Auteur de plusieurs romans (Méphisto, Le volcan, La symphonie pathétique, Alexandre, Ludwig), Klaus Mann, né en 1906, s’est suicidé à Cannes le 21 mai 1949, un mois après avoir achevé son autobiographie intitulée Le tournant (Malakoff, Solin, 1984). Évoquant le suicide de son fils aîné, Thomas Mann écrit à Hermann Hesse: «Mes rapports avec lui étaient difficiles et point exempts d’un sentiment de culpabilité*, puisque mon existence jetait par avance une ombre sur la sienne […]. Il travaillait trop vite et trop facilement; ce qui explique les quelques taches et négligences dans ses livres.» Le ton de cette lettre est très sec et le jugement sur l’œuvre littéraire de son fils, fort injuste. À propos de Klaus, J.-M. Palmier déclare: «Cette douleur de ne jamais être pris au sérieux, de se voir sans cesse comparé à son père, avec ironie et méchanceté, Klaus Mann la ressentit sans cesse avec un mélange d’humiliation et de frustration. Même les écrivains les plus progressistes de sa génération ne cesseront de railler son origine et la protection encombrante de la gloire paternelle. Bertolt Brecht qui ne put jamais supporter Thomas Mann se montra aussi injuste envers Klaus, ne voyant en lui qu’un être prétentieux et sans talent, propulsé dans la littérature grâce au nom de son père. Quel contraste entre cette image brechtienne du “génial fils du génial Thomas Mann” et la réalité intime de Klaus Mann: un être hypersensible, mal dans sa peau, incapable de croire réellement à la valeur de son œuvre, en quête perpétuelle de son identité, auteur de deux autobiographies alors qu’il n’avait même pas quarante ans» («À la mémoire de Klaus Mann», dans ibid., p. iii-iv).
L’ombre d’un père génial a pu peser sur «la chair, le cœur, l’esprit du fils et incliner son destin», pense de son côté Michel Tournier, qui ne peut s’empêcher «de déchiffrer Klaus à la lumière de Thomas». Ainsi, il écrit dans ses notes de lecture: «Parce qu’il sut garder l’allure et la réserve d’un grand bourgeois nordique, Thomas Mann put laisser libre cours dans son œuvre à tous les démons de la chair et de l’esprit. Klaus Mann n’avait pas son génie, et son œuvre brillante, multiple, abondante, relève plus du témoignage que de la création. Mais on peut imaginer que sa vie éclatée, déchirée, haletante, était une réponse à celle par trop maîtrisée de son père. Thomas Mann n’avait jamais été jeune. Il incombait peut-être à Klaus Mann de ne pas pouvoir vieillir. Le suicide, à quarante-deux ans, de cet éternel adolescent balance étrangement la terrible et efficace maturité de son père» (Le vol du vampire, Paris, Mercure de France, 1981, p. 298).
«À ce malaise d’écrivain qu’aggraveront les expériences de l’exil, l’abandon de la langue allemande — il écrira, aux États-Unis, son journal intime en anglais —, la coupure d’avec ses racines, sa culture, son public, la haine et l’angoisse qu’éveillera en lui le national-socialisme, s’ajoute une extrême fragilité psychologique et affective. Toute sa vie Klaus Mann fut fasciné par la mort, hanté par le suicide, problématique personnelle que renforcera le suicide de ses amis, condamné à une vie assez solitaire qui le fera surnommer “le moine” par les autres soldats américains en 1945, entrecoupée de quelques amitiés fulgurantes: celle de sa sœur Erika, pour laquelle il éprouvera une tendresse proche de l’amour, de Pamela Wedekind, de René Crevel* et de quelques autres» (J.-M. Palmier, art. cité, p. iv). On ne peut ni aborder ni comprendre l’œuvre de Klaus Mann sans évoquer son homosexualité* qui, selon Palmier, fut pour lui «une blessure permanente» et qui «éclaire aussi bien sa création littéraire que son être le plus intime» (p. iv). Le jeune Mann aurait mieux vécu son homosexualité «biographiquement que littérairement» (Alexandre: roman de l’utopie, Malakoff, Solin, 1989, p. 4 de la couverture). Jean Cocteau, en 1931, considérait Klaus comme un compatriote: «Je veux dire, un jeune homme qui habite mal sur la terre et qui parle sans niaiserie le dialecte du cœur.» (ibidem, p. 4)
De Naples, en 1945, il écrit à un prisonnier de guerre allemand détenu aux États-Unis une lettre révélatrice de sa douleur psychologique et sociale, et qui termine son autobiographie: « Si notre génération se montrait à la hauteur de sa tâche, ce ne serait pourtant pas, avant longtemps, le Paradis sur terre. Mais l’histoire pourrait continuer à suivre son cours, avec de nouvelles crises, de nouveaux tournants… Les choses continueraient, et ce serait déjà beaucoup. Le combat, l’incertitude, l’angoisse, les erreurs, tout continuerait. Nous ne parviendrons pas à trouver le repos. Le repos n’existe pas, jusqu’à la fin. Et après? Même à la fin, demeure encore un point d’interrogation » (Le tournant, p. 676).
Contraints à l'exil en 1933, déchus de la nationalité allemande, Erika et Klaus, les « enfants terribles » de Thomas Mann rédigent ensemble aux États-Unis Fuir pour vivre, une galerie de portraits de tous les exilés de la culture allemande. Un manifeste l'esprit, l'humanisme et la clairvoyance d'hommes et de femmes de culture qui ont rejeté la déchéance de leur pays. (Paris, Autrement, 2008) «Ensemble, le frère et la soeur, aux relations presque incestueuses et qui aimaient à se faire passer pour jumeaux, ont écrit quatre livres. A travers le vaste monde (Paris, Payot, Rivages, 2009), est le récit d'un [...] périple, en Amérique et en Asie, de jeunes gens bien nés, issus d'une Europe raffinée, cultivée, cosmopolite. Ils n'ont pas encore pris la mesure de la tragédie qui menace, le temps est à l'insouciance... Ce voyage qu'on refait avec eux est un vrai bonheur, dont on ne peut donner ici qu'une sensation. Ce sont des observateurs avisés et minutieux, curieux de tous et de tout, musique, théâtre, cinéma, littérature...» (Josyane Savigneau, Le Monde, 20 janvier 2006).
Livre d'aventures d'une jeunesse, La Danse pieuse, « publiée en 1926 alors que Klaus Mann n'avait que dix-neuf ans, fut considérée comme le premier roman ouvertement homosexuel de la littérature allemande et déclencha un scandale. Le jeune peintre Andreas ambitionne de peindre Dieu en personne, entouré d'une ronde d'enfants ; mais déprimé, il part vivre à Berlin. Il y rencontre Franziska, jeune fille très masculine, avec laquelle il court les bars homosexuels dans les bas quartiers de Berlin et de Hambourg. Mais il n'y a d'amour véritable que dans le renoncement charnel, puisque Franziska n'aime qu'Andreas, qui n'aime qu'un autre, qui n'aime sans doute personne... Dans ce premier roman aux évocations hallucinées, Klaus Mann, porte-parole de toute une génération, fait montre d'une puissance poétique qui force l'admiration » (Grasset & Fasquelle 2006).
IMAGE: «La danse pieuse»
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