Aimer son métier

Francis Cardolle
Texte publié dans le cahier spécial "Métier et management", dirigé par Alain Chanlat, du groupe Humanisme et Gestion, Hautes études commerciales de l'Université de Montréal.
Du début des temps jusqu'à notre époque, l'humanité a accompli un effort prodigieux pour s'affranchir des contraintes que lui impose le milieu dans lequel elle évolue. De l'homme des cavernes jusqu'à l'astronaute, des découvertes extraordinaires ont été faites dans tous les domaines, qui devraient permettre à l'homme du vingt-et-unième siècle de vivre mieux qu'autrefois et plus longtemps.

La machine, de plus en plus perfectionnée, est capable d'accomplir à la place de l'homme toutes les tâches répétitives ou dangereuses qui étaient les siennes il y a encore cent ans. L'informatique démultiplie les possibilités de la mécanisation et de la robotisation. Les progrès en médecine sont tels que la durée moyenne de la vie, surtout la vie autonome, a considérablement augmenté. Tout se passe comme si la vie voulait, dans son élan, faire passer l'humanité à un stade supérieur. Mais cet élan libérateur est souvent brisé parce que l'homme n'a pas su acquérir, en même temps que sa maîtrise sur le monde matériel, les forces morales qui lui permettraient d'en tirer profit. Il lui manque ce supplément d'âme dont parlaient certains philosophes.

Avec la meilleure volonté du monde, les hommes politiques, les décideurs, les dirigeants, quelle que soit leur appartenance, sont le plus souvent démunis de réels moyens d'action. Dans le domaine le plus concret se rapportant à notre vie quotidienne, on peut déjà constater une dégradation de la situation. Ce problème s'ajoute à celui du dérèglement des valeurs qui font que le profit devient l'objectif prioritaire. La prise de conscience est lente. Espérons qu'il n'est pas trop tard. Si les individus continuent sur la même voie, rassurés par des rémissions toujours possibles, ils vont à la catastrophe sociale. Il faut faire en sorte de trouver une autre organisation du travail, sinon l'aventure humaine risque de mal se terminer.

La science, sauf sur des choses essentielles de la vie, ne semble pas avoir de limite. Or, la science sans conscience n'est rien que ruine de l'âme. Et cette conscience, c'est la nôtre, celle de chacun d'entre nous, si petit qu'il se pense. De cette conscience peut naître un avenir radieux pour l'humanité. Tout doit se mériter, mais pas au détriment de son voisin.

Tous les décideurs gouvernementaux, patronaux, syndicaux mais également les ouvriers doivent prendre conscience que nous devons revenir à des valeurs fondamentales. Nous devons nous former et former des jeunes à nos métiers pour une organisation du travail qui prenne en compte les techniques nouvelles qui évoluent très vite. Voilà notre rôle et notre devoir.

Instruire et transmettre nos valeurs professionnelles et morales sont des atouts majeurs. Que chacun de nous se prenne en charge et travaille à son perfectionnement civique, c'est en effet ce qui manque à tous de nos jours. Trop souvent, l'étiquette du contenant l'emporte sur le contenu. Voilà une erreur fondamentale tant sur le plan moral que sur celui de la conscience professionnelle.

Nous avons cessé de valoriser les métiers et les personnes qui les exercent. Un homme qui possède un métier, qui l'exerce avec honnêteté, conscience et fierté est un homme libre auquel l'avenir est ouvert, quoi que l'on dise. Quelle que soit la conjoncture, la société aura toujours besoin d'hommes de métier capables et conscients de leurs responsabilités. Le métier est une religion: il faut y croire, l'aimer et bien le faire. Il faut aussi avoir foi et confiance en l'avenir. Puissent ces deux vertus imprégner notre ceeur et notre conscience.

La reconnaissance de l'homme de métier ne dépend pas de l'ancienneté dans une corporation mais de la compétence de son oeuvre quotidienne. On ne voit plus, ou trop rarement, des ouvriers s'asseoir à 17 heures durant cinq minutes et observer l'ouvrage exécuté dans la journée puisse se lever avec fierté, aller se laver les mains et se dire: «Demain, je serai meilleur, autant en qualité qu'en productivité». C'est cela aimer son métier. Nos responsables et décideurs ont également perdu cette forme de pensée qui doit trouver un équilibre entre notre conscience intellectuelle et notre devoir accompli.

Il n'y a pas très longtemps, lors d'un discours politique, un politicien, avant de prendre la parole, ajustait sa cravate, ses cheveux, sa veste et après son discours, il m'a demandé s'il avait bien paru. Mais pas une question sur le contenu de son discours; l'important, c'était le contenant. Grosse erreur; cela ressemble au meuble que l'on doit livrer coûte que coûte même mal fait. De plus en plus dans notre société, nous nous résignons à avoir «une job» pour satisfaire nos besoins matériels. Mais puisque nous passons les trois quarts de notre existence éveillée à faire un travail, pourquoi ne pas le respecter, l'aimer, se perfectionner, évoluer avec lui, dans la satisfaction du devoir accompli? L'exemple doit venir du haut de la pyramide, du ministre et des chefs syndicaux jusqu'aux contremaîtres et aux employés. «Tout se mérite, rien ne se donne»... sauf le sourire et le bonheur.

Un employé fier de sa journée de travail sera heureux de rentrer chez lui et de l'expliquer à ses enfants. Cela rayonnera dans son foyer. La qualité du travail ne peut que porter satisfaction. Henri Richard aimait jouer au hockey et, sans recourir au

chantage, il donnait toujours cent pour cent de rendement. C'était pur, c'était normal. Aujourd'hui, le plus important, c'est le chèque et pourtant nous voyons des millionnaires malheureux. Le drame, c'est que les dirigeants plient devant les exigences du contenant, sans aucune conscience des implications, et renoncent à mettre l'accent sur le contenu.

Lorsqu'on exerce un métier, c'est la même chose. Il faut prendre le temps de faire son travail mais exiger qu'il soit bien fait. L'ouvrier doit connaître le sens de la vie et ses exigences sur le plan de la solidarité humaine. Tout homme a des devoirs. Chez l'ouvrier, le sens d'une mission sociale s'acquiert à travers l'intelligence de son travail. Le compagnonnage offre l'accès à une compétence, l'intégration dans le métier, mais il y a aussi, et c'est très important, le voyage (le Tour de France) qui, dans nos traditions, est la source d'une culture vraie.

La seule manière de faire des hommes libres, c'est d'en faire des hommes forts,

c'est-à-dire de développer en chacun les qualités fondamentales de la personne et de les armer pour le travail. Un homme doté d'un métier et de solides connaissances professionnelles et morales sera plus apte à être libre qu'ignorant. On conquiert la liberté par le travail et par les valeurs.

Si, dans le domaine du travail, l'ouvrier n'est pas le seul, loin de là, à apporter sa «pierre sociale», il n'en demeure pas moins le symbole de tout labeur, quel qu'il soit. Cet esprit ouvrier, cet esprit de l'ceuvre, tous doivent l'avoir, même ceux qui ne travaillent pas manuellement. Mais ceux qui travaillent de leurs mains ont comme un dépôt sacré à transmettre: l'image de leurs gestes concrets, la vertu de leurs efforts fécondant la matière dure à oeuvrer, leurs oeuvres qui concourent à l'enrichissement de l'humanité.

On ne peut pas tricher, un travail mal fait se voit et un travail bien fait rend la fierté.

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