L'Encyclopédie sur la mort


Typologies du suicide

E. Manet



Il n’y a non pas un suicide, mais des suicides. Le profil des personnes qui se donnent la mort, leurs problèmes et les situations dans lesquelles elles sont engagées, le sens qu’elles veulent donner à leur acte, le but qu’elles poursuivent ainsi que les facteurs qui ont contribué à leur décision sont multiples et variés. On cherche en vain une réponse unique à la question: «Qu’est-ce qui fait qu’un être humain en vient à attenter à ses jours?» Diverses théories quantitatives et sociologiques, biologiques et psychologiques, de nombreuses descriptions psychanalytiques et philosophiques du suicide manifestent avec une rare éloquence la complexité de la démarche suicidaire.


Selon Durkheim*, le suicide varie en raison inverse du pouvoir d’intégration de la société, religieuse, familiale ou politique. Si l’on convient d’appeler égoïsme l’état où le moi individuel s’affirme avec excès aux dépens du moi social, nous pourrons donner le nom de suicide égoïste au type particulier de suicide qui résulte d’une individuation démesurée. Le terme altruisme* exprime assez bien l’état contraire, celui où le moi ne s’appartient pas, où il se confond avec autre chose que lui-même et où le pôle de sa conduite est situé en dehors de lui. Durkheim appelle suicide altruiste celui qui résulte d’un altruisme* intense. Il nomme suicide altruiste obligatoire celui qui est accompli comme un devoir ou est imposé par la société, par exemple, le suicide institutionnel des veuves après la mort de leur mari. Il entend par suicide altruiste facultatif tout suicide qui est moins expressément exigé par la société, mais qui est accompli à la moindre sollicitation des circonstances, pour échapper à une flétrissure ou pour conquérir plus d’estime dans un contexte social et culturel où la vie de l’individu ne compte pas et où l’on méprise ceux qui s’attachent trop à la vie. Le suicide altruiste aigu est d’ordre mystique: «Dans tous ces cas, nous voyons l’individu aspirer à se dépouiller de son être personnel pour s’abîmer dans cette autre chose qu’il regarde comme sa véritable essence. Peu importe le nom dont il la nomme, c’est en elle et en elle seulement qu’il croit exister, et c’est pour être qu’il tend si énergiquement à se confondre avec elle. C’est donc qu’il se considère comme n’ayant plus d’existence propre» (Le suicide, p. 243). Lorsque la société n’exerce plus son action régulatrice et ne parvient plus à combler de manière satisfaisante les besoins économiques et moraux de ses membres, le taux de suicide s’accroît. Le suicide anomique résulte donc d’une perturbation de l’ordre collectif et se produit dans une situation de crise financière ou sociale. Trop de pauvreté et de misère, un excès de luxe ou de richesse sont des facteurs pouvant entraîner le suicide. Et lorsque les valeurs et les normes ne sont pas clairement définies ou subissent soudainement des transformations radicales, une société engendre des sujets désemparés et, par conséquent, vulnérables au suicide. Durkheim ajoute à la catégorie des suicides anomiques ceux qui sont dus à ce qu’il appelle l’anomie conjugale, causée par le veuvage ou le divorce et qui aggrave la tendance au suicide chez les hommes et diminue celle des femmes. Il reste le suicide fataliste. Durkheim ne lui consacre qu’une note, à la page 311 de son œuvre sur le suicide. Les commentateurs n’en tiennent généralement pas compte. C’est, contrairement au suicide anomique, «celui qui résulte d’un excès de réglementation; celui que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré; dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. C’est le suicide des époux trop jeunes, de la femme mariée sans enfants.» Durkheim partage donc l’image naturaliste de la femme qui a cours à son époque et selon laquelle, en se mariant, la femme subit plus de contrainte que l’homme, à cause d’une réglementation excessive de ses désirs. Mais Durkheim voit surtout dans ce quatrième type de suicide un intérêt historique: «N’est-ce pas à ce type que se rattachent les suicides d’esclaves que l’on dit être fréquents dans de certaines conditions, tous ceux, en un mot, qui peuvent être attribués aux intempérances du despotisme matériel ou moral?»

En orientant la typologie de Durkheim plus directement vers le sujet, sa raison et sa sensibilité que vers la société, le sociologue britannique Anthony Giddens tente de creuser davantage la distinction entre les sujets égoïstes et les sujets anomiques. Les sujets égoïstes ne parviennent pas à s’intégrer dans leur milieu immédiat ou dans la société globale. Les raisons de cette incapacité peuvent dépendre de leur entourage ou des institutions, mais aussi des individus eux-mêmes, de leur isolement volontaire ou de leur enfermement. Peu importe les causes, ces sujets ont de la difficulté à tisser ou à maintenir des relations stables et significatives avec les autres. Ou bien ils ont peur de perdre des relations et d’en créer de nouvelles. Ils développent une dépendance hostile et agressive à l’égard d’autrui, accompagnée d’un sentiment de culpabilité toujours croissant et devenant progressivement intolérable. Le suicide égoïste qui résulte de cet état est un acte par lequel le sujet cherche à changer autrui, l’entourage ou la société pour échapper à son isolement. Se considérant comme abandonné par les autres, il les abandonne à son tour. Son suicide est un acte agressif de revanche, par lequel le sujet désire tuer autrui ou être tué par lui. Le sujet anomique juge son état physique (maladie ou handicap) ou comportement moral comme déviant par rapport à la norme sociale. Son idéal du moi lui impose des exigences trop élevées ou trop indéterminées auxquelles il n’est pas en mesure de se conformer. On sent chez le sujet anomique le besoin constant d’être valorisé par autrui et de se prouver qu’il est capable d’accomplir quelque chose de bien et de valable. À cause de l’inadéquation entre ses aspirations et ses performances, il construit une image négative de lui-même et éprouve un sentiment de honte qui finit par devenir intolérable. Le suicide anomique est l’acte par lequel le sujet cherche non pas à changer les autres, mais à se changer lui-même. C’est l’acte par lequel le sujet tente d’échapper à son incapacité personnelle dont la faute lui incombe personnellement. Par la mort volontaire, le sujet anomique veut soit accomplir la transformation de sa propre identité ou effectuer une amélioration de sa propre image, soit autosanctionner l’insuccès ou l’inachèvement de ses performances. Le suicide anomique signifie l’effacement du moi. En effet, le sujet désire mourir et disparaître, dormir pour toujours sans manifester aucune agressivité envers autrui (A. Giddens, «A Typology of Suicide», European Journal of Sociology, VII, 1966, p. 276-295).

Baechler* construit sa typologie du suicide à l’aide de la méthode de l’«idéaltype» que Max Weber utilise pour découvrir de l’intérieur le sens d’une action humaine. «On obtient un idéaltype (ou type idéal) en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène» (M. Weber, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 181). Baechler* élabore onze idéaltypes du suicide regroupés en quatre types plus généraux (Les suicides, p. 128-129). Le premier est le suicide escapiste qui rassemble tous les cas où le sens général de l’acte indique un mouvement de fuite. On peut distinguer trois sous-types. La fuite est «le fait d’échapper, par l’attentat à sa vie, à une situation ressentie comme insupportable par le sujet»; le deuil «est le fait d’un sujet d’attenter à sa vie par suite de la perte d’un élément central de la personnalité ou du plan de vie»; le châtiment «est le fait d’attenter à sa vie pour expier une faute, réelle ou imaginaire». Le deuxième type est le suicide agressif «car la fin poursuivie est, en fait, un acte d’agression perpétré contre autrui; en se tuant ou en essayant de se tuer, le sujet cherche à atteindre quelqu’un d’autre». On peut distinguer quatre sous-types. La vengeance est «le fait d’attenter à sa vie pour soit provoquer le remords d’autrui, soit lui infliger l’opprobre de la communauté». Le crime «est le fait d’attenter à sa vie en entraînant autrui dans la mort». Le chantage est «le fait d’attenter à sa vie pour faire pression sur autrui en le privant de quelque chose à quoi il tient». L’appel est «le fait d’attenter à sa vie pour avertir l’entourage que le sujet est en danger». Le troisième type est le suicide oblatif où l’on peut distinguer deux sous-types. Le sacrifice est «le fait d’attenter à sa vie pour sauver ou atteindre une valeur jugée supérieure à la vie personnelle». Le passage est «le fait d’attenter à sa vie pour accéder à un état considéré par le sujet comme infiniment plus délectable». Le quatrième type est le suicide ludique qui comprend deux sous-types. L’ordalie «est le fait de risquer sa vie pour s’éprouver soi-même ou solliciter le jugement des dieux». Le jeu est «le fait de se donner des chances de mort, dans le seul but de jouer avec sa vie». Un idéaltype n’existe pas dans la réalité en toute sa pureté, mais surtout un même cas peut se classer sous plusieurs types abstraits. Un même acte suicidaire peut relever à la fois du deuil et du châtiment, ou de la vengeance et du crime. Les types ne sont ni de l’ordre de l’explication ni de l’ordre de l’interprétation, mais de l’ordre de la description. Cela peut étonner, car il nous semble évident que, si Baechler* ne cherche ni les causes ni les motifs du suicide, il tend à en découvrir le sens, ce qui nous paraît déborder les frontières de la description et appartenir au monde de l’interprétation. Il termine d’ailleurs sa présentation des différents types en écrivant qu’ils «permettent de démonter une action, de révéler sa logique interne à partir de la fin poursuivie et de montrer en quoi le suicide est apparu, à un certain endroit, comme une solution logique, sinon rationnelle».

Avec Les suicides d’être de jeunes Québécois, Francine Gratton se situe dans la perspective de la sociologie compréhensive de Max Weber. Dans l’étude de cinq cas de suicide, elle se propose de partir de l’acteur lui-même, de trouver le sens qu’il attribue à son suicide et de comprendre «les bonnes raisons» et la portée de son acte. Non seulement le suicide possède-t-il une signification subjective pour la personne qui l’accomplit et est-il «une activité déterminée de façon rationnelle par rapport à une valeur» (p. 19 et 25), mais le suicidant donne aussi à son geste une signification qui se rapporte à la société. Malgré son caractère hautement individuel, le suicide est donc «une activité significative à caractère social» (p. 22). Cependant, en tant que phénomène collectif et produit d’actions individuelles, il peut être étudié dans sa singularité. Selon l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon, à partir de l’analyse d’actes microscopiques, on peut accéder à la compréhension du monde macroscopique. C’est donc la thèse de Boudon qui va servir de caution à l’orientation qualitative et biographique de l’analyse circonstancielle de la vie de cinq jeunes suicidés. L’auteur construit, autour de l’absence de connexion entre les valeurs qui commandent leur vie et les ressources internes ou externes dont ils disposent, quatre idéaltypes du suicide. L’idéaltype «A» est celui de l’outrance des valeurs du jeune idéaliste qui sont à ce point élevées que ses ressources, pourtant abondantes, ne parviennent pas à combler sa soif de vivre. L’idéaltype «B» est celui de l’insuffisance des valeurs empruntées du suicide du blasé qui sont si peu attrayantes que le jeune y investit à peine les ressources abondantes dont il dispose. L’idéaltype «C» est celui de l’impuissance du jeune nostalgique ou épuisé qui, tout en ayant des valeurs personnelles assez élevées, ne dispose que de ressources limitées pour les réaliser. L’idéaltype «D» est celui de la dépendance du jeune déshérité dont les ressources empruntées sont si peu développées qu’il n’est pas en état d’assumer seul la responsabilité de son destin.

Marcel Conche* nous offre une typologie d’inspiration classique ou philosophique. Il désigne comme suicide accidentel celui auquel est conduit un individu par des événements contingents de sa vie: chômage, mariage, échec scolaire, etc. L’individu se trouve peu à peu ou soudainement dans une situation insupportable. L’événement n’intervient que comme cause occasionnelle qui déclenche un processus irréversible. Le suicide par devoir s’impose au sujet en vertu de l’idée que celui-ci se fait de son devoir moral, religieux, civique ou patriotique. Ce type de suicide ressemble à celui du sacrifice* et au suicide altruiste de Durkheim*. Conche cite comme exemples les suicides de Brutus*, Cassius*, Caton*, Beaurepaire* et les héros irlandais de la grève de la faim*. Par suicide philosophique ou par sagesse, il entend la décision de mourir inspirée par la conception générale que l’on se fait du monde et de la vie. Il faut se rappeler ici la notion de «sagesse tragique», développée par Conche: «La mort doit venir non comme un événement passivement subi et venant interrompre la vie sans nécessité* aucune, accidentellement, mais comme un événement qui s’intègre à la vie, appelé par le reste de la vie. La mort peut venir comme le coup de ciseau du censeur qui coupe une phrase, ou comme le dernier mot qui achève la phrase et fait qu’il y a un sens complet. Mais, pour cela, il faut choisir la mort. Il faut que la mort ne vienne pas à son heure, mais à la nôtre» (Le fondement de la morale, Paris, PUF, «Perspectives critiques», 1993, p. 103-104).

«En général, la littérature poétique, dramatique et romanesque développe une thématique traditionnelle où sont favorisées quatre catégories de suicide, à travers lesquelles toute l'importance est accordée aux qualités que sont le courage et le sens de l'honneur et à une passion, l'amour. Ce sont: les suicides héroïques, les suicides d'honneur, les suicides d'expiation et les suicides amoureux, véritables lieux communs des poètes et des dramaturges.» (Y. Grisé, Le suicide dans la Rome antique, Montréal-Bellarmin, Paris-Les Belles Lettres, « Noèsis», 1982, p. 233)

Louis-Vincent Thomas distinue lui aussi plusieurs types de suicides: suicides individuels, suicides collectifs, suicides messages, suicides actions, suicides sacrifices, suicides évasions, suicides assistés, suicides stratégies, suicides réactionnels, suicides mises-en-scène, équivalents suicidaires, etc.. Il insiste surtout sur le fait que «nous sommes en présence d'un problème d'une rare complexité aux multiples visages». (La Mort aujourd'hui, Paris, Éditions du Titre, 1988, p. 52-53, cité par J.-M. Brohm,Figures de la mort. Perspectives critiques, Paris, Beauchesne, 2008, p. 57).
Date de création:-1-11-30 | Date de modification:-1-11-30

Notes

IMAGE: Edouard Manet, «Le suicide».