les précieuses couleurs, le saint piton et le chapelet d'ivoire. On nomme tout cela réunit jeu ou pacotille, et coûte 40 francs.


Notes
1. Indépendamment de la mère, on a chez les charpentiers et quelques autres corps d'états, des cayennes. Ce sont des auberges situées près des chantiers, où les Compagnons travaillent, et dans lesquelles ils vont prendre leurs repas et tenir quelquefois des réunions.

2. L'histoire ne nous instruit pas de toutes les persécutions que le Compagnonnage a eu à subir. D'après le père Hélyot, voici ce qui se serait passé en 1645:

Il y avait parmi les Compagnons artisans de chaque métier, dit-il, certaines maximes exécrables et sacrilèges qu'on appelait vulgairement le Compagnonnage, d'autant plus dangereuses qu'elles étaient cachées sous le voile d'une piété apparente, et qu'on pouvait les embrasser avec une entière assurance d'impunité, parce qu'elles étaient ignorées des juges ecclésiastiques: mais en ayant été avertis par le serviteur de Dieu qui n'avait pu les détruire par ses charitables remontrances, ils les condamnèrent à sa sollicitation, et défendirent, sous peine d'excommunication, les assemblées pernicieuses de ces Compagnons. Ils les avaient transportées au Temple au Marais, comme dans un lieu exempt de la juridiction de l'archevêque; mais ils en furent chassés par sentence du bailli du Temple, à la requête du bon Henri, qui obtint aussi une sentence d'excommunication de l'archevêque de Toulouse coutre ceux de son diocèse qui se laissaient aller dans ces excès de libertinage, et il eut enfin la consolation de voir le Compagnonnage entièrement aboli, maigre toutes les oppositions qu'il trouva dans cette sainte entreprise.

Voir aux bibliothèques royales et autres l'histoire des Ordres monastiques, par le père Hélyot, tome VIII, page 179.

Le bon Henri ou Michel Buch était un dévot; il voulait que les compagnons vécussent dans le célibat, et suivissent les pratiques religieuses en usage chez les moines: n'ayant pu réussir dans son projet, il dut naturellement les dénoncer et les calomnier; c'était très naturel et surtout selon l'ordre du temps.

Les auteurs du dictionnaire de Trévoux ont reproduit, à l'article Compagnonnage, le passage ci-dessus sans ajouter un mot de réflexion; ils ont cru le Compagnonnage mort quand il était seulement forcé de se cacher. Le Compagnonnage est comme le chiendent; on a beau couper sa tige, il travaille et croit sous terre, puis il reparaît à sa surface toujours plus serré.
3. Des corps d'états appellent cela la guilbrette, d'autres l'appellent l'accolade.
4. Les cabarets sont les salons des travailleurs.

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