Les Illusions perdues et retrouvées : démocratie et mensonge à la lumière de l’œuvre de Balzac

Georges-Rémy Fortin

Dans Les Illusions perdues, Balzac nous montre l’industrie journalistique comme une technique d’amplification des illusions naturelles de l’être humain. Cette subjectivité à l’œuvre dans le journalisme de la Restauration a enfanté les révolutions et les changements constitutionnels qui ont permis à la bourgeoisie française de remplacer définitivement l’aristocratie. Le retour des illusions nous prépare-t-il un passage du pouvoir des classes moyennes aux oligarques du numérique ?

Le journalisme sous la Restauration
Dans la partie centrale de son long roman Illusions perdues, partie intitulée Un grand homme de province à Paris, Balzac peint un portrait du journalisme sous la Restauration, au début des années 1820. Balzac montre que cette nouvelle profession est au cœur des intérêts commerciaux et politiques les plus ardents, au cœur de toutes les vanités. Malgré la monarchie, le pouvoir d’achat et l’opinion des masses sont les forces sociales dominantes, forces que les journalistes tentent de manipuler à leurs risques et périls.

Lucien Chardon, le grand homme de province, est un écrivain ambitieux qui a quitté sa ville de province, sa famille et son ami David Séchard, imprimeur, dans le but de trouver la gloire littéraire à Paris. Paris est le lieu où s’expriment et se déchaînent toutes les passions humaines. Faisant fi des mises en garde de ses amis parisiens du Cénacle, un groupe d’idéalistes unis par leur amour de la littérature et du savoir, Lucien cédera à la tentation de l’argent facile gagné à encenser ou diffamer dans des articles qui obéissent tantôt aux commandes d’un client du journal, tantôt à celles de son propriétaire ou d’un parti politique.

Quelques articles flamboyants lui donneront une brève gloriole, suivie d’un naufrage brutal sur les écueils de puissances financières et aristocratiques trop grandes pour lui. La désillusion, chez Balzac, s’accomplit dans la douleur. Balzac, qui a lui-même travaillé dans la presse de à ses débuts, nous montre l’industrie journalistique comme une technique d’amplification des illusions naturelles de l’être humain. La vie sociale est ainsi formée et déformée au gré des rumeurs et des opinions produites par d’habiles menteurs.

Démocratie et journalisme au XXe siècle
Après l’époque décrite par Balzac, un long progrès de l’éducation publique et des institutions démocratiques permettra au fil des XIXe et XXe siècles à un journalisme plus factuel et rigoureux d’être apprécié d’un large lectorat. Le journalisme d’enquête, comme celui qui a fait tomber Nixon non par la diffamation, mais par l’établissement de faits, a contribué de façon décisive à faire le de la presse le quatrième pouvoir de l’État de droit. René Lévesque a d’abord contribué à la construction d’un Québec moderne par l’excellence de son journalisme, avant de le faire par son œuvre politique comme ministre sous Jean Lesage et comme chef du gouvernement du Parti québécois.

Il semble que le journalisme honnête et rigoureux dépende de la stabilité des institutions éducatives et démocratiques tout autant que l’inverse. Socrate a payé de sa vie l’exercice d’une pensée critique qui heurta des intérêts non bridés par une justice véritable. Les philosophes ne peuvent s’adonner à leurs recherches que dans une cité pacifiée, libérée des sophistes, tandis qu’une cité livrée aux mouvements populaires violents engendrés par ces derniers ne peut en être ramenée à la raison que par des philosophes. Là est le cercle vicieux exposé dans La République de Platon.

La recherche du vrai peut-elle être démocratique, et non le fait d’une élite? Platon pensait que non. Dans les Illusions perdues, seul un groupe d’amis unis par des vertus et une intelligence exceptionnelle, le Cénacle, en était capable. Le journalisme a pourtant été, pendant une bonne partie du XXe siècle, la courroie de transmission d’un fragile équilibre entre la recherche du vrai et l’institutionnalisation de la justice.

Cette courroie de transmission, c’est l’espace public de délibération qui permet aux classes moyennes de jouer un rôle de stabilisation politique. Avec un large accès à des informations fiables, les débats politiques se déroulent plutôt au centre que dans les extrêmes. Un cercle vertueux a-t-il ainsi été atteint?

L’histoire technique sous-jacente à l’histoire politique
Peut-être, mais pour un temps seulement. Avant d’avoir une histoire sociologique et politique, le journalisme a en effet une histoire technique. Il est essentiellement le produit de moyens de diffusions abordables et efficaces. Le progrès technique est sans doute le plus puissant générateur d’illusions qui soit.

Dans le roman de Balzac, la poursuite d’une gloire journalistique illusoire par Lucien Chardon est accompagnée en parallèle, chez son ami David Séchard, du rêve technique d’un procédé qui réduirait de moitié le prix du papier. Dans la dernière partie, Les souffrances de l’inventeur, le jeune imprimeur réussira, mais au prix d’une négligence de son imprimerie qui passera prêt de le ruiner et lui fera perdre le profit de son invention.

Les habiles concurrents qui mettront la main sur celle-ci deviendront fabuleusement riches, et accéderont aux plus hautes sphères du pouvoir politique. Au XXe siècle l’invention qui permit une communication plus rapide, plus étendue et moins chère fut d’abord la radiodiffusion, puis la télédiffusion, et maintenant les réseaux numériques. Aux frères Cointet, les rusés coquins qui arnaquèrent David, ont succédé les oligarques de la toile mondiale d’Internet.

Le Paris numérique
Tout un chacun devient maintenant un Lucien Chardon en quête de popularité et de vengeance sur les réseaux sociaux.  Grâce à ceux-ci, il n’est plus nécessaire de quitter la province pour se produire sur une scène qui attire tous les regards. Le droit de diffuser mensonges et calomnies est maintenant universel.

L’Internet est ainsi une sorte de Paris déterritorialisé dans lequel l’illusion n’exerce plus son empire par la beauté poétique, même superficielle, comme au temps de Balzac, mais par un pseudo-réalisme brutal et obscène. La lucidité critique d’une littérature comme celle de Balzac et du journalisme rigoureux a muté sous la forme d’un cynisme cancéreux. L’université, notre Cénacle actuel, a abandonné le service révérencieux des Lettres et des Sciences, et tire maintenant d’abondants profits de ce cynisme sur le marché mondial de l’éducation.

Vers un passage du pouvoir?
L’accélération des changements technologiques produit une accélération du changement social. La puissance déjà démesurée des technologies de diffusion de l’information est maintenant décuplée par l’intelligence artificielle, technologie de production d’information.

Ces puissances du faux ne libèrent la subjectivité des individus que pour la livrer à toutes les manipulations. La subjectivité à l’œuvre dans le journalisme de la Restauration a enfanté les révolutions et les changements constitutionnels qui ont permis à la bourgeoisie française de remplacer définitivement l’aristocratie. Le retour des illusions nous prépare-t-il un passage du pouvoir des classes moyennes aux oligarques du numérique?

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