À RETENIR
«Ah, je voudrais, rien qu’un instant,
Les voir sur la dalle froide,
Agenouillés et marmonnant,
En avant pour la mascarade,
Ceux qui viennent et font semblant,
Effeuillant d’une main distraite,
Du bout du cœur, du bout des gants,
Un chrysanthème, un je regrette,
Un peu, beaucoup, passionnément,
Le jour de la dernière fête, le jour de la dernière fête ».
– Barbara, Y aura du monde
Certains jours tu en rêvais, tu avais hâte de tirer sur le fil. Tu attendais cette révélation comme une grâce, un couronnement, le point d’orgue de l’existence, une démission divine devant laquelle tous s’inclinent. Tu espérais secrètement que cette mort se ferait dans la conscience du départ, avec des adieux bien sentis, consentis, souhaités même, puisque tes os craquent, ta peau transparente ne te protège plus, ton cœur se noie, tes poumons soupirent et ton âme est déjà prête à s’envoler, si tant est qu’elle soit pourvue d’ailes.
Rendre l’âme, quelle drôle d’expression. Tu te rends. Cette âme poids-plume s’élèvera au-dessus de la vallée de larmes. Ces âmes sœurs, dont certaines ont compté beaucoup, tu les retrouveras. C’est ta seule foi. Peu importe, te voilà sur le seuil de la porte avec l’unique regret de ne pas avoir su que tu allais mourir. Toute ta vie, tu n’as pas su. Et tu appelais ça « vivre ».
Tu as entendu ta grand-mère prononcer « C’est la dernière étape » avant d’être emmenée aux soins intensifs. Ce sont les paroles définitives qu’elle t’a lancées pudiquement au visage. Tu as tenu la main de ton grand-père jusqu’à ce qu’il soit emporté, humectant ses lèvres comateuses d’une éponge imbibée de gin-tonic. Il avait choisi son heure, te l’avait annoncée, celle de son 96e anniversaire.
Toi, tu as élu ce jour pour lâcher prise. Tu n’as même pas envie de champagne et le chocolat te donne la nausée. Tu n’es plus qu’instant présent et abandon, envies dissoutes. Tu as perdu l’appétit et c’est le signe que tous les deuils sont en marche, chaque sens prend sa retraite, jusqu’au dernier, l’ouïe…
Tu es libérée de tes chaînes, de l’esclavage de tes tourments, de la disgrâce de la vieillesse. Et cette liberté te rend si heureuse sur ce lit d’hôpital javellisé, radeau de fortune vers l’au-delà. Tu démissionnes enfin du corps, de ses exigences souveraines, tu t’affranchis des attentes, de ton image, de tes rôles, de ce qui « doit » être fait, des certitudes si dérisoires, d’une « belle mort », d’un avenir meilleur, du vide que tu combles par ta présence.
Ils choisiront l’épitaphe, tu n’as plus besoin d’être originale. Ta seule présence sert de paravent, de parechoc. Tu le sais et ils le pressentent. Tu as accepté ta solitude millénaire et ton destin nécrologique. Pas eux. Tu quittes la gravité terrestre, le poids des jours et l’aumône de l’espoir. Tu t’évanouis pour mieux t’épouser. Allez, Saint-Pierre, coupe…
Enterrée vivante
J’avais lu dans un article sur les participants à des funérailles vivantes, en Corée du Sud, que cette thérapie visait à redonner le goût de la vie dans un pays qui détient le triste record des suicides du monde développé. Le taux de suicides y a doublé en dix ans, surtout chez les aînés, estimant être un fardeau pour leur entourage aveuglé par la réussite et le souffle grisant d’une économie florissante.
Les participants — une quarantaine à la fois — se font enfermer dans un cercueil en bois et y passent 30 minutes après avoir lu un passage du Nouveau Testament. « Après qu’ils eurent tapé sur le couvercle, le silence semble éternel », confie l’un deux. Les plus grandes compagnies coréennes comme Samsung ou Hyundai envoient leurs employés assister à leurs propres funérailles. Samsung aurait même construit son centre funéraire factice, selon cet article dans la revue Colors.
Morbide? Déprimant? Certaines études prouvent que le fait de penser à la mort cinq minutes par jour diminuerait les pensées dépressives au bout d’une semaine. Curieuse, j’ai tenté l’expérience des funérailles vivantes durant deux heures cette semaine, en plein après-midi d’un novembre particulièrement radieux. Avant de m’ensevelir dans un linceul de laine, en position fœtale, j’ai relu certains passages de Derniers fragments d’un long voyage de Christiane Singer, son ultime opus écrit sur un lit d’hôpital durant ses six derniers mois de maladie.
« Comment aurais-je pu soupçonner que je puisse encore être si heureuse? D’un bonheur sans fin, illimité, qui ne veut rien, qui n’attend rien, sinon l’émerveillement de chaque rencontre, de chaque second ! Je dis bonheur par pudeur mais ce qui m’habite en vérité est plus fort encore », écrit-elle deux mois avant de mourir du cancer. Elle n’hésite pas à employer les mots « miracle » et « béatitude ». « Qui eût pu soupçonner qu’au cœur d’une aussi difficile épreuve se soit lovée la merveille des merveilles? » Cette femme souffrait d’optimisme, elle l’avoue, et jusqu’à la fin, elle aura été incurable.
Vers la sainte paix
Nous montrant le chemin vers l’Amour, loin, si loin des ego pontifiants et de l’agitation aveugle, Christiane Singer, croyante et profondément ancrée dans la Vie, nous fait don de son départ. « Cette vie que je ne m’étais jamais autorisée, où il n’est permis que de ne rien faire, de ne rien attendre, de ne rien programmer, de ne rien juger, de ne rien vouloir… La liste pourrait se prolonger à l’infini, et serait de plus en plus magique », écrit-elle au sujet de ce passage à vide vers la sortie.
Ce sens unique porte son intensité propre. On peut, comme elle, relire Platon et clore le chapitre sur Aristote : « Tu connaîtras la justesse de ton chemin à ce qu’il t’aura rendu heureux ».
Pour ma part, je retourne m’exercer, cinq minutes par jour, pour apprendre à mourir, un iPod sur les oreilles, le chanteur ougandais Geoffrey Oryema fredonnant Solitude, cette berceuse tendre. Les Africains saisissent très tôt la futilité de l’existence, conservant la légèreté de l’enfance logée au fin fond des tripes.
J’espère seulement qu’à la seconde des pendules à l’heure, à l’heure de vérité, une auxiliaire à la félicité, doudou dodue de la douce Afrique, me prendra contre sa poitrine ample et me la chantera à son tour, en kiganda ou en ingala, dans une langue que seule mon âme saisira.
J’aurai enfin compris qu’on ne vit qu’une seule fois.
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cherejoblo@ledevoir.com
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