Buffon et le dessein primitif et général de la Nature

Ferdinand Hoefer
Idées de Buffon sur l'unité de plan de la nature
Buffon doit aussi être compté au nombre des promoteurs d'une des plus grandes idées de la science: nous voulons parler de l'unité de plan de la nature. Il revient plus d'une fois sur «un dessein primitif et général,»qu'on peut suivre dans l'immense variété de tous les êtres vivants.

«Prenant, dit-il, son corps pour modèle physique de tous les êtres vivants, et les ayant mesurés, sondés, comparés dans toutes leurs parties, l'homme a vu que la forme de tout ce qui respire est à peu près la même; qu'en disséquant le singe on pouvait donner l'anatomie de l'homme: qu'en prenant un animal on trouvait toujours le même fond d'organisation, les mêmes sens, les mêmes viscères, les mêmes os, la même chair, le même mouvement dans les fluides, le même jeu, la même action dans les solides; il a trouvé dans tous un cœur, des veines et des artères; dans tous, les mêmes organes de circulation, de respiration, de digestion, de nutrition, d'excrétion; dans tous, une charpente solide, composée des mêmes pièces à peu près assemblées de la même manière; et ce plan, toujours le même, toujours suivi de l'homme au singe, du singe aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des oiseaux aux poissons, aux reptiles, ce plan, dis-je, bien saisi par l'esprit humain, est un exemplaire fidèle de la nature vivante, et la vue la plus simple et la plus générale sous laquelle on puisse la considérer; et lorsqu'on veut l'étendre et passer de ce qui vit à ce qui végète, on voit ce plan, qui d'abord n'avait varié que par nuances, se déformer, par degrés, des reptiles aux insectes, des insectes aux vers, des vers aux zoophytes, des zoophytes aux plantes, et quoique altéré dans toutes les parties extérieures, conserver néanmoins le même fond, le même caractère dont les traits principaux sont la nutrition, le développement et la reproduction, traits généraux et communs à toute substance organisée, traits éternels et divins que le temps, loin d'effacer ou de détruire, ne fait que renouveler et rendre le plus en plus évidents.» — Buffon énonce la même idée dans son article Cheval, et il la résume en ces termes: «Cette uniformité constante et ce dessein suivi de l'homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, etc., dans lesquels les parties essentielles se retrouvent toujours, semblent indiquer qu'en créant les animaux, l'Être suprême n'a voulu employer qu'une idée et la varier de toutes les manières possibles, afin que l'homme pût admirer également et la magnificence de l'exécution et la simplicité du dessein.»

Avant Buffon, Newton avait déjà signalé l'unité de plan qu'on remarque dans la disposition des organes chez les animaux divisés en deux moitiés par la ligne médiane. Mais Réaumur montra le premier que l'idée d'unité de plan a besoin d'être examinée de plus près, parce qu'il y a des parties qui manquent à beaucoup d'animaux, comme la charpente des os que n'ont pas les mollusques, comme le cœur, qui ne se trouve pas dans certains animaux. Lorsqu'on passe, avec Buffon, de l'homme au cheval, on constate, en effet, un dessein suivi, qui se maintient, avec quelques modifications; quand on passe des quadrupèdes aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, c'est toujours le même dessein, le plan de l'animal vertébré. Mais si des animaux vertébrés on passe aux mollusques, le dessein change; il change encore, si l'on passe des mollusques aux insectes; puis encore, si l'on passe des insectes aux zoophytes. «Il n'y a donc pas, ajoute judicieusement M. Flourens, un seul dessein, un seul plan; il y en a quatre: il y a le plan des vertébrés, le plan des mollusques, le plan des insectes, et le plan des zoophytes.»

A l'exception des études de Méry sur la moule des étangs, de Malpighi sur le ver à soie, de Swammerdam sur un certain nombre d'insectes, l'anatomie de ce qu'on appelait les animaux à sang blanc, était inconnue du temps de Buffon. «Buffon a donné, dit M. Flourens, la loi des animaux vertébrés, et Cuvier a donné les lois des mollusques, des insectes, des zoophytes, animaux distincts des vertébrés.»

Idées de Buffon sur la classification des animaux.
Buffon emprunte à Aristote l'idée d'une échelle continue des êtres. Cette idée fut adoptée par Charles Bonnet et par presque tous les naturalistes de la fin du dix-huitième siècle. Cependant Réaumur l'avait déjà critiquée. «Que veut-on dire, s'écriait-il, lorsqu'on nous annonce que la nature marche par gradations inconnues, qu'elle passe d'une espèce à une autre et souvent d'un genre à un autre par des nuances imperceptibles? Veut-on dire que, dans le spectacle que la nature nous offre, elle nous présente une suite d'animaux qui diminuent de perfection dans leur organisation, de manière que nous confondons aisément les espèces moins parfaites de ces animaux avec les simples végétaux?... J'entends cela, mais je n'y vois point d'autre mystère, sinon que nos yeux ne peuvent suivre le travail de la nature dans la dernière perfection. Car de penser que le polype à bras qui a l'air d'une plante, que le polype à bouquets qui ressemble à une fleur, que tous ces polypes, dis-je, aient une construction qui ne diffère que très peu de celle d'une plante, d'une fleur, c'est assurément ce qu'on ne me fera pas croire. Tant que je verrai à un corps des mouvements spontanés, une sorte d'industrie, une adresse à se dérober à tout ce qui tend à le détruire, un art pour se procurer de la subsistance, la faculté de changer de place, je ne verrai qu'un animal; et, entre cet animal et une plante, j'apercevrai une ligne très forte et très sensible 7.»

Ces remarques sont justes. Leur auteur cite l'exemple du polype, parce que Buffon l'avait pris pour point d'appui de son échelle continue des êtres. Le polype se reproduit, à la vérité, par bouture comme les plantes. Mais il n'est pas le seul animal qui se reproduise de cette façon. Le ver de terre, le ver d'eau douce, se reproduisent aussi par bouture. Le polype est donc un animal.

D'ailleurs l'idée d'une échelle continue des êtres a dû être abandonnée depuis qu'il a été démontré qu'il y a au moins quatre plans dans le règne animal. L'échelle est donc interrompue dès qu'on passe d'un plan à un autre. Buffon était dans le vrai en ne voyant que des «nuances graduées» dans l'unique plan des vertébrés où il se tenait renfermé. Mais d'un vertébré à un mollusque, d'un mollusque à un insecte, d'un insecte à un zoophyte, ce ne sont plus des nuances graduées, ce sont des changements brusques. «Quoiqu'il y ait des cas, dit Cuvier, où l'on observe une sorte de dégradation et de passage d'un espèce à une autre 8, qui ne peut être niée, il s'en faut de beaucoup que cette disposition soit générale. L'échelle prétendue des êtres n'est qu'une application erronée à la totalité de la création de ces observations partielles qui n'ont de justesse qu'autant qu'on les restreint dans les limites où elles ont été faites.»

La subordination des organes est un des principes zoologiques les plus féconds. Et c'est Buffon qui a, l'un des premiers, fixé là-dessus l'attention des naturalistes. «En prenant, dit-il, le cœur pour centre de la machine animale, je vois que l'homme ressemble parfaitement aux animaux par l'économie de cette partie et des autres qui en sont voisines; mais plus on s'éloigne de ce centre, plus les différences deviennent considérables, et c'est aux extrémités qu'elles sont les plus grandes; et lorsque, dans ce centre même, il se trouve quelque différence, l'animal est alors infiniment plus différent de l'homme: il est, pour ainsi dire, d'une autre nature et n'a rien de commun avec les espèces d'animaux que nous considérons. Une légère différence dans ce centre de l'économie animale est toujours accompagnée d'une différence infiniment plus grande dans les parties extérieures.»

Dans cette subordination des parties externes aux parties centrales, Buffon ne s'arrête pas là. Il remarque que dans l'enveloppe même il y a des parties plus constantes les unes que les autres; que certains sens ne manquent jamais; que le cerveau ne manque pas davantage. «Les insectes mêmes, dit-il, qui diffèrent si fort par le centre de l'économie animale, ont une partie, dans la tête, analogue au cerveau, et des sens dont les fonctions sont semblables à celles des autres animaux.» De là il aurait pu conclure que les parties les plus constantes sont les plus essentielles, que le cerveau est plus essentiel que le cœur, puisqu'il a plus de constance. Mais cette remarque ne devait être faite que plus tard, par Cuvier.

Buffon insiste beaucoup sur la prééminence des organes sensitifs. «Le sens le plus relatif à la pensée et à la connaissance est, dit-il, le toucher; l'homme a ce sens plus parfait que les animaux. L'odorat est le sens le plus relatif à l'instinct, à l'appétit; l'animal a ce sens infiniment meilleur que l'homme. Aussi l'homme doit plus connaître qu'appéter, et l'animal doit plus appéter que connaître.»

Il établit aussi la prééminence de la force sur la matière. «Les vrais ressorts de notre organisation, dit-il, ne sont pas ces muscles, ces veines, ces artères, ces nerfs que l'on décrit avec tant de soin; il réside des forces intérieures dans les corps organisés, qui ne suivent point du tout les lois de la mécanique grossière que nous avons imaginée, et à la quelle nous voudrions tout réduire: au lieu de chercher à connaître ces forces par leurs effets, on a tâché d'en écarter jusqu'à l'idée, on a voulu les bannir de la philosophie; elles ont reparu cependant, et avec plus d'éclat que jamais, dans la gravitation, sans les affinités chimiques, dans les phénomènes de l'électricité, etc.: mais, malgré leur évidence et leur universalité, comme elles agissent à l'intérieur, comme nous ne pouvons les atteindre que par le raisonnement, comme, en un mot, elle échappent à nos yeux, nous avons peine à les admettre, nous voulons toujours juger par l'extérieur, nous nous imaginons que cet extérieur est tout: il semble qu'il ne nous soit pas permis de pénétrer au-delà, et nous négligeons tout ce qui pourrait nous y conduire.»

Buffon établit, en ce peu de mots, que la force est le principal et la matière l'accessoire: «Ce qu'il y a de plus constant, de plus inaltérable, dit-il ailleurs, c'est l'empreinte ou le monde de chaque espèce; ce qu'il y a de plus variable et de plus corruptible, c'est la substance 9.» La grande loi de la mutation continuelle de la matière sous l'influence de la vie (force morpho plastique) a été démontrée depuis par les expériences de M. Flourens sur le développement des os.

On s'est étonné que Buffon, qui a émis des idées si fécondes, ait si mal jugé les méthodes de classification. Il consent que l'on sépare les animaux des végétaux, les végétaux des minéraux; il comprend que l'on sépare les quadrupèdes des oiseaux, les oiseaux des poissons; mais, cela fait, il repousse toutes les autres divisions. Il ne veut plus juger des objets que par les rapports d'utilité ou de familiarité qu'ils ont avec nous; et sa grande raison pour cela, c'est «qu'il nous est plus facile, plus agréable et plus utile de considérer les choses par rapport à nous que sous un autre point de vue.» Aussi se moque-t-il de Linné d'avoir rangé le cheval à côté de l'âne et du zèbre, d'avoir classé l'homme avec le singe, le lion avec le chat, etc. «Ne vaut-il pas mieux, dit-il, ranger les objets dans l'ordre et dans la position où ils se trouvent ordinairement, que de les forcer à se trouver ensemble en vertu d'une supposition? Ne vaut-il pas mieux faire suivre le cheval par le chien, qui a coutume de le suivre en effet, que par un zèbre qui nous est peu connu, et qui n'a peut-être d'autre rapport avec le cheval que d'être solipède?... Ne serait-il pas plus simple, plus naturel et plus vrai de dire qu'un âne est un âne, et un chat un chat, que de vouloir, sans savoir pourquoi, qu'un âne soit un cheval, et un chat un loup-cervier?... Classer l'homme avec le singe, le lion avec le chat, dire que le lion est un chat à crinière et à queue longue, c'est dégrader, défigurer la nature, au lieu de la décrire ou de la dénommer 10.»

Cette critique fut relevée par le collaborateur même de Buffon: «Buffon veut, dit Daubenton, jeter du ridicule sur les naturaliste qui ont mis le chat et le lion sous un même genre. Il fait dire à Linné que le lion est un chat à crinière et à queue longue. Certainement le chat n'est pas un lion, et ce n'est pas ce que Linné a voulu dire. L'auteur qui le critique n'a pas bien entendu la méthode de Linné; s'il avait seulement parcouru les espèces rapportées sous le genre felis, chat, il y aurait trouvé l'espèce du lion et celle du chat… Cette équivoque est venue de la manière de dénommer les genres, en leur donnant le nom de l'une des espèces qu'ils comprennent 11.»

Buffon s'était placé à un point de vue tout à fait différent de celui des naturalistes classificateurs; voilà pourquoi ils ne se comprenaient pas. Le premier voulait rapprocher les animaux, non plus par leur structure ou leurs caractères anatomiques, mais par leurs habitudes et leurs mœurs suivant leur distribution par zones ou climats. Les naturalistes classificateurs, guidés par l'unité d'un plan organique, rapprochaient, au contraire, les animaux appartenant souvent à des zones très différentes. Ils se montraient, sous ce rapport, plus théoriciens que Buffon. La guerre qu'il faisait aux classificateurs, rappelle les disputes qui se sont renouvelées à toutes les époques entre ceux qui niaient les genres et les espèces et ceux qui en admettaient la réalité, entre Platon et Aristote dans l'antiquité, entre les nominalistes et les réalistes au moyen âge. «Il n'existe, dit Buffon, réellement dans la nature que des individus, et les genres, les ordres et les classes n'existent que dans notre imagination.»

Cette remarque de Buffon est parfaitement exacte: seulement au lieu d'imagination, il aurait dû mettre faculté, abstraction ou intelligence. Les genres, les ordres, les classes, ne sont, en effet, que des abstractions; mais ces abstractions sont dans la nature même de l'esprit humain, elles sont nécessaires à sa marche: elles tendent à exprimer les rapports des êtres ainsi groupés ensemble, et sont loin de réussir toujours. Voilà pourquoi les classifications seront toujours discutables et discutées, tandis qu'on ne se disputera jamais sur un fait réel, exactement observé et décrit. C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour apprécier sainement ces polémiques séculaires.

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