Buffon et la distribution géographique des espèces animales

Ferdinand Hoefer
Idées de Buffon sur la distribution des animaux sur le globe terrestre.
Au jugement de Cuvier, les idées de Buffon sur les limites que les climats, les montagnes et les mers assignent à la population animale du globe, peuvent être considérées comme de véritables découvertes, qui se confirment chaque jour, et qui ont donné aux recherches des voyageurs une base fixe. C'est l'étude du lion d'Amérique qui fut l'occasion de ces idées, érigées depuis en lois. «L'animal de l'Amérique que les Européens ont appelé lion, et que les naturels du Pérou appellent puma, n'a point, dit Buffon, de crinière; il est aussi plus petit, plus faible et plus poltron que le vrai lion… Ce n'est point un lion. C'est un animal particulier à l'Amérique, comme le sont aussi la plupart des animaux du Nouveau-Monde.» — Cette remarque montre dans quel état de confusion se trouvait alors la zoologie.

Lorsque les Européens découvrirent l'Amérique, ils trouvèrent que tout y était nouveau; les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les insectes, les plantes tout parut inconnu, et l'était en effet. Mais, oubliant qu'il faut donner des noms nouveaux aux choses nouvelles, ils donnaient à des objets inconnus des noms de choses connues. Le puma fut appelé lion; le jaguar, tigre; l'alpaca, mouton, etc. Les Romains en avaient fait autant pour les animaux inconnus tirés des régions lointaines soumises à leur empire. L'éléphant et le rhinocéros étaient regardés par eux comme des bœufs; et, pour distinguer l'un de l'autre, ils appelaient l'éléphant bœuf de Lucanie, et le rhinocéros bœuf d'Égypte. La girafe était un chameau léopard, camelopardalis, etc. C'était le cas de dire que «les noms avaient confondu les choses».

Ce qui ajouta encore à la confusion, c'est que les animaux qu'on avait transportés d'Europe se multiplièrent rapidement dans le Nouveau-Monde. Il était temps de mettre un terme à ce désordre, quand vint Buffon. Procédant par une énumération comparée, il commença par partager en trois classes tous les quadrupèdes alors connus, à savoir, en ceux qui sont propres à l'Ancien-Monde, en ceux qui sont propres au Nouveau, et en ceux qui sont communs à l'un et à l'autre continent.

Ainsi, l'éléphant, le rhinocéros, l'hippopotame, le chameau, de dromadaire, la girafe, appartiennent exclusivement à l'Ancien-Monde. Leurs genres mêmes ne s'y trouvent pas représentés par des espèces similaires: car l'éléphant, par exemple, s'éloigne du tapir, autant que le chameau s'éloigne du lama ou de la vigogne. Nos animaux domestiques, tels que le cheval, l'âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le chien, étaient, avant l'arrivée des Européens, absolument inconnus aux indigènes de l'Amérique. A ces animaux, il faut ajouter les suivants, tous énumérés par Buffon comme caractéristiques de l'Ancien Continent: le zèbre, originaire de l'Afrique australe; le buffle, originaire de l'Inde; l'hyène, répandue depuis l'Inde jusqu'en Abyssinie; le chacal, répandu depuis l'Inde jusqu'au Sénégal; la genette d'Europe, la civette du midi de l'Afrique, la gazelle du nord de l'Afrique et le l'Égypte, le chamois, le bouquetin, le chevrotain, la gerboise d'Afrique et d'Arabie, la mangouste de l'Inde, le lapin, le furet, le rat, la souris, le loir, le lérot, la marmotte, le blaireau, l'hermine, la zibeline, etc.

Parmi les animaux exclusivement propres à l'Amérique, il importe de rappeler: le tapir, le pécari, le tasjou, l'alpaca, le lama, la vigogne, le cabiai, l'agouti, l'acouchi, les mouffettes, le fourmilier à deux doigts, le tamanoir, le tamandua, les tatous, les paresseux et surtout les sarigues. Par leur singulier mode de génération vivipare, inconnu jusqu'alors, les sarigues ont constitué, avec les kangourous de l'Australie, tout un nouvel ordre d'animaux, les animaux à bourse ou marsupiaux.

Le genre felis (chat) est commun au Nouveau-Monde comme à l'Ancien. Mais les espèces de l'un sont différentes des espèces de l'autre. L'Ancien-Monde a le lion, le tigre, le léopard, la panthère, etc.: le Nouveau-Monde a le puma, le jaguar, le jaguarondi, l'ocelot, etc. La même remarque s'applique au genre singe. Les espèces du singe de l'Ancien Continent diffèrent toutes des espèces du Continent Nouveau. Au nombre des premières se trouvent l'orang-outang de Malacca et de Bornéo, le chimpanzé de la Guinée et du Congo, tous les gibbons de l'Inde et de l'archipel Indien, tous les babouins ou cynocéphales, toutes les guenons de l'Afrique, les loris de l'Inde, les makis de l'île de Madagascar. Les singes caractéristiques du Nouveau-Monde sont: les sajous, les sapajous, les alouates, les sakis, les sagouins, les ouistitis. Etc.

C'était spécialement sur les animaux de la zone torride de l'Ancien et du Nouveau-Monde que Buffon avait porté son attention. Il était ainsi arrivé à énoncer comme une loi qu'aucun des animaux de la zone torride qui vivent dans l'un des continents ne se trouve dans l'autre. «Aucun des animaux de l'Amérique méridionale ne ressemble, dit-il, assez aux animaux des terres du midi de notre continent, pour qu'on puisse les regarder comme de la même espèce; ils sont, pour la plupart, d'une forme si différente que ce n'est qu'après un long examen qu'on peut les soupçonner d'être les représentants de quelques-uns de ceux de notre continent. Quelle différence de l'éléphant au tapir! cependant, il est, de tous, le seul qu'on puisse lui comparer; mais il s'en éloigne déjà beaucoup par la figure, et prodigieusement par la grandeur; car ce tapir, cet éléphant du Nouveau-Monde, n'a ni trompe, ni défenses, et n'est guère plus grand qu'un âne. Aucun animal de l'Amérique méridionale ne ressemble au rhinocéros, aucun à l'hippopotame, aucun à la girafe: et quelle différence encore entre le lama et le chameau, quoiqu'elle soit moins grande qu'entre le tapir et l'éléphant 8.»

Dans le nord de l'Ancien et du Nouveau Continent, les espèces animales se diffusionnent; leurs caractères sont beaucoup moins tranchés que dans le midi de l'un et de l'autre continent. Ainsi, le renne, l'élan, le castor sont communs au nord de l'Amérique et de l'Europe. On peut admettre que ces espèces communes aux deux continents ont passé de l'un à l'autre. Cette communication était impossible au midi, où les deux continents sont séparés par de vastes mers.

Mais si le nord du Nouveau-Monde a des animaux qu'il partage avec ceux du nord de l'Ancien-Monde, il y a aussi des espèces qui lui sont exclusivement propres; tels sont les cerfs du Canada, le bison, le bœuf musqué, l'ondatra ou rat musqué du Canada, le lemming de la baie d'Hudson, plusieurs espèces particulières de martes, de renards, de loups, etc.

Buffon fit l'un des premiers ressortir l'étrangeté de la population animale de la Nouvelle-Hollande ou de l'Australie, comparativement à celle des autres continents. Les Kangourous, les phascolomes, les péramèles, les dasyures, les phalangers volants, les échidnés, les ornithorynques, etc.. nous représentent tout un nouveau monde animal. L'étude de quelques-uns de ces animaux fit voir combien les classifications jusqu'alors suivies étaient incomplètes, ou remplies de lacunes.

La loi de Buffon, d'après laquelle aucun des animaux de la zone torride dans l'un des continents ne se trouvent dans l'autre, devint, dans ses détails, un objet de vives critiques. Mais, chose digne de remarque, il arriva ici ce qui advint pour la loi de Newton: la loi de Buffon, loin d'être invalidée, ne fut que confirmée par ces critiques.

Ainsi, on ne connut d'abord d'autres marsupiaux (animaux à bourse) que les sarigues, et les sarigues appartiennent à l'Amérique. On en était là quand Buffon reçut, sous le nom de rat de Surinam, un animal à bourse, qu'il nomma phalanger. Il le crut également d'Amérique. C'était là une erreur. Le phalanger n'est pas d'Amérique; tous les animaux de ce genre sont de l'Australie. L'erreur fut aussitôt relevée; mais la loi de Buffon n'en reçut aucune atteinte. Car l'Amérique, qui a les sarigues, n'a pas de phalangers, et l'Australie, qui a les phalangers, n'a point de sarigues.

Buffon avait dit que les fourmiliers proprement dits sont tous d'Amérique. Vosmaer, directeur du cabinet d'histoire naturelle de Leyde, crut lui donner un démenti en lui annonçant que le cochon de terre (appelé depuis oryctérope), qu'il venait de recevoir du cap de Bonne-Espérance, se nourrit aussi de fourmis, que c'est un fourmilier. «Nous avons dit et répété souvent, répondit Buffon, qu'aucune espèce des animaux de l'Afrique ne s'est trouvée dans l'Amérique méridionale et que, réciproquement, aucun des animaux de cette partie de l'Amérique ne s'est trouvé dans l'Ancien Continent. L'animal en question a pu induire en erreur des observateurs peu attentifs, tels que M. Vosmaer, mais on va voir par sa description et par la comparaison de sa figure avec celle des fourmiliers d'Amérique, qu'il est d'une espèce très différente.» En effet, les fourmiliers de l'Afrique, dont le cochon de terre du Cap est le représentant, ont des dents (mâchelières), leurs ongles sont plats, non tranchants. Ces caractères ont suffi pour faire des fourmiliers de l'Amérique tout un genre nouveau (orycteropus de Geoffroy), bien différent du genre myrmecophaga, qui ne comprend que les fourmiliers de l'Amérique.

Une remarque plus importante encore de Buffon, c'est que les animaux du Nouveau-Monde, comparés à ceux de l'Ancien, forment comme une nature parallèle, collatérale, comme un second règne animal, correspondant presque partout au premier. Ainsi, dans l'ordre des carnassiers: le cougouar, le jaguar, l'ocelot, correspondent à notre lion, à notre tigre, à notre panthère; dans l'ordre des quadrumanes, les singes du Nouveau-Monde correspondent à ceux de l'Ancien: nos ruminants sont représentés en Amérique par le lama, l'alpaca, la vigogne, etc.; nos édentés, tels que le pangolin, le phatagin, et nos fourmiliers, par le tamanoir, le tamandua et des fourmiliers d'un genre particulier, etc. Il y a des ordres entiers d'animaux qui, nuls dans l'Ancien Continent, clairsemés en Amérique, sont très communs en Australie; tel est l'ordre des marsupiaux.

La population animale de l'archipel Indien compte aussi des espèces caractéristiques, tels que le rhinocéros de Java, l'orang-outang de Bornéo, les gibbons, plusieurs semnopithèques, l'ours malais. Par ces espèces-là, l'archipel se rapproche de l'Inde, tandis qu'il y en a d'autres qui, tels que les phalangers des Moluques, les kangourous de la Nouvelle-Guinée, le rattachent à la Nouvelle-Hollange.

L'Inde, l'Afrique méridionale, l'Afrique du nord, jointe à l'Arabie, l'Asie centrale, etc…, le nord, le midi et le centre des continents, les archipels, certaines îles, forment des centres de populations animales distinctes. Chaque espèce a son pays, sa patrie. «Telles espèces, dit Buffon, ne peuvent se propager que dans les pays chauds, les autres ne peuvent subsister que dans les climats froids; le lion n'a jamais habité les régions du nord, le renne ne s'est jamais trouvé dans les contrées du midi; et il n'y a peut-être aucun animal dont l'espèce soit, comme celle de l'homme, répandue sur toute la surface de la terre; chacun a son pays, sa patrie naturelle dans laquelle chacun est retenu par nécessité physique; chacun est fils de la terre qu'il habite, et c'est dans ce sens qu'on doit dire que tel ou tel animal est originaire de tel ou tel climat.»

C'est ainsi que par ses idées concernant la distribution des animaux sur le globe, Buffon a posé les éléments d'une science nouvelle, la géographie zoologique. Ces éléments furent repris et développés par Pallas, par Schreber, par Gmelin, mais surtout par G. Zimmermann, qui fit le premier paraître un traité de géographie zoologique des quadrupèdes ( Specimen zoologiæ géographicæ quadrupedum domicilia et migrationes sistens, tabulamque mundi zoographicam adjunxit; Leyde, 1777, in-4).

Malgré cette impulsion féconde, les travaux ayant pour objet la zoologie géographique sont encore peu nombreux, et ne portent, pour la plupart, que sur la distribution des animaux supérieurs, notamment des mammifères. Nous n'avons guère à citer ici que Illiger (Distribution géographique des mammifères, dans les Mémoires de l'Acad. de Berlin, 1804-1811); Minding (Distribution géographique des mammifères, Berlin, 1829); W. Swainson (Treatise on the geography of animals, Loud., 1835); Berghaus (Distribution géographique des animaux, et Atlas zoologique, 1838-1843); et A. Wagner (Distribution géographique des mammifères, avec 9 cartes, dans les Mémoires de l'Académie des sciences de Munich, 1844-1846).

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