Au cours des dernières années de son existence, Émile Zola (1840-1902) a poursuivi avec le musicien Alfred Bruneau un dialogue intellectuel qui rappelle, par certains aspects, les discussions intellectuelles de sa jeunesse. En abordant la scène lyrique, d'abord indirectement, avec l'aide de Gallet, puis directement en composant lui-même des livrets d'opéra, ils'est lancé un nouveau défi. [...] Dans cette tentative, comme dans toutes celles qu'il a entreprises, Zola garde confiance: «Vous verrez que la chance viendra, éccit-il à Bruneau le 2juillet 1902, je ne sais comment, mais elle viendra. Tout effort est récompensé, il est impossible que votre travail si brave et si franc n'amène pas la victoire. Méditant sur son expérience de la vie, il a cette remarque, empreinte d'une grand sérénité: «Avec l'âge, je sens tout s'en aller et j'aime tout plus passionnément.». Un mois plus tard, il souhaite à son ami de pouvoir le retrouver, à son retour de vacances, « rayonnant de santé » et il ajoute: «C'est ce qu'il faut pour vaincre le destin» (Zola. Correspondance. Choix de textes et présentation par Alain Pagès, Paris, GF Flammarion, 2012, p. 26).
«Vaincre le destin». «Ces mots possèdent une sorte d'ironie tragique, quelques jours à peine avant la disparition brutale de l'écrivain. Alfrd Bruneau ne revit Émile Zola que couché sur son lit de mort. Il évoque ce souvenir dans les dernières lignes d'À l'ombre d,un grand coeur: «Dans son cabinet de travail, sur le divan où nous l'avions vu, débordant de vie, former de si beaux et héroïques projets, Zola était étendu, les yeux clos. La mort n'avait nullement altéré ses traits. Sa personne semblait partager avec son oeuvre le privilège de l'éternité. J'en goûtai une minute la trop brève illusion» (À l'ombre d'un grand coeur, Charpentier-Fasquelle, 1931, p. 186-187).
Lettre ultime, sans doute la dernière avant sa mort
À Alfred Bruneau
Médan, 25 septembre 1902
Mon bon ami, je voulais vous répondre tout de suite, mais j'ai été pris de maux de dents affreux; et voilà ma fin de saison gâtée, par les quelques beaux jours que nous venons d'avoir. Enfin, ça calme un peu, j'attends d'être à Paris, pour mefaire soigner. Nous y serons dimanche soir. Il est à croire que ma femme partira pour l'Italie le vendredi 3 ou le samedi 4 octobre.
Je savais que vous aviez fini. L'Efant roi par votre ami Destrange (1), qui m'avait envoyé sa brochure sur l'Ouragan, et qui m'a remercié de l'avoir remercié. Vous devez être bien content, car voilà une nouvelle oeuvre terminée; et, avec l'entêtement de l'espoir, je compte beaucoup sur elle. Albert Laborde, qui a vu l'affiche de l'Opéra-Comique pour la saison m'a appris que Carré y a mis L'Enfant roi, parmi les oeuvres reçues et devant être jouées. Certanement, elle ne sera pas jouée cette année; mais la voilà reçue publiquement, ce dont je n'ai jamais douté d'ailleurs. Le pis serait qu'une série de fours ne le poussât, vers mars ou avril, à nous offrir d'être joués tout de suite. Il faudrait refuser carrément.
Sylvanire, ou plutôt Paris en amour, titre que je préfère pour plusieurs raisons, avance (2). J'aurai certainement fini dès les premiers jours d'octobre. Je suis content de ce qui est fait. Mais, quand je travaille pour vous, vous savez mes scrupules. Et je me tourmente beaucoup , hanté d'idées pratiques, me demandant comment nous allons pouvoir décider Gailhard à passer un traité avec nous. Dès que vous serez là, nous lirons d'abord la pièce, vous me direz franchement ce que vous en pensez, au point de vue musical, et au point de vue de la réception plus ou moins possible à l'Opéra. Et puis, nous causerons de la façon de la soumettre à Gailhard. - Je n'ai pas trop chargé le rôle de Sylvanire, qui irait très bien à Mlle Ackte (3), je crois. Les rôles des deux barytons ne sont également pas trop lourds. Je crains que le rôle du ténot ne soit le plus dur - Beacoup de mouvement et même de légèreté, une variété très grande, et des choses très poignantes vers la fin. Mais cela ne ressemble à rien, tout y est nouveau comme dramelyrique, et j'ai la terreur de Gailhard.
Voilà, mon cher ami, Je voulais simplement vous donner signe de vie et vous dire combien je serai heureux de vous revoir 4). Dès votre arrivée, venez donc me voir un matin, vers dix heures. Vous êtes certain de ne pas me déranger, car je ne me remettrai sérieusement au travail que plus tard.
Ma femme et moi, nous vous embrassons bien tendrement tous les trois.
(1) Le critique musical Étinne Destranges (1863-1915), auteur notamment d'études consacrées aux opéras de Wagner et de Verdi.
(2) Drame lyrique en cinq actes, Sylvanire ou Paris en amours (OC, XX, p. 405-445) est le dernier livret que Zola ait écrit pour l'péra. Il ne fut jamais représenté.
(3) D'origine finlandaise, A¨no Ackté (1876-1944) s'était fait connaître, quelques années plus tôt par son interprétation du rôle de Marguerite dans le Faust de Charles Gounod.
(4) Zola ne reverra plus son ami, car queques jours après cette lettre il décède.
Source: Zola. Correspondance, o.c., p. 344-345.
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