Si la mort, en tant que moment même où arrête la respiration et cesse la vie, se dérobe à la raison ou au langage, il nous semble qu'il en va tout autrement de la mort, que l'on est convenu aujourd'hui de désigner par le verbe, utilisé souvent comme substantif, «mourir», qui signifie l'action par laquelle le mourant passe de vie à trépas. Par «mort», on désigne l'état d'immobilité et d'insensibilité, l'absence de vie, la disparition et le néant, tandis que par «mourir», on entend l'ensemble de comportements et d'attitudes, de sensations et d'états propres au mourant dans son cheminement vers la mort. Mourir, en ce sens, est l'acte ultime d'un vivant.
Fait assez significatif: dans les années 1980, deux volumes sur la mort ont paru au Québec, et un autre a été publié en Belgique. On retrouve le verbe «mourir» dans le titre de chacun d'eux: Serge Gagnon: Mourir hier et aujourd'hui, P.U.L., 1987); Hubert Doucet, Mourir: approches bioéthiques (Desclée, Novalis, 1988); Claude Claveau, Mourir (Les Éperonniers, 1988). On distingue ainsi entre le moment approximatif de la mort techniquement vérifiable (la mort cervicale et le constat d'un dysfonctionnement total de tout l'organisme) et le processus naturel de tout être vivant qui s'achemine vers la mort. Si la mort, en tant qu'abolition de la conscience, échappe à toute conceptualisation et à toute communication expérimentale et, de ce fait, est inconcevable, le processus du «mourir», par contre, est une expérience vécue dont on peut témoigner.
En effet, les personnes atteintes de maladie mortelle, souffrent et pensent, réagissent à la douleur et cherchent à la vaincre ou à l'apaiser, sinon à s'y résigner malgré elles ou à l'accepter. Leur liberté convie leur intelligence à signifier et à orienter ce qui se passe en elles, à comprendre ou à manifester leurs incompréhensions, à exprimer leurs appréhensions à l'égard des phénomènes qui accompagnent leur épreuve et à l'égard de leur avenir. C'est parce qu'elles sont conscientes, qu'elles souffrent davantage. Elles se rendent compte et rendent compte de leur expérience, expriment, verbalement ou par signe, leurs angoisses et leurs espoirs dans ce cheminement, parfois lent et souvent douloureux, vers la mort et vers «ce qui viendra après», si il y a un «après»...
Des témoignages parfois émouvants de ces personnes ont été recueillis et publiés, par exemple: Suzanne Charest, ... et passe la vie: réflexions Sur la mort et sur la vie. (Éditions Anne Sigier, 1987). Christiane Singer*, atteinte de cancer, tient un carnet de bord jusqu'au 1er mars 2007, qui sera édité sous le titre Derniers fragments d'un long voyage chez Albin Michel (2007). «Ce qu'il y a à vivre... il va falloir le vivre», écrit-elle dès les premières pages de son carnet. Son récit est un témoignage d'une rare profondeur sur la vie et sur l'acceptation de ses joies et de ses douleurs vécues au jour le jour. Animée par une mystique de grâce et d'enchantement où l'amour est central, elle ose s'écrier: «je grandis».
Il en va de même de tout autre matériel autobiographique comme des notes personnelles ou un journal intime, des lettres d'adieu*, laissées par des mourants ou des suicidés. Ce sont des discours sur le «mourir», dans lesquels les auteurs décrivent leur expérience présente de mourants et anticipent leur mort, élaborent leur imaginaire de la mort et essaient d'intégrer cette dernière dans le concert de leurs croyances religieuses ou philosophiques, de leur vision du monde. Cet effort d'intégration de la mort est ce que Louis~Vincent Thomas appelle «une mort intelIigée».
Une intelligence juste de leur état physique et de l'évolution de la maladie ainsi que des effets prévisibles des traitements est déjà pour beaucoup de personnes une forme de thérapie, hélas trop souvent oubliée ou sous-estimée par les médecins. Si le malade ne connaît pas correctement son état, il est coupé de la réalité et vit dans l'apparence et l'illusion, la contradiction et le mensonge. Il sera dans l'incapacité de comprendre sa maladie, de l'orienter et de lui donner du sens, de l'assumer et de l'intégrer dans sa vie, sans nécessairement être d'accord avec tout ce qui lui arrive. La lucidité le préservera d'une trop grande docilité à l'égard des soins et de son entourage. Elle favorisera son sens critique. Il vaut mieux garder son esprit éveillé et vigilant que d'être trop dépendant. Cette lucidité le fera, cependant, admettre ses limites et accepter les réductions que son état impose à son bien-être et à la liberté de ses mouvements, reconnaître la légitimité des traitements que l'on lui fait subir.
Faire de son cheminement vers la mort une vigie, d'après les témoignages que j'ai pu recueillir, n'est pas une utopie. Les heures de veille (n'endormons pas trop nos malades!) sont peuplés de souvenirs et d'attentes, d'observation et de méditation, de recueillement et de combat intérieur. Une lutte contre la mort ou face à la mort, une lutte pour une fin de vie bonne. Veiller au chevet du malade, c'est aménager pour lui toutes les conditions qui favorisent sa propre capacité de veiller à son propre état, c'est lui donner la chance de pratiquer l'art de bien mourir en accord avec sa personnalité et avec l'histoire de sa propre vie.