Dialogues argumentatifs sur la question du réalisme : compte rendu de l’ouvrage Le désir du réel dans la philosophie québécoise, de Pierre-Alexandre Fradet

Georges-Rémy Fortin

Compte rendu de l’ouvrage Le désir du réel dans la philosophie québécoise de Pierre-Alexandre Fradet.

Des arguments réalistes minutieusement reconstruits

Le désir du réel dans la philosophie québécoise vient de paraître en décembre 2022 aux éditions Nota Bene, où l’auteur du livre, Pierre-Alexandre Fradet est aussi directeur de la collection Territoires philosophiques. Fradet est un jeune auteur prolifique qui a déjà publié un ouvrage consacré à Bergson et Derrida, Derrida-Bergson : sur l’immédiateté, un autre consacré au cinéma québécois, Philosopher à travers le cinéma québécois, un ouvrage consacré à la photographie, Photographies anciennes : une pétition contre la mort?, de même qu’un ouvrage en collaboration avec Olivier Ducharme, Une vie sans bon sens : regard philosophique sur Pierre Perrault.

L’intérêt de Fradet pour la philosophie française et l’esthétique est d’ailleurs palpable dans l’ouvrage Le désir du réel dans la philosophie québécoise, même si le sujet en est le réalisme métaphysique chez cinq philosophes québécois, soient Charles De Koninck, Thomas De Koninck, Claude Lavigne, Charles Taylor et Jean Grondin. Fradet dégage chez chacun de ces auteurs un fil argumentatif finement reconstruit.

Le travail argumentatif de Fradet est méticuleux, presque chirurgical, puisque le réalisme métaphysique n’est pas forcément le thème principal de la pensée de tous ces auteurs, tout en étant clairement présent chez chacun d’eux. L’ensemble de chaque œuvre est pris en considération, et mis en contexte par la prise en compte d’une abondante littérature secondaire. Il faut d’ailleurs souligner l’érudition extrêmement riche de l’ouvrage de Fradet.

Le livre est divisé en cinq chapitres dont chacun est consacré à l’un des philosophes énumérés. Chaque chapitre est indépendant, mais tous sont consacrés à la question du réalisme métaphysique, et tous mettent les auteurs étudiés en dialogue avec d’autres philosophes. Il s’agit parfois de dialogues que les auteurs ont eux-mêmes entretenus avec divers penseurs, ou encore de relations qui peuvent être établies entre certains des cinq philosophes québécois. Toutefois, les dialogues les plus approfondis sont ceux que Fradet établit lui-même, notamment avec Meillassoux, Bergson et Sartre. Il en résulte de véritables disputatio, enrichies de commentaires critiques, parcimonieux mais incisifs, élaborés par Fradet.

Cinq réalistes québécois

Le chapitre I présente la pensée de Charles De Koninck (1906-1965), qui actualise la métaphysique néo-thomiste par une analyse des sciences naturelles contemporaines. Son réalisme porte sur le cosmos et se caractérise par une distinction entre l’en-soi et le pour-nous. Sa pensée est mise en dialogue avec le réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux et Iain Hamilton Grant, ainsi qu’avec le vitalisme de Bergson.

Le chapitre II, porte sur Thomas De Koninck (1934), fils du précédent, qui a développé un « humanisme de la transcendance » fondé sur le sens commun, humanisme qui tente de faire justice à la diversité et à la variabilité du phénomène humain. Ce dernier est pensé dans sa relation à un réel qui le dépasse. Au dialogue que De Koninck fils entretient lui-même avec de nombreux auteurs, dont Hegel et Fernand Dumont, Fradet en ajoute un avec Meillassoux.

Le chapitre III est consacré à Jacques Lavigne (1919-1999), qui pense quant à lui un « éveil à l’absolu » à partir de « l’inquiétude humaine », dans le sillage de l’existentialisme chrétien et de la psychologie. Fradet met sa pensée en relation principalement avec celle de Sartre. Chez Lavigne, une analyse existentielle, psychologique et épistémologique de la notion d’objectivité contribue notamment à saisir le rapport de l’humain au réel.

Le chapitre IV montre que la pensée de Charles Taylor (1931), principalement consacrée à l’éthique, à la politique et à l’analyse des sciences humaines, met de l’avant un réalisme ontologique (réalisme de l’être-au-monde), mais aussi un réalisme scientifique et moral au service d’une recherche d’un équilibre entre l’historicisme et l’universalisme. Le dialogue avec Taylor n’est pas centré sur un auteur en particulier, mais implique plutôt de nombreux penseurs.

Le chapitre V, enfin, est consacré à Jean Grondin (1955), pour qui l’herméneutique ne doit pas s’enfermer dans le langage, mais toujours retourner « aux choses mêmes ». Le dialogue argumentatif présenté ici est surtout celui que Grondin lui-même entretien avec le nominalisme et le constructivisme, auxquels il oppose un retour à un essentialisme du Bien inspiré de Platon et d’Augustin.

Le désir du réel dans la pensée de chez nous

Il serait ruineux pour le réalisme métaphysique de nos cinq philosophes que l’on tente une réduction à une quelconque genèse culturelle québécoise, puisque leur projet est précisément de dépasser tout plan anthropomorphique ou subjectif pour saisir, ou à tout le moins, penser, un réel extérieur à nous et indépendant de nous. Tout l’effort de Fradet consiste à reconstruire des arguments et à les évaluer de façon critique, plutôt qu’à en faire la généalogie ou l’histoire.

Cependant, l’ouvrage de Fradet évite ce qu’on pourrait appeler « l’objectivisme naïf », qui consisterait à affirmer l’existence brute d’un réel qui serait tellement évident qu’on ne pourrait comprendre comment nous le connaissons, et pourquoi nous nous en soucions. D’où la question du désir du réel comme moteur premier de chaque métaphysique réaliste. Or ce désir peut être un thème plus ou moins explicite chez les philosophes réalistes, mais il est avant tout une réalité personnelle comme motivation d’une pensée, et en ce sens, une réalité elle-même située dans le temps et l’espace, à savoir les XXe et XXe siècles, au Québec. C’est pourquoi il reste nécessaire de situer concrètement la philosophie.

Si l’histoire intellectuelle québécoise n’est pas un thème analysé explicitement dans le corps de l’ouvrage, la note liminaire et la conclusion replacent les auteurs dans leur contexte historique et dans le monde intellectuel qui est le leur. Il en ressort une volonté commune de dialogue critique avec les grands penseurs, de l’antiquité à nos jours, et un souci de la question du bien. Un contexte historique est ainsi posé qui éclaire les arguments qui sont analysés dans le développement du texte.

Même lorsque De Koninck père, par exemple, tente de penser le réel physique en soi, il est attentif aux implications anthropologiques et éthiques que la notion de déterminisme a sur la question de la liberté humaine. Le réel objectif a donc toujours un certain sens subjectif. Inversement, Lavigne ne peut analyser la subjectivité humaine et son aspiration à l’absolu sans mettre en place un dispositif d’auto-critique permettant d’échapper à certaines illusions, et gagner en objectivité sur le réel.

Si le réel et le bien sont pensés différemment par les cinq auteurs, le désir d’une relation avec une extériorité véritable traverse toute leur philosophie. Fradet suggère en définitive qu’une certaine humilité se retrouve chez chacun d’eux. Toute pensée sérieuse de l’extériorité doit ainsi se garder de prétendre pouvoir tout dire, tout éclairer, auquel cas elle absorberait en elle ce qu’elle prétend trouver hors d’elle : « […] le désir du réel qu’on retrouve chez [Thomas] De Koninck, comme dans la philosophie québécoise, s’avère être moins que l’expression d’une pleine connaissance des propriétés de l’être, mais plus (bien plus!) qu’une fugace aspiration à connaître ou goûter la réalité. [1]»

 Autrefois la terre des porteurs d’eau nés pour un petit pain, le Québec est maintenant un havre pour les humbles penseurs du bien.

Cette présence d’un désir métaphysique d’extériorité en terre québécoise est peut-être révélatrice de quelque aspiration profonde présente dans la culture québécoise. Mais avant tout, elle est révélatrice d’une activité philosophique authentique par laquelle une relation à l’universel est posée.

En présentant des penseurs qui ont œuvré, avant, pendant et après la Révolution tranquille, nous dit Fradet, son ouvrage montre que ceux-ci « ont contribué à réaliser la philosophie au Québec [2]». Le réalisme n’a en définitive rien de typiquement québécois.  Il nous permet cependant, en compagnie de tous ceux qui, de toutes contrées et de toutes origines, sont de notre race, comme disait Vigneault, de nous penser nous-mêmes avec lucidité et maturité.

Avec l’humilité, ces deux qualités ne sont-elles pas en définitive ce à quoi aspire réalisme métaphysique? La lucidité et la maturité sont en tout cas des qualités présentes dans les confrontations d’arguments, confrontations complexes et nuancées que Pierre-Alexandre Fradet déploie tout au long de son ouvrage avec une simplicité qui relève de la virtuosité.


[1] Fradet, Pierre-Alexandre, Le désir du réel dans la philosophie québécoise, Éditions Nota Bene, 2022, p. 187

[2] Ibid., p. 16

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