Fasciné par son image, Narcisse se noie. Mais la souffrance naît justement de ce que notre image peut disparaître sans que nous mourions. L'énigme de la souffrance réside dans notre incapacité à être dessaisis de la fascination par la mort dans laquelle disparaît l'objet. Elle fait apparaître la mort comme la vérité du sujet, ce vers quoi serait inexorablement tendu le désir. La promesse de vie du désir prend alors l'apparence du mensonge et le langage de l'espoir celle de la dérision.
Nous retrouvons au terme du processus ce qui était présent au début. Car le mensonge était bel et bien présent au début, dans la projection qui exhaussait au rang de seule réalité, de réel plein, l'image vaine. À présent, puisque l'image a disparu, nous ne voulons plus reconnaître et garder la parole qui fonde le sujet en laissant disparaître l'image visuelle, tactile, auditive, sociale. Le mensonge tente de faire croire que rien d'autre n'est dit que ce qui se donne à voir, ou à entendre: celui qui est prisonnier de cette immédiateté projective oublie ce que l'image ou le discours lui cache. Pour lui, le réel c'est l'apparence de l'image.
La souffrance fait vaciller nos repères. Cette vacilation de repères que nous avons tendance à croire absolument fixes, seuls vrais, nous ouvre à la dimension de la mort, comme, peu ou prou, toute limitation de l'image, et donc tout fantasme s'il est vrai que notre activité psychique résulte du cadrage de nos perceptions. Ce peut être une mort de nous-même, si le réel et l'imaginaire pour nous se confondent. Mais ce peut être aussi une mort à nous-même dans la reconnaissance que nos limites nous ouvrent au désir d'une Altérité vraie, d'un Autre sans spécularité. Cet Autre, nous ne pouvons le penser que comme l'origine du même, un être de désir dont les traces signifiantes de nos histoires révèlent l'absence, le manque. Cette révélation de l'Autre en nous, par la médiation des limites et à travers la déchirure de nos images, c'est ce que nous appelons la Parole.
La vibration de notre condition de mortel, le frémissement et le trouble de l'altération qui couche l'homme et le déprime, sont perçus de manière d'autant plus aiguë que se trouve par nous mis en question l'objet investi comme étant le lieu sûr de notre identité. J'entends par objet investi, ici, l'image dans laquelle l'homme se repose et se confie, sans (forcément) le savoir, et qui est censée le représenter dans le monde aux yeux des autres tout autant qu'aux siens. La pratique analytique nous enseigne que ce peut être n'importe quoi, cet objet: un titre, des muscles, une affection, la colère, un animal, un déchet. En bref, un signifiant donné, auquel est imaginairement fixé, sans pouvoir en être détaché, le sujet naissant en nous. En bref, encore: « le moi» confondu et avec le sujet et avec l'objet. Cette confusion fait croire en un homme dont la division se trouve supprimée et la contradiction apparemment résolue; alors rien ne lui manque: il a la fallacieuse unité du même.
En disparaissant dans l'eau noire de sa propre image, Narcisse ne crie même pas. Et nous en sommes d'ailleurs avertis: à quoi lui servirait-il de crier? Sa femme ne s'appelle-t-elle pas «écho»? Il n'y a personne pour entendre.
La séparation d'avec le «même» nous arrache toujours un cri, une demande. La fascination, séductrice ou complice, nous interdit toujours de le pousser. Elle occulte le chemin de la délivrance. Elle dénie le cri de la naissance.
IMAGE: John Waterhouse, «Narcisse»