L’auteur d’un suicide se considère souvent et se désigne parfois comme la victime de son entourage dans sa lettre d’adieu*. Dans d’autres conjonctures, il se dit victime de la société en général. Sa mort volontaire se présente alors comme la mise en scène de son holocauste. Elle peut se présenter comme un suicide altruiste ou héroïque par lequel il se sacrifie sur l’autel de la nation pour le salut de son peuple. Son martyre* symbolise la résistance à l’oppresseur et annonce la libération. En revanche, le suicidé dit égoïste selon la terminologie de Durkheim* est perçu par les gens avec une certaine compassion, comme un malheureux ou un souffrant, comme l’exclu ou le rejeté d’une société injuste ou répressive. Il est vu comme «le suicidé de la société», mais rarement applaudi ou apprécié.
La famille en deuil* prend, à son tour, les traits de la victime. Ses membres, profondément meurtris par une disparition soudaine et brutale, auront beaucoup de difficulté à se libérer de la culpabilité* causée par ce départ, perçu par eux comme un acte accusateur à leur égard. Dans le cas de crimes* ou de massacres, suivis du suicide de leur auteur, les victimes sont d’abord les personnes si absurdement tuées ou gravement blessées par un tueur fou, qui crie sa rage ou sa frustration. Mais, les proches de ces victimes qui, pendant de longues années, subissent dans leur chair la douleur de cet acte insensé, sont, à leur tour, des victimes, par exemple, les familles des quatorze jeunes femmes de l’École polytechnique à l'université de Montréal tuées le 6 décembre 1989.
Dix ans plus tard après ce sinistre événement, Lukas Sosoe, professeur de philosophie à l’université de Montréal, a écrit un article remarquable sur la victime ou les victimes, «Pour une approche éthique* du corps meurtri» (La Presse, le 5 décembre 1999, p. B9). Lorsqu’on ouvre un dictionnaire d’éthique, écrit-il, on se rend compte de l’absence du mot victime et la présence du mot violence. Dans les discours éthiques, l’oubli général de la victime est frappant. Réflexion sur l’action, l’éthique a des difficultés à atteindre la victime, car celle-ci est précisément celle qui n’agit pas. Elle subit injustement l’action d’un autre. L’éthique se voit inévitablement confrontée à un double échec, à savoir «l’impossibilité de penser la passivité non qualifiée qui n’est pas omission consciente de quelque chose» et le mal ou la douleur qui, dans son entier, est un incompréhensible scandale. Sosoe se demande: «Que pouvons-nous tirer aujourd’hui des théodicées provenant des traditions juive et chrétienne, reprises depuis saint Augustin à Leibniz pour asseoir les bases d’une réflexion sur le mal et la souffrance de la victime sans ajouter de l’insulte à l’injustice dont elle souffre déjà? Leur dire que c’est à cause du péché ou de l’imperfection humaine? Leur montrer le visage hideux d’un dieu qui a créé l’homme imparfait, qui lui a donné la liberté* et qui permet que l’innocent soit frappé de mort ou par la violence aveugle? Ou alors affirmer, comme on l’a fait sur d’autres bases dans les sciences sociales, que le criminel est malheureux, le plus souffrant ou que chaque crime est pathologique, l’acte d’une personne socialement exclue ou le produit injuste d’une méchante société? À supposer que ce soit vrai, qu’en déduire pour le mal dont je souffre? Qu’est-ce qui expliquerait que le malheureux produit de la société s’attaque à moi, à mon corps, à ma vie?»
La souffrance du malheureux qui tue et se suicide n’est plus, elle disparaît avec l’acte insensé de violence inutile. La souffrance des victimes, aussi réelle qu’absurde, disparaît elle aussi avec la mort qui s’ensuit. Mais la souffrance des victimes qui survivent à cette violence et celle des proches des victimes, les proches du meurtrier suicidé y compris, qui vivent le deuil, aussi affligeante soit-elle, est un signe et une affirmation de la vie. Ne pas abdiquer devant la vie, ne pas se résigner, réclamer la justice et, si possible, pardonner. Dans le contexte de violence extrême, le pardon est un dépassement de la finitude humaine. Il ne peut pas s’imposer comme une prescription éthique, mais il peut advenir comme un acte de libre gratuité, un don au-delà de tout don, un don qui jaillit du cœur comme un avènement inespéré. Seules les personnes qui ont été capables de pardon pourront nous dire dans quelle mesure ce geste est libre de toute ambiguïté.
Pour une littérature sur le phénomène de la victimisation, consulter: G. Erner, La société des victimes. Paris, La découverte, 2006.