L'Encyclopédie sur la mort


Religion (suicide)

 

Selon la célèbre thèse de Durkheim*, les catholiques se suicident moins que les protestants pour la bonne raison que l’Église catholique est une société plus intégrée que les autres groupes chrétiens; les Juifs se suicident moins que les catholiques en raison de leur attachement à leur communauté religieuse. Ce n’est donc pas la crainte de l’au-delà qui inspire l’horreur du suicide: «[L]a religion qui a le moindre penchant pour le suicide, c’est-à-dire le judaïsme, est aussi celle où l’idée d’immortalité joue le moindre rôle» (Le suicide, p. 172). Le contenu des dogmes et des rites est secondaire. Ce sont l’unité des rites et des croyances ainsi que l’importance accordée au culte extérieur qui créent entre les catholiques une étroite communauté de pensée et de vie. Les fidèles se sentent membres d’un même corps. Les liens qui les attachent à leur groupe comme à une famille les rattachent aussi à la vie. Cette thèse a été contestée, entre autres, par Halbwachs* et, de nos jours, par Baudelot et Establet dans Durkheim et le suicide: «Il semble bien que le protestantisme soit porteur d’une autre forme de contrôle sur l’individu que l’Église catholique: moins de rites ecclésiaux, moins de bureaucratie, mais contrôle plus strict de chacun sur les autres. Peut-on qualifier de plus ou moins intégratrice une sociabilité catholique fondée sur la surveillance des signes extérieurs et une sociabilité fondée sur le contrôle rigoureux de la morale quotidienne?» (p. 117). Selon les mêmes auteurs, «il est bien évident, si on suit le schéma du passage progressif de l’intégration par ressemblance à l’intégration par différence, que les formes modernes (villes, protestantisme, milieux instruits) actualisent en principe une intégration par différence plus forte et non point moindre comme le croit Durkheim» (p. 121).


Steven Stack, sociologue à la Pennsylvanian State University, a effectué des analyses des données quantitatives disponibles dans trente-sept nations sur le taux de suicide en rapport avec l’affiliation religieuse, la religiosité (ritual dimension, church attendance) et l’engagement (commitment) à l’égard des croyances, des valeurs et des pratiques religieuses. Il observe, en dehors d’une convergence progressive entre catholiques et protestants, une corrélation entre le déclin des religions institutionnelles et des pratiques religieuses, d’une part, et la croissance du taux de suicide, d’autre part. Un niveau élevé d’engagement religieux va de pair avec la baisse du taux de suicide, mais seulement chez les femmes traditionnellement plus vouées à la religion. L’intégration des femmes dans le monde du travail et des affaires changera graduellement ces données. Ces recherches démontrent que la variable religieuse, si peu observable mathématiquement, est beaucoup moins significative que les variables des phénomènes de l’industrialisation et de la mobilité sociale, du chômage* et de la participation militaire, du sexe* et de l’âge* (S. Stack, «Suicide and Religion: Comparative Analysis», Sociological Focus, vol. 14, no 3, 1981, p. 207-220; «The Effect of the Decline in Institutionalized Religion on Suicide, 1954-1978», Journal of the Scientific Study of Religion, vol. 22, no 3, 1983, p. 239-252; «The Effect of Religious Commitment on Suicide: A Cross-National Analysis», Journal of Health and Social Behavior, vol. 24, 1983, p. 362-374).

Dans la tradition chrétienne, les arguments d’ordre religieux contre le suicide s’appuient sur des analogies soit d’appartenance, soit de relation interpersonnelle avec Dieu. Ainsi, on allègue que la vie est un don accordé par Dieu, qui en est maître; elle nous a été prêtée par lui et confiée à nos soins de sorte que nous n’avons pas le droit de nous en départir, sans son autorisation expresse. L’être humain étant créé à l’image de Dieu, il est interdit d’anéantir cette divine ressemblance par une mort que nous nous infligeons nous-mêmes. Puisque notre corps est le temple de Dieu où séjourne l’Esprit, il est sacré. Le détruire serait une grave profanation. Les humains sont la propriété du divin artisan qui nous a façonnés selon son bon plaisir. Nous dépendons de sa volonté, qui décide de l’heure de notre mort. Serviteurs ou enfants de Dieu, prisonniers ou sentinelles de Dieu, notre vie est dans ses mains. Nous ne pouvons pas quitter notre maison* paternelle ou abandonner notre poste où il nous a placés sur la terre. Margaret P. Battin (Ethical Issues in Suicide, p. 39-41) réfute cette argumentation. Tout dépend, écrit-elle, de la théodicée que l’on propose ou du modèle des relations avec Dieu que l’on adopte. Un don que l’on ne peut pas refuser s’il ne nous convient pas n’est pas un don. Si la vie ne nous offre plus aucune satisfaction, il est inapproprié de parler de la gratitude de Dieu aux malheureux que nous sommes devenus. Similairement, si notre être corporel est un objet que Dieu nous a prêté, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas le lui rendre s’il ne correspond plus à nos attentes. Les arguments selon lesquels le suicide est une violation de la loi naturelle (Thomas d’Aquin*) sont transformés en contre-arguments par Hume* et par Donne*. S’il n’est pas un crime de détourner le Nil ou le Danube de leur course naturelle, pourquoi ne pourrais-je pas détourner quelques onces de mon sang de son canal habituel? Quand je tombe sur mon propre glaive, je reçois ma mort des mains de Dieu aussi bien que si elle procédait d’un lion, d’un précipice ou d’une fièvre (D. Hume). Le suicide et le martyre* volontaire furent des pratiques très répandues parmi les premiers chrétiens. Si les humains ont un désir ardent de vivre, ils ont aussi une inclination naturelle à mourir. Si Dieu peut se servir d’une guerre, de la chute d’un rocher ou d’une maladie pour produire la mort d’un individu, il peut aussi bien me déléguer comme son officier pour porter la main sur moi (J. Donne).

Cependant, le suicide peut être aussi interprété comme une invitation divine à quitter ce monde. Ainsi, en juge Épictète*: «Quand Dieu ne fournit plus le nécessaire, c’est qu’il sonne la retraite; il a ouvert la porte et te dit: “Viens.”» Dans le même sens, Sénèque* interroge Dieu: «Voulez-vous ma vie? Pourquoi me ferais-je prier pour vous rendre ce que je tiens de vous» (cités dans A. Bodson, La morale sociale des derniers stoïciens, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 102-103). Platon* fait dire à Socrate* qu’il est rationnel pour l’homme de ne pas attenter à sa vie «avant que la divinité n’ait envoyé quelque commandement» (Phédon, 62). James Hillman* introduit ce critère de l’appel divin dans sa réflexion psychanalytique (Suicide and the Soul). Certains suicidaires considèrent leur mort comme une réunion avec leurs bien-aimés disparus, comme une délivrance pour l’âme emprisonnée dans son corps, comme un rituel sacrificiel ou une forme de martyre, comme une manière d’éviter le péché ou d’atteindre un degré plus élevé de spiritualité (M. P. Battin, op. cit., p. 63-75).

Notes bibliographiques

A. Malafosse et P. Huguelet, «Religion, spiritualité et conduites suicidaires» dans P. Courtet, Suicides et tentatives de suicide, Flammarion, 2010, p. 223-227.

La première partie de cet article est un rappel des positions des principales confessions en Occident au regard du suicide. La deuxième partie s'interroge très brièvement sur la religion comme facteur de protection contre les conduites suicidaires.
Enfin, la dernière partie aborde l'importance de l'évaluation spirituelle dans la prise en charge clinique du patient suicidaire.

«Les patients désirant mourir sont largement susceptibles dêtre influencés par leur contexte religieux et leurs croyances. Plutôt que d'adhérer incondionnellement à une doctrine, les données qualitatives indiquent qu'ils se construisent une représentation qui leur est propre du pourquoi de la vie et de leur rôle sur cette terre. Le clinicien confronté au patient en crise doit investiguer cette dimension afin d'améliorer la qualité de son évaluation, puis aborder les thématiques directement liées à ses soins.» (op. cit., p. 227)

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-10