La musique et la nature
«Dans la nature vivante, le son et le bruit accompagnent sans cesse la couleur et la forme. [...] L'éclat qui brûle dans la nature, la lumière dont se pare la terre verdoyante sont inaccessibles à l'art du peintre. Comment il en va différemment de la musique! Les sons les plus beaux reproduits par la nature, le chant de l'oiseau, le murmure des eaux, l'écho des montagnes, le frémissement des bois, le majestueux tonnerre lui-même, toutes ces tonalités sont seulement incompréhensibles et âpres, ne parlant pour ainsi dire que durant leur sommeil, il ne s'agit que de bruits isolés, quand on les compare aux sons des instruments. Ces sons que l'art musical a en effet merveilleusement découverts, et qu'il a cherchés par les voies les plus diverses, sont d'une nature totalement différente: ils n'imitent pas, ils n'embellissent pas, mais constituent bien plutôt un monde à part entière.
[...]
La nature et les hommes sont sauvages: il manque l'élément qui ramène tout à l'amitié. Sans musique, la terre est comme une maison* désertée et inachevée dont les habitants sont absents.» (W. H. Wackenroder et L. Tieck dans Épanchements sentimentaux d'un monde ami des arts, suivi de Fantasmes sur l'art, trad. C. Le Blanc et O. Schefer © José Corti, 2009, cité dans Le Point. Références, «Romantisme», Les Textes fondamentaux, juillet-août, 2010, p. 21)
La musique et la mort.
«Évoquant la peine, le deuil* ou accompagnant le disparu jusqu'à sa destination finale, la musique remplit une fonction rituelle attestée dans les sociétés les plus diverses pour devenir, dans le cadre de la culture occidentale, un champ majeur de création, et jusqu'à un certain point devenu autonome, qui a inspiré de nombreuses oeuvres et des chefs-d'oeuvre qui posent directement la question des rapports entre la musique et la mort.» (J. Lévy, «Les musiques et la mort», Frontières, vol. 20, n°2, 2007, p. 7)
«Dans l'art comme dans le sacré, l'enjeu de la création est d'aménager des espaces symboliques pour l'expérience humaine en investiguant ainsi le champ de l'Autre. Aussi le discours musical d'aujourd'hui, autour de l'expérience de la mort, présente-t-il une grande diversité. Pour une bonne part, il continue de s'inspirer des langages propres aux traditions religieuses, qu'il retravaille à sa façon: Requiem, Miserere, Stabat Mater, font partie du corpus de ce qu'on appelle encore «musique sacré», parce qu'on s'y inspire directement des textes chrétiens. Mais, si, parmi les quelques centaines de requiem mis en musique depuis le seizième siècle, la majorité s'appuient toujours sur le texte de la messe des morts catholique, beaucoup d'entre eux, pour ne pas dire la plupart, s'éloignent du rôle d'adjuvant liturgique [...]. Mozart*, Cherubini, Berlioz*, Verdi, Fauré*, Duruflé, pour ne citer que les plus classiques, et plus près de nous Krzyztof Penderecki (1984), Roman Maciejewski (1960), Andrew Lloyd Webber (1984) présentent des requiem qui non seulement sont monumentaux mais invitent à la profondeur méditative, au retour réflexif sur la condition humaine, par le seul fait de leurs propositions musicales.» («Quand les mots manquent...Travail de deuil, rituel et musique», Frontières, vol. 20, n° 2, p. 14)
La question des rapports entre la musique et la mort est abondamment traitée dans Frontières, vol 20, n° 2 : Les musiques et la mort. Dans ce même numéro, on trouvera également, une bibliographie sélective sur les musiques et la mort, présentée par Joseph J. Lévy (p. 121).
Les musiques et la mort
volume 20, numéro 2, printemps 2008
La musique occupe une place significative dans les rapports à la mort, et ce, tant dans les sociétés traditionnelles que modernes. Elle vient rappeler la finitude de la vie, souligne la séparation et le deuil, explore les rapports à l’au-delà. Les compositions musicales associées à la mort peuvent accompagner les funérailles, et la mort constitue une dimension essentielle dans la musique occidentale à travers la tonalité et le rythme. Ainsi, les motifs du Dies Irae ont servi de sources d’inspiration à de nombreux compositeurs, alors que les messes de requiem scandent l’histoire des œuvres de Palestrina à Stravinski. La centralité de la musique dans l’expression du rapport à la mort a également inspiré la recherche ethnographique.
http://www.frontieres.uqam.ca/20.2.php
La musique et le suicide.
Les données recueillies lors de la recherche effectuée par Éric Larousse auprès de 275 adolescents montréalais ne montrent pas de façon significative l’existence d’un lien de cause à effet entre la préférence musicale et le fait d’avoir une personnalité suicidaire. Un lien indirect semble toutefois exister chez des jeunes âgés de 15 à 18 ans, adeptes de musique heavy metal ou underground, qui manifestent des caractéristiques associées au développement de tendances suicidaires: consommation de drogue et propension à l’isolement, piètre estime de soi et sentiment d’impuissance. Plus les jeunes accordent de l’importance à ces courants musicaux, plus ils ont tendance à vénérer les idoles de l’heure comme Slayer, Death Obituary, Suffocation, Hole et Smashing Pumpkins. Or, selon Larousse, plus un jeune admirateur s’identifie à un groupe, plus il est enclin à s’intégrer à la culture du groupe. Ce serait donc davantage le culte de certaines idoles et la culture de groupe créée par celles-ci qui serviraient de critère de prévision d’un comportement suicidaire plus que le style musical proprement dit (D. Nancy, Forum, mars 1999).
Cependant, la musique peut être non seulement un lieu de mort, mais un lieu de la découverte de la valeur d'être humain et de la liberté. Ainsi dans La Nausée de Jean-Paul Sartre*, le personnage principal Roquentin connut d'abord l'expérience du marronnier où il se rendit compte d'un fait: «J'étais la racine du marronnier» (la mort de sa conscience ou la conscience de sa vacuité, de n'être rien). Puis il essaie de se guérir de sa nausée en solitaire, «en perdant de vue les hommes et en se concentrant, fasciné, sur la musique.». Les paroles du ragtime lui procurent un apaisement. En effet, pendant l'écoute de la musique, se produit chez lui tout le contraire de l'hallucination du marronnier: il s'agit d'un événement métaphysique, d'une fascination esthétique. Roquentin s'écrie: «C'est la première fois depuis des années qu'un homme me paraît émouvant, pas du tout par humanisme» , c'est-à-dire non pas pour des raisons éthiques, mais pour des raisons esthétiques. Sartre se rappelle de Schiller: «C'est par la beauté que l'on achemine vers la liberté*», c'est-à-dire vers l'éthique. C'est donc dans la solitude, fasciné par la musique qu'il découvre sa valeur d'être humain, non seulement en tant qu'être-pour-soi, mais aussi en tant qu'être-pour-autrui, en tant qu'être de manque ou être incomplet. (Mercé Rius, Quatre essais sur Sartre, L'Harmattan, 2010, p. 47-50)