Quelles sont les idées qui font avancer les choses?

Josette Lanteigne
L'évolution organique et naturelle est peut-être terminée, mais l'évolution conceptuelle et morale ne fait que commencer.
Qu'est-ce que l'innovation? Il n'est pas question ici du changement dans le sens d'une simple modification mais dans le sens d'une amélioration. La question est de savoir si les idées font avancer les choses. Ainsi, supposons qu'il y ait présentement un mouvement d'opinion en faveur des plus démunis, les causes sociales et la santé. Est-ce que l'on peut supposer qu'il favorisera la cause des pauvres? Sans doute. Mais est-ce qu'on peut attendre d'un mouvement d'opinion qu'il suffise à changer la réalité des besoins?

Il faudrait donc pouvoir disposer des critères qui permettent de mesurer l'avancement des choses, un thermomètre du changement. Certains voudront citer de grands noms, des scientifiques, des hommes d'affaires, des inventeurs… C'était justement une facette du rêve capitaliste que de considérer que l'inégalité entre riches et pauvres était largement compensée par le fait que les riches créaient des emplois et donc faisaient vivre les gens, indirectement. Avec la mondialisation, c'est l'inverse qui semble vrai: l'écart entre riches et pauvres s'élargit, car les biens de consommation sont produits par certains et consommés par d'autres.

Par ailleurs, le modèle communiste a fait faillite et un certain modèle islamique orthodoxe fait encore plus peur. La crainte de la guerre est maintenant partagée par tous les habitants de la planète, suite à la prise de conscience du 11 septembre 2001. Ceux qui jouissent encore de la sécurité relative continuent de vivre comme si cela allait durer toujours, et c'est là qu'interviennent les écologistes de tout poil: il faut penser aux générations futures et aux autres habitants de la planète. Voilà bien une première idée susceptible de faire avancer les choses, si elle était mise en pratique. Elle est simple, connue de tous, acceptée par tous, au moins en théorie, car si la pratique suivait, il n'en serait même pas question, tellement cette idée paraît naturelle. Tout le monde sait que ce n'est qu'une question d'organisation, mais la passion – et ses nombreux intérêts, fuit la raison comme la peste. Ceux qui sont déjà trop pauvres s'adonnent à la guerre; les pays riches veulent soumettre tout le monde à leur loi qui est celle du profit pur et simple.

Et pourtant, un mouvement comme «Pas à pas avec la nature» prétend concilier le capitalisme avec un changement dans la manière de penser aux générations futures et aux autres habitants de la planète. Voilà qui démontre hors de tout doute que le principe est partagé par tous et que la bonne volonté existe à gauche (dans les mouvements alternatifs qui rejettent la logique du progrès non démocratiquement planifié) comme à droite (dans les efforts des enviro-capitalistes pour réduire la pollution et penser globalement/agir localement). Toutefois, il continue d'y avoir trop de pauvreté, de pollution, de guerre… et on peut craindre qu'il en sera ainsi pour longtemps encore puisqu'une étude récente démontrait que la grande majorité des Québécois sont en faveur des mesures pour réduire la pollution automobile, mais que 2% seulement seraient prêt à renoncer à la conduite automobile! Faudra-t-il donc que nous disparaissions tous pour laisser place aux générations futures et aux autres habitants de la planète? Mais il ne suffit pas de baisser les bras, les autres feront encore moins que nous ce que nous aurons négligé d'accomplir, s'il est vrai que l'évolution arrive par ce que nous faisons, par les habitudes que nous prenons collectivement autant, sinon plus, que par les jugements que nous portons et à notre degré de sensibilisation.

Pourquoi sommes-nous si avancés techniquement et si peu avancés moralement? En fait, ce n'est pas notre morale qui fait défaut puisque le consensus existe au sujet du partage de principe entre les générations, dans un sens étendu à tous les habitants de la planète. Ce qui fait défaut, comme plusieurs l'ont dit tant de fois déjà, c'est la mise en pratique. Pourquoi? Parce qu'elle demande du temps: «Les siècles seuls détruiront ce que les siècles ont créé.» (Guglielmo Ferrero)

On pourrait écrire un livre intitulé: De l'impossibilité de changer les choses à court terme. On y traiterait des désillusions de tous les prophètes et voyants qui ont prétendu savoir ce qu'il fallait faire pour changer les choses. Naturellement, ils ont souvent été les victimes de leurs contemporains, qui les voyaient par le petit bout de la lunette. Un exemple est celui de Machiavel, décrit comme suit par Guglielmo Ferrero dans une conférence donnée en 1935: «Un grand naïf seulement pouvait croire que l'Italie se dégagerait en quelques ans, grâce à la plume d'un grand écrivain et à l'épée d'un grand prince. Les siècles seuls détruiront ce que les siècles ont créé. Un grand prophète, qui se prodigue parmi ses contemporains en conseils absurdes et impossibles, parce que vrais à une trop grande profondeur, est déjà un personnage pathétique.»

La mise en pratique demande plus que du temps, elle demande de dépasser la sensibilisation pour déboucher sur l'engagement quotidien et la durée. Une théorie scientifique peut être difficile à élaborer mais une fois mise au point, établie, elle est quasi éternelle puisque les théories futures devront en tenir compte. Du côté de la pratique, il en va tout autrement. Comme le faisait remarquer Heidegger dans son ouvrage Qu'est-ce qu'une chose?, quand un professeur interprète mal un poème il ne se passe rien, en apparence. Toutefois, un beau jour, après 50 ou 100 ans, il arrive quelque chose et on ne sait plus qui, des enseignants ou des élèves ou des fonctionnaires du ministère de l'Éducation, est à blâmer. Pour changer les choses en pratique il faut y mettre du temps, des générations et tous les habitants de la planète doivent être mis à contribution honnête. Ce n'est qu'ainsi que l'on peut espérer voir l'évolution humaine prendre un tournant qui lui garantisse la survie. Comme le remarquait Nicholas Georgescu-Roegen (voir ses «Fondements de la bioéconomie») avec beaucoup de rectitude, la survie de la planète est assurée pour très longtemps encore; c'est celle de l'homme qui ne l'est pas!

«L'humanité suivra-t-elle un programme qui implique une limitation de son penchant vers le confort dit exosomatique? Le destin de l'homme est peut-être de connaître une existence courte mais fière et excitante, plutôt que longue et végétative. Nous laisserions alors d'autres espèces, dépourvues de toute ambition spirituelle – les amibes, par exemple – hériter d'une Terre baignant toujours dans l'abondance de la lumière solaire.»
(Southern Economic Journal, vol. 41, no 3, janvier 1975).

Pour en savoir plus:

Voir le dossier Pas à Pas avec la Nature, dans l'encyclopédie de L'Agora, de même que le précédent numéro du magazine L'Agora, vol 9, no 3 (sept.-oct. 2002). Voir également la conférence de Guglielmo Ferrero comme document associé au dossier Nicholas Machiavel.

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