La jeunesse de Lamartine

Remy de Gourmont
On est toujours curieux de la jeunesse et même de l’enfance des grands hommes, mais à examiner de près cette période de leur vie, on est aussi presque toujours déçu, surtout s’il s’agit, comme pour Lamartine, d’un esprit tardif, dont le génie ne se révéla guère qu’aux approches de la trentaine. N’importe, il semble toujours qu’il y ait quelque chose de particulier dans leurs jeux, dans leurs études, dans leurs amours. Ce qu’ils ont été donne une importance au moindre de leurs actes et on est tout étonné de les voir agir, eux qui feront de si grandes choses, comme tous les enfants de leur âge et de leur tempérament. Mais c’est peut-être précisément la banalité de ces jeunes vies qui fait leur intérêt en nous montrant comment des impressions d’enfance communes à tous ne sont pourtant pas, malgré les apparences, ressenties par tous avec la même intensité et surtout son loin de laisser dans le souvenir des traces également profondes. Nul peut-être ne goûta d’une façon plus aiguë que le jeune Lamartine les joies et les amertumes de sa jeunesse et nul pourtant, parmi les jeunes gens de sa condition, ne la passa dans un milieu plus décoloré, plus rigide, moins fait pour exalter la sensibilité.

Sa mère, qui avait été élevée au Palais-Royal, dans l’entourage du duc d’Orléans, n’avait gardé ni les mœurs ni les idées de ce milieu équivoque. C’était, dans toute la force du terme, la brave mère de famille aimant plus ses enfants que son mari, comme la plupart des femmes de France, veillant avant tout sur leur santé, inquiète le matin où ils ont les joues moins rouges, torturée à l’idée qu’on les lui prendra un jour, les rassemblant infatigablement autour de ses jupes. Avec cela, douée d’une piété peu sagace, considérant la foi comme le plus haut don intellectuel, timorée au point de considérer tel qu’un livre dangereux Le Génie du Christianisme ! Il est vrai que c’est dans ce livre-là que Lamartine devait trouver le principe, sinon de son émancipation, mais des rêveries qui l’y conduisirent peu à peu. Cette mère, que son fils devait idéaliser, grâce à quelques retouches poétiques, jusqu’à la présenter comme le compagnon de ses jeux, de ses études, de ses projets, eut, au contraire, semble-t-il, fort peu de communications d’âme à âme avec lui. Elle n’avait qu’une qualité réelle, la bonté, une bonté naïve et partiale dont Lamartine apprit de bonne heure à apprécier la faiblesse. En feignant une maladie, un simple malaise, il obtenait d’elle toutes les approbations, toutes les intercessions. L’intimité n’alla guère plus loin entre eux et il fallut tout le génie inconscient de l’auteur des Confidences pour faire le portrait que l’on sait avec la figure de cette femme un peu bornée, de cette femme qui se désintéressa toujours de l’avancement intellectuel de son fils, qui ramenait toute la poésie à des cantiques et la trouvait toujours bonne, pourvu que rien n’y fût contraire à la foi.

Comme Eugénie de Guérin, avec qui elle n’est pas sans analogie de caractère, elle tenait un «Journal intime», dont M. Pierre de Lacretelle a cité de nombreux passages dans son récent livre sur Lamartine. Rien ne peut donner une meilleure idée du milieu où fut élevé le poète, du genre d’éducation qu’il reçut, ni montrer comment, si l’éducation était tout, celle de Lamartine eût mieux servi à comprimer qu’à développer son intelligence : « Avant-hier, écrit-elle, le dimanche 8 octobre 1807, Alphonse eut une petite épreuve dont il se tira fort bien. En passant à Igé, je l’envoyai faire un visite à M. d’Igé et on voulut absolument qu’il restât à dîner. Il y avait plusieurs hommes qui tous faisaient gras, mais point de maigre au premier service : Alphonse, sans respect humain, dit que sa santé ne l’obligeait pas à faire gras, et on lui fit une omelette. » L’année suivante, elle s’oppose à ce qu’il entre à l’école militaire de Fontainebleau, « à cause du danger et de la licence des armées ». Elle veille avec un soin comique sur la vertu de celui qui va bientôt être l’amant de Graziella. Au cours d’un voyage, elle arrange les choses pour qu’il couche chez des amis sûrs : « Ainsi, point d’auberge, ce qui pourrait être le plus dangereux. » On l’élève comme un séminariste. Elle constate un jour, il a dix-huit ans ! qu’il a beaucoup perdu de sa piété. La piété et la virginité de son fils, telles sont à cette époque les graves préoccupations de sa mère. Cependant, la crise fatale approche et toutes les précautions vont se trouver déjouées. Il y avait alors à Mâcon une jeune fille fort jolie et exactement de son âge, Henriette Pommier. « Sa beauté pensive, sa taille mince, sa démarche svelte, la grâce de ses bras, l’inimitable délicatesse de ses pieds, la langueur morbide de son cou, son sourire à la fois charmant et mélancolique », c’est Lamartine qui la voit ainsi dans son souvenir, firent qu’ayant dansé avec elle il en devint amoureux et la voulut épouser. Mais comme il ne le fit pas sur l’heure, ainsi que dans les comédies, cela donna le temps à sa famille d’intervenir.

Cette aristocratique famille se souciait peu d’une alliance avec les Pommier, cependant que le jeune Lamartine, qui était payé de retour, allait criant son amour, parlait de sa femme, « parce que, dit-il dans une lettre, je la regarde comme telle et que rien au monde ne peut nous séparer ». C’est alors que, la chose devenant sérieuse, Mme de Lamartine décida de céder à un ardent désir de son fils, souvent manifesté, de lui permettre un voyage en Italie. Aux premiers mots prononcés sur ce sujet, le grand enfant sauta de joie, accepta la séparation sans manifester aucun regret, montrant ainsi cette mobilité de sentiments qui devait être la caractéristique de toute sa carrière. Fidèle à sa manie de surveillance, Mme de Lamartine le confia à une famille amie qui allait précisément en Italie, et ainsi s’accomplit l’événement qui devait développer soudain toute la sensibilité du poète et déterminer la couleur dominante de sa vie. Débarrassé bientôt de ses surveillants, qui avaient des affaires à régler, il s’enivra de l’Italie, de son ciel, de son art, de ses femmes. La cigarière de Naples, la petite Graziella, qu’il aima, mais moins encore qu’il ne se laissa aimer par elle, synthétise pour la postérité ces amours d’Italie, charmantes et cruelles. Plus tard, à une question de Mme Charles, inquiète et jalouse de cette première Elvire, un ami de Lamartine répondait avec désinvolture : « Oui, c’était une excellente petite personne pleine de cœur et qui a bien regretté Alphonse. Mais elle est morte, la malheureuse ! Elle l’aimait avec idôlatrie, elle n’a pu survivre à son départ. » Il est à craindre que cette désinvolture ne provienne de Lamartine lui-même qui n’aima jamais vraiment que dans le passé, que dans le souvenir et ne sut jamais, dans sa perpétuelle mobilité, se donner au sentiment présent. Il se détachait du désir réalisé dont il n’éprouva bientôt que lassitude, pour tendre indéfiniment les bras au chimérique bonheur futur.

Il est curieux que l’éducation religieuse ait laissé une empreinte aussi forte dans un esprit aussi versatile. C’est la seule idée à laquelle il demeure obstinément fidèle. Peu à peu, elle se fondit avec le souvenir de sa mère, en un sentiment unique qui domina sa vie. Lamartine est bien plutôt un poète chrétien qu’un poète romantique. Sa mobilité d’impressions est bien différente du désenchantement de Chateaubriand. Elle tient à sa nature même et non à des causes extérieures, à cette précoce et factice expérience de la vie puisée dans les livres et si bien analysée par Chateaubriand lui-même, qui en souffrit. Son caractère est ainsi fait qu’il est sous la dépendance absolue des événements. Deux de ses lettres écrites la même semaine, le même jour peut-être, expriment des vues sur la vie absolument contradictoires, peut-être parce qu’il s’ennuyait le matin et qu’il s’amusait l’après-midi. Lamartine est un poète et on le fut rarement à ce point, en vers, en prose, dans la conduite de la vie. Je crois bien qu’il n’a jamais su, littérairement, ce qu’il faisait. Au moment où paraissaient les premières Méditations, sa grande préoccupation est un poème épique sur Clovis. Il appelle cela « le grand ouvrage de sa vie » et songe aussi au sort de ses nombreuses tragédies, qui l’inquiètent beaucoup. Saül, Médée, etc., représentent son œuvre volontaire à côté de ses poèmes lyriques, de ses improvisations qui sont sorties de lui pour ainsi dire malgré lui et qu’il dédaignait. Mais n’y a-t-il pas dans ces illusions quelque chose de touchant, par leur ingénuité même, par la soumission qu’elles affirment à la tradition littéraire, par ce caractère écolier qu’elles laissent deviner chez le grand poète qui ne saurait admettre que ses jeux soient plus importants que ses travaux. Et pourtant, infirmité de la volonté ! il en est presque toujours ainsi.

Lamartine est demeuré, disais-je, un esprit religieux. Il n’a tenu à rien qu’il en fût autrement.

Lorsque sa famille vint s’installer à Milly, en 1797, l’enfant avait besoin d’un maître plus régulier que sa mère qui lui en avait servi jusque-là. On l’envoya donc à l’école que venaient d’ouvrir à Bussière, village voisin, le curé Dastre et son vicaire, Dumont, qui allait bientôt lui succéder, ou plutôt hériter de lui, tout naturellement, biens et cure – car c’était son fils. L’évêché le savait, mais les prêtres étaient rares, en ce temps-là, et on craignait moins le scandale que de nos jours. Né au presbytère de Bussières en 1754, Dumont avait donc trente-trois ans quand il reçut le jeune Lamartine à son école. Au premier aspect, on devinait qu’il n’avait pas et n’avait jamais eu la moindre vocation ecclésiastique. Tous ses goûts étaient ceux d’un gentilhomme, toutes ses habitudes étaient celles d’un soldat. Beau de visage, grand de taille, fier d’attitude, grave et mélancolique de physionomie, son unique passion était la chasse et l’on voyait chez lui des sabres, des couteaux, des fouets, des bottes à l’écuyère, tout un attirail de veneur, qui voisinait avec des objets de goût. On sentait au son mâle et ferme de sa voix et à cet ameublement que son caractère naturel se vengeait du contre-sens de son état. Il était instruit et aimait la lecture, mais ses livres étaient aussi peu canoniques que possible. On ne voyait guère dans sa bibliothèque que les œuvres des philosophes, Raynal, Jean-Jacques, Voltaire, les encyclopédistes, mêlés à quelques romans, à quelques traités de vénerie, à des brochures contre-révolutionnaires, car, s’il était athée, il était royaliste, mélange qui n’était pas rare en ce temps-là, et qui n’est d’ailleurs pas inconnu de nos jours : « Cette haine de la Révolution, dit à ce propos Lamartine, et cette philosophie dont la Révolution avait été la conséquence, se réconciliaient très bien dans la plupart des hommes de cette époque : leur âme était un chaos comme la société nouvelle. Ils ne s’y reconnaissaient plus. » En somme, Dumont avait gardé les idées de sa jeunesse et, comme il ne sortit jamais de sa province, cela laisse soupçonner que son père, le curé Dastre, n’était pas, lui non plus, un croyant bien fervent ; il avait d’ailleurs prêté le serment constitutionnel. Si ses idées philosophiques venaient de son père, il faut chercher une autre source à ses idées royalistes. Il les avait peut-être puisées près de la jeune fille de noblesse qui avait été sa maîtresse, et il n’y tenait peut-être que comme on tient à un souvenir d’amour. L’épisode est raconté dans Jocelyn. Seulement, c’est avant et non après la prêtrise qu’il eut lieu, contrairement à ce que raconte Lamartine, peut-être, pour dépister certaines curiosités. Le roman d’amour eut pour conclusion l’entrée de l’amant dans les ordres. La mère de la jeune fille, dit M. de Lacretelle, et le curé Dastre parvinrent à étouffer le scandale, que le père ignora toujours, à la condition que François Dumont disparaîtrait du monde. « Peu de temps après, la jeune fille fut mariée à un vieillard et l’enfant, né des amours de Jocelyn et de Laurence, fut élevé à la campagne, où il mourut. » Il y a une réelle grandeur dans ce sacrifice à l’honneur de la jeune fille, et on peut trouver que Lamartine, par une discrétion bien inutile, s’est privé d’un moyen certain de grandir son personnage et de lui donner cette allure héroïque qui manque un peu à Jocelyn. En tout cas, la vérité sur ses amours explique bien l’attitude dédaigneuse de Dumont envers un état qu’il avait embrassé comme on entre en prison, comme on se jette à l’eau. Les trente-cinq ans qu’il passa sous le harnois ecclésiastique lui furent un long supplice dont il se vengea comme il put sur l’institution même où on l’avait intégré malgré lui.

Il eut de nombreux démêlés soit avec le gouvernement, qui l’accusait de propagande royaliste, soit avec l’évêque de Mâcon, dont le grand-vicaire disait de lui : « M. Dumont est une espèce de houzard. Attendu le manque d’ouvriers, il faut bien se résigner à l’employer, mais non à Bussière, où sa conduite a été scandaleuse. » Mais il ne transigea jamais ; il se montra jusqu’à la fin hautain et intraitable. Sur les registres paroissiaux, entre un mariage et un baptême, il notait ses impressions, de menus souvenirs. Il écrit en 1805 : « Pie VII, souverain pontife, est passé par Mâcon, le 22 avril. J’ai baisé sa mule. Le clergé romain qui le suivait était mis salement. » Et c’est lui-même qui a souligné, comme une énormité ou une cocasserie : J’ai baisé sa mule ! En 1812, pour accentuer son opposition, il se fit affilier à la loge, la Parfaite Union, de Mâcon. Lamartine, malgré la différence de leurs sentiments, lui demeura toujours, après avoir été son élève plus ou moins docile, un ami fidèle. Même, comme l’abbé Dumont avait des goûts de luxe peu compatibles avec ses revenus, il paya souvent ses dettes, arrêtant les huissiers au seuil du presbytère de ce curé philosophe et insouciant. Il n’est presque pas une page de leur correspondance où il ne soit question d’argent. La bonté de Lamartine pour son ami fut vraiment inépuisable. Elle ne se borna pas à des dons matériels, elle lui fit part aussi de tous les trésors de son intelligence et de sa sensibilité et amena souvent un peu de calme dans cette âme tourmentée. Il n’y eut aucun travail de prosélytisme ni d’un côté ni de l’autre. Le royaliste n’eut aucune influence sur celui qui allait bientôt représenter l’idéal républicain, et le poète à la religiosité profonde n’essaya pas de convertir à ses idées le curé incrédule. Rare et belle amitié où les deux hommes se respectaient assez, en s’aimant, pour ne pas, comme il arrive trop souvent, se catéchiser l’un l’autre ! Rien n’est plus vrai que le début de Jocelyn, qui est l’histoire poétique de l’abbé Dumont,
    J’étais le seul ami qu’il eût sur cette terre.
Mais pour le reste, l’histoire est trop poétique et la réalité est bien supérieure dans sa vérité humaine, si tragique et si émouvante, comme le dit M. de Lacretelle, qui fait encore remarquer combien l’abbé Dumont est mieux représenté par le Julien Sorel de Stendhal, qui ne l’a pas connu, que par le Jocelyn de Lamartine, qui fut son confident.

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