L'interruption volontaire de grossesse (IVG) aux Pays-Bas : un modèle inspirant ?

Renée Joyal

La législation néerlandaise est la plus libérale d’Europe et pourtant le taux d’IVG aux Pays-Bas est l’un des plus bas en Occident. Phènomène résultant de l’efficacité des mesures éducatives mises en place et de l’adhésion de la population à l’idée que l’IVG est une solution de dernier recours qui ne doit pas être banalisée et qu’il faut tenter d’éviter.

Alicia Petresc, Unsplash
L’onde de choc causée, le 24 juin 2022, par l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis en matière d’avortement, n’a pas fini de soulever questionnements et inquiétudes. Depuis 1973, en effet, l’arrêt Roe v. Wade, rendu par cette même Cour, garantissait le droit constitutionnel des Américaines à avorter, et ce, sans restrictions indues. Cette garantie a été annulée par la décision de 2022, qui confère à chaque État américain la liberté de légiférer en la matière. Depuis lors, nombre de ceux-ci ont interdit l’avortement ou l’ont strictement limité, alors que d’autres en ont maintenu la possibilité de façon assez large, reflétant ainsi la polarisation qui marque cette question aux États-Unis.

Devant cette décision, perçue à tort ou à raison comme une menace, la République française a intégré dans sa constitution la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). D’aucuns souhaiteraient même que ce « droit » soit reconnu dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La question fait débat.

Au Canada, le droit criminel étant de compétence fédérale, une décision comme celle rendue par la Cour suprême des États-Unis en 2022 ne pourrait avoir cours. Il n’est pas impensable cependant, quoique la chose soit peu probable, qu’un éventuel gouvernement fédéral fasse adopter par la Chambre des Communes une loi qui restreindrait considérablement la possibilité pour les Canadiennes d’interrompre une grossesse non désirée.

Cette conjoncture particulière peut être l’occasion d’une réflexion en profondeur sur l’IVG, la question faisant l’objet, ici aussi, d’une diversité de points de vue, voire d’une certaine polarisation ; celle-ci, sans se manifester de façon aussi extrême qu’aux États-Unis, n’en est pas moins présente, entretenue d’ailleurs par de nombreux médias qui ont tendance à faire valoir les positions les plus radicales, alors qu’ils semblent réticents à présenter des points de vue plus nuancés sur la question.

L’IVG en Europe de l’Ouest et, en particulier, aux Pays-Bas
À cet égard, les législations qui ont cours en la matière en Europe de l’Ouest peuvent être examinées avec profit et alimenter la réflexion sur divers aspects de l’interruption volontaire de grossesse. Le régime élaboré aux Pays-Bas, le plus libéral du continent européen, mérite qu’on s’y attarde, compte tenu de l’esprit qui l’anime.

La règle du délai
Dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, l’IVG est accessible sur demande pendant les 10 à 12 premières semaines de grossesse ou, selon une autre formulation, pendant le premier trimestre de gestation. Il en est ainsi notamment en Allemagne, en Belgique, en Italie, en Norvège, en Suisse et au Portugal. En France, le délai, de 12 semaines depuis 2001, a été porté à 14 semaines en 2022. Les Suédoises peuvent obtenir un avortement sur demande pendant les 18 premières semaines de grossesse ; pour les Anglaises, le délai est de 24 semaines mais, importante restriction, l’IVG doit avoir été autorisée par deux médecins si ceux-ci considèrent que la poursuite de la grossesse pose un risque pour l’intégrité physique ou mentale de la femme ou de l’un de ses enfants.

Par ailleurs, dans tous ces pays, il n’y a pas de limites à l’avortement thérapeutique en dehors de ces délais. L’IVG peut donc être pratiquée à tout moment de la grossesse si celle-ci met en péril la vie ou la santé de la femme. Dans certains pays, elle peut aussi être obtenue en tout temps si le fœtus présente de très graves anomalies, cette question soulevant d’ardents débats, dans le cas notamment d’anomalies d’ordre mental.

Ces législations reflètent la volonté des États de permettre aux femmes qui le souhaitent d’interrompre une grossesse non désirée, mais aussi celle que cette interruption ait lieu le plus tôt possible au cours de la grossesse, ce qui suppose que les services appropriés soient rapidement disponibles.

Il est à noter que l’IVG est encore interdite dans certains pays européens, soit le Liechtenstein, le Vatican et Andorre. Elle fait l’objet de très strictes restrictions à Monaco, à Malte et en Pologne.

L’IVG aux Pays-Bas
La législation néerlandaise est la plus libérale d’Europe : en principe, l’IVG, qui doit être pratiquée dans une clinique ou un hôpital approuvé, y est possible sur demande jusqu’à la 24ème  semaine de grossesse ; en pratique toutefois, elle ne peut être obtenue à partir du moment où le fœtus est considéré comme viable, soit à partir de la 22ème semaine de grossesse, et ceci, après un délai de réflexion de cinq jours suivant une première rencontre avec un médecin ; paradoxalement, le taux d’IVG aux Pays-Bas est l’un des plus bas en Occident. Selon une étude de Sabine Cessou, parue dans La Croix en 2020, ce taux serait, pour l’année 2019, de 8.8 IVG par 1000 femmes âgées de 15 à 44 ans, alors qu’il serait de 15.6 IVG par 1000 femmes âgées de 15 à 49 ans en France. Au Canada, selon des données publiées par l’ICIS (Institut canadien d’information sur la santé), ce taux serait de 10.1 par 1000 femmes âgées de 15 à 44 ans pour cette même année 2019. Les chiffres réels sont probablement plus élevés que ceux révélés par ces données, car il est plausible que certaines IVG, particulièrement celles obtenues au moyen de la pilule abortive, n’aient pas laissé de traces susceptibles de compilation.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer le très bas taux d’IVG aux Pays-Bas. L’accent y est mis, dans le système scolaire, sur un enseignement couvrant graduellement, en fonction des niveaux, la connaissance du corps humain, la sexualité, les relations amoureuses, la contraception et, ultimement, l’IVG. L’accès à la contraception est facile, d’autant plus que celle-ci est soutenue par l’importance accordée à la planification familiale dans ce pays où l’influence des églises est en déclin et les valeurs familiales en évolution ; au surplus, le territoire étant limité et situé pour le tiers sous le niveau de la mer, on y favorise les mesures susceptibles d’éviter la surpopulation.

Les Pays-Bas affichent aussi un très faible taux de grossesses adolescentes, ce qui témoigne de l’efficacité des mesures éducatives mises en place et de l’adhésion de la population à l’idée que l’IVG est une solution de dernier recours qui ne doit pas être banalisée et qu’il faut tenter d’éviter.

Les IVG tardives
La législation très libérale des Pays-Bas n’autorise donc que l’avortement thérapeutique à partir du moment où le fœtus est considéré comme viable, et ce, malgré que les IVG tardives ne représentent qu’un faible pourcentage de toutes celles qui sont pratiquées. Les autres législations européennes qui autorisent l’IVG sont encore plus limitatives que celle des Pays-Bas, comme nous l’avons vu plus haut.

Le Canada est le seul pays occidental où il n’existe pas d’encadrement légal, au sens du droit criminel, de l’IVG. On y trouve bien sûr des mesures administratives en la matière, de compétence provinciale, mais pas de balises d’ordre criminel. Cette situation remonte à l’arrêt Morgentaler, rendu par la Cour suprême du Canada en janvier 1988. S’il déclarait inconstitutionnelles, parce que contraires aux droits des femmes à la sécurité et à la liberté garanties par la Charte canadienne des droits et libertés, les restrictions à l’avortement alors présentes au Code criminel, ce jugement n’interdisait pas au Parlement fédéral de légiférer en la matière. À cet égard, il est opportun de rappeler certains propos de la juge Bertha Wilson : « …le fœtus totalement développé, écrit-elle, devient en définitive un nouveau-né…on devrait donc considérer le fœtus en termes de développement et de phases…Une conception du fœtus fondée sur le développement appuie une approche permissive de l’avortement dans les premiers stades de la grossesse, où l’autonomie de la femme serait absolue, et une approche restrictive dans les derniers stades, où l’intérêt supérieur qu’a l’État de protéger le fœtus justifierait l’imposition de conditions… Ce point pourrait se situer quelque part au cours du second trimestre ».

Par ailleurs, l’arrêt Roe c. Wade, malheureusement annulé par la Cour suprême des États-Unis en 2022, prévoyait aussi, à partir du second trimestre, une graduation des restrictions à l’IVG, et, une fois le fœtus devenu viable, l’interdiction de celle-ci sauf pour la sauvegarde de la vie ou de la santé de la femme.

Le Canada, en raison de l’abstention du Parlement fédéral, fait donc cavalier seul en la matière. Certains voient la chose d’un bon œil, considérant l’IVG comme une décision appartenant exclusivement à la femme et à son médecin, même à un stade avancé de la grossesse ; d’autres critiquent sévèrement cette abstention, s’interrogeant sur la légitimité de mettre fin à la vie d’un fœtus capable de survivre hors du corps de la femme, pour peu qu’on lui fournisse l’aide médicale offerte aux grands prématurés.

À cet égard, les propos de Margaret Somerville (Le Canari éthique) méritent d’être cités : « …à mesure que recule l’âge auquel le fœtus devient viable, écrit-elle,… nous pourrions nous interroger sur la légitimité de la destruction d’un fœtus capable de survivre en dehors du corps de sa mère… » Cette abstention peut être vue comme une abdication de ses pouvoirs et de ses responsabilités par le Parlement fédéral, ou encore comme une concession à l’individualisme triomphant qui a marqué bien des domaines depuis quelques décennies. Chose certaine, l’IVG n’est pas un soin de santé comme un autre, et l’avortement tardif soulève d’incontournables questions éthiques et morales, lesquelles méritent une attention et une réflexion sérieuses, aussi sereines et éclairées que possible.

Extrait

Chose certaine, l’IVG n’est pas un soin de santé comme un autre, et l’avortement tardif soulève d’incontournables questions éthiques et morales, lesquelles méritent une attention et une réflexion sérieuses, aussi sereines et éclairées que possible.

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