Dans la mesure où les valeurs appartiennent à l'éthique (êthos=demeure habituelle), elles sont des demeures construites par les collectivités au cours des siècles afin de se mettre à l'abri et de se protéger contre les forces destructrices qui menacent leur survie. Ce sont des demeures collectivement construites dans lesquelles les humains entrent pour abriter leur être mortel et pour aménager leur existence afin de faire face à leur destin. Ces valeurs répondent à l'une des caractéristiques fondamentales de l'existence humaine: celle d'habiter des lieux symboliques qui leur permettent de sauver leur être. Les valeurs, telles que la «paix», le «bonheur», la «liberté», la «fraternité» et bien d'autres sont des constructions sociales, conformes au besoin humain d'habiter, qui ont une longue histoire et dans lesquelles ont séjourné de diverses manières tant de peuples et tant d'individus.
Autour des années 1970, le discours sur les valeurs a connu un certain apogée. Tout le monde avait le mot valeur sur les lèvres, mais personne ne parvenait à le définir ou à le préciser. On parlait de la «valeur» comme d'une grand dame qu'on venait de découvrir et dont on proclamait la vertu avec beaucoup de révérence. Face à cette beauté, entourée de mystère, la «règle morale» passait comme une putain méprisable. La «valeur» était célébrée par l'élite qui avait le loisir de réfléchir et la «règle» était pratiquée par la masse qui n'avait du temps que pour obéir.
Dans ce beau concert axiologique orchestré par ceux qui abandonnaient la «morale» close pour cheminer dans les voies de l'«éthique» ouverte, des voix discordantes et timides osaient à peine rappeler Heidegger*: «La pensée sur le monde des valeurs est, ici comme ailleurs, le plus grand blasphème qui se puisse penser contre l'Être (98)». Ce n'est pas, parce que «tout ce qu'on déclare «valeur» - la «culture», l'«art», la «science» la «dignité humaine», le «monde» et «Dieu» - soient sans valeur» dit-il, mais «c'est justement le fait de caractériser quelque chose comme «valeur» qui dépouille de sa dignité Ce qui est ainsi valorisé (99]. Ainsi, «proclamer «Dieu «la plus haute valeur», c'est dégrader l'essence de Dieu et en faire «un pur objet » (100).
Depuis les années 1980, on s'est bien rendu compte que la notion de «valeur» est une notion piégée. Le mot semble avoir disparu du vocabulaire ou est, au moins, utilisé avec plus de discrétion. Quelquefois, il est employé par certains pour signifier «l'absence de valeurs» dans la société contemporaine et pour réclamer le retour des valeurs traditionnelles de la religion et de la famille. À l'opposé de ce discours romantique et nostalgique des valeurs d'antan, d'aucuns réclament l'émergence de valeurs nouvelles ou réclament la nécessité d'en créer. Mais quelles sont ces valeurs tant regrettées ou tant recherchées? À quels besoins personnels ou sociaux répondent-elles?
Ces discours évoquant les valeurs sont tributaires de diverses tendances:
1. de l'idéalisme, lequel traite les valeurs comme étant des réalités abstraites et inaccessibles qui, à l'instar des vérités éternelles, planent au-dessus de nous dans un univers transcendantal loin des enjeux concrets de ce monde;
2. du romantisme, qui réclame le retour des valeurs traditionnelles ou des valeurs archaïques, souvent trop floues pour être définies avec précision: la terre, la vie, le sang, la race, la nation;
3. du rationalisme, qui réduit les valeurs à des énoncés normatifs de type déontologique. La valeur devient alors synonyme de principe.
Or, même si les valeurs revêtent un caractère impératif, ce ne sont ni des devoirs ni des droits, ce ne sont pas non plus des critères d'évaluation. Ce serait, à notre avis, méconnaître le sens des valeurs que de les considérer comme des outils à mesurer la qualité éthique d'un acte. La valorisation est tout autre chose que l'énonciation d'un jugement de valeur par lequel on fait connaître son estimation du caractère, bon ou mauvais, d'une décision ou d'une action.
Notre propos est de montrer que les valeurs s'enracinent dans les désirs des humains qui veulent combler des manques existentiels. Les valeurs sont des réalités objectives auxquelles les sujets humains attachent un grand prix et qu'ils estiment indispensables à leur survie. Elles sont, au même titre que les principes et les normes, mais distinctes d'eux, des composantes essentielles de l'éthique.
Pour réaliser ce propos, nous présenterons d'abord une brève allégorie qui nous permet de dégager quelques coordonnées majeures de la valeur. Ensuite, nous décrirons la genèse psychosociale des valeurs, leur mode d'appropriation par les individus et l'émergence de nouvelles valeurs dans le monde contemporain.
Une allégorie
À sa maman qui l'habille, un petit gars s'écrie avec toute la séduction propre à son âge: «Maman, je t'aime gros comme le ciel.» Dans ces mots, aussi simples qu'émouvants, l'enfant réussit à exprimer tout l'investissement affectif (Je t'aime) qu'il veut accorder à sa mère. Il Ia perçoit comme un objet hors prix - sacré - (gros comme le ciel) et, par conséquent, non négociable. Sa mère est pour lui d'un poids fonctionnel très important dans l'organisation de sa vie (elle l'habille). En posant ce geste, elle répond sans doute au modèle social de la «bonne mère», véhiculé dans son milieu et dont son fils est déjà culturellement imprégné. Elle accomplit un rôle utilitaire fort apprécié et le fils se rend compte du caractère indispensable de ce rôle. Sans doute y met-elle également toute la charge affective d'une mère aimante et amplifie-t-elle ainsi l'attrait indéniable qu'elle exerce sur son fils. Indispensable, elle devient également désirable. L'enfant a la capacité d'être affecté profondément par cette interpellation maternelle. Dans sa subjectivité tout intéressée d'un être «de besoin», il se représente la figure de sa mère comme si elle se trouvait dans un lieu paradisiaque (gros comme le ciel). Inondée de lumière, la mère devient rayonnante. Aux yeux de l'enfant, elle vaut (valeur) la peine d'être choisie et d'être proclamée, d'être recherchée et d'être célébrée. Elle est une valeur sûre pour son petit bonhomme.
Dans cette brève allégorie, nous avons déterminé toutes les composantes de ce que nous appelons une «valeur»:
a) une situation concrète: ici, l'état de dépendance de l'enfant et, en général, la crise, le manque, le besoin, la peur, en un mot, un problème;
b) une réalité objective: ici, la mère et, en général, une personne, un être, une chose, une idée, un pays, bref un objet susceptible d'être investi de valeur;
c) une sacralisation de l'objet: remplissant une fonction utilitaire, celui-ci est chargé de symbolique par l'imaginaire, et doté d'un prix inestimable (gros comme le ciel) par la capacité d'appréciation de l'humain;
d) une prise de position et une mobilisation du sujet qui consent librement et adhère avec fierté à une valeur, la proclame joyeusement et la poursuit par des actes congruents. On reconnaît ainsi la dimension affective de la valeur, car l'objet valorisé est chargé émotivement, rayonne de lumière, devient désirable et provoque l'adhésion entière de la sensibilité humaine («Maman, je t'aime.»);
g) la dimension sociale de la valeur: celle-ci est moins apparente dans l'allégorie présente, laquelle est davantage construite sur la relation interpersonnelle mère- fils que sur les rapports sociaux. La dimension sociale est là quand même en filigrane, dans la mesure où la mère et le fils, en tant qu'individus et êtres relationnels, conforment leur comportement ou leurs attitudes à des modèles culturels courants de «bonne mère» qui habille son enfant et de «bon fils», qui aime sa mère. Les valeurs trouvent leur origine dans les mentalités collectives qui valorisent, selon les époques et les cultures, tel objet (personne, idée, qualité, vertu, mythe, religion). Elles émanent du vouloir-vivre-ensemble et servent, à un groupe ou à une société, de référence et de légitimation pour fonder des institutions et des politiques, des lois et des mœurs. C'est précisément la réalité psychosociale de la valeur, telle qu'elle est formulée ci-dessus, que nous nous proposons d'éclairer davantage en explicitant les énoncés suivants:
1. Les valeurs nous sont léguées par l'histoire. Elles parviennent jusqu'à nous à travers un long processus de transformation culturelle et d'évolution des mentalités;
2. Les valeurs s'inscrivent dans une dynamique collective. Elles sont sélectionnées par une société donnée (ou un groupe), à l'intérieur d'un contexte historique précis en raison de facteurs socioéconomiques particuliers;
3. Les valeurs ont un pouvoir suggestif de mobilisation affective. Elles répondent à la capacité humaine de symbolisation et sont des interpellations puissantes qui appellent les consciences individuelles à l'adhésion et à l'engagement;
4. Le choix personnel des valeurs est un consentement sélectif à des valeurs disponibles dans la société. Les individus les reconnaissent, les intègrent dans leur personnalité et les hiérarchisent en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts;
5. La société contemporaine est le théâtre de la multiplication et de la diversité conflictuelle des valeurs. Les valeurs se déplacent sur leur propre échelle. Dans ce brassage de cartes de jeu, des valeurs célébrant l'autonomie de l'individu l'emportent aujourd'hui sur les libertés collectives. Mais déjà l'on voit poindre à l'horizon des valeurs de solidarité collective ou communautaire, suscitées par la crise majeure, économique et écologique.
Les valeurs nous sont léguées par l'histoire
«Tout système de valeurs prend sa place dans les «armatures» de la société qui lui sont léguées par l'histoire. Ces armatures s'inscrivent elle mêmes dans la longue durée célébrée par Braudel. Elles sont portées par la «respiration lente» des civilisations (100).»
Ainsi, par exemple, le prix exceptionnel que l'on attache, dans la culture occidentale contemporaine, à la personne humaine, à ses droits et à ses libertés, ressemble à un véritable culte. La personne humaine est présentée dans la charte des droits de la personne comme la référence par excellence dans les Constitutions nationales et les tractations internationales, la politique de la santé et du bien-être, l'immigration, etc. Or, ce culte. de la personne est le fruit d'une longue germination à travers les siècles, comme Marcel Mauss le résume dans une synthèse remarquable:
D'une simple mascarade au masque, d'un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d'une valeur métaphysique et morale, d'une conscience morale à un être sacré, de celui-ci à une forme fondamentale de la pensée et de l'action, le parcours est accompli (102).
Une étude semblable pourrait être entreprise sur l'histoire du concept de l'autonomie à partir de Socrate* en passant par Kant* et la modernité, jusqu'à nos jours. Et la paix, très présente dans les univers bouddhique, stoïcien et épicurien, est réclamée aujourd'hui par des groupes fort diversifiés.
Les valeurs s'inscrivent dans une dynamique collective
Les valeurs sont des réalités collectives qui débordent le choix et le destin des individus. Elles trouvent leur source dans la société qui n'est pas exactement identique au «groupe d'individus qui la composent» ni à «l'habitat qu'ils occupent (103)». La société est, selon Durkheim*, «avant tout un ensemble d'idées, de croyances, de sentiments de toutes sortes, qui se réalisent par les individus; et, au premier rang de ces idées se trouve l'idéal moral, qui est sa principale raison d'être (104).» La société, ainsi conçue, est une réalité d'ordre symbolique et éthique, car elle est un ensemble de «manières de voir et de sentir, une certaine physionomie intellectuelle et morale qui est distinctive du groupe tout entier. La société est, avant tout, une conscience: c'est la conscience de la collectivité(105).»
C'est précisément dans la conscience collective que les valeurs prennent naissance. Elles sont «l'écho, en nous, de la grande voix de la collectivité». Ce sont des sentiments collectifs qui «parlent à l'intérieur de nos consciences sur un tout autre ton que les sentiments purement individuels; ils nous parlent de plus haut; en raison même de leur origine, ils ont une force et un ascendant tout particulier (106)». Les valeurs ont un caractère sacré, elles sont «hors pair parmi les autres désirs humains», parce qu'elles ont «un prestige, une énergie qui les mettent à part parmi les mouvements de notre sensibilité (107)». Elles sont sacrées parce qu'elles servent de «soubassement au corpus des légitimations ultimes de la société». Elles sont une expression du «vouloir-vivre-ensemble» des membres d'un groupe: «C'est ensemble que les hommes d'une société donnée proclament telles ou telles valeurs, établissent tel ou tel système de normes, édictent tel ou tel ensemble de règles. Ils se donnent, pour ce faire, des institutions adéquates (106)».
Cette dimension sacrale et sociale des valeurs n'empêche pas que leur émergence soit liée à des conjonctures historiques concrètes. «Ensemble» ne signifie pas pour autant que tous les membres d'une société donnée participent à un même degré à la production des valeurs. Certains groupes dominants peuvent faire valoir leurs préférences en fonction de leurs intérêts. Des individus influents peuvent avoir leur propre représentation de la société et promouvoir des idées qui orienteront les choix collectifs. Une majorité de citoyens pourra suivre ces orientations, tandis qu'une minorité, plus éclairée ou plus critique, pourra refuser d'adhérer à ce consensus autour de certaines valeurs. N'ayant pas pris part à ce processus de valorisation et s'y opposant, certains groupes minoritaires se situent alors dans la dissidence. Ainsi, par exemple, le «refus global» du peintre Borduas et des autres signataires du manifeste de 1948, comme son nom l'indique éloquemment, est un mouvement qui refuse le système global des valeurs traditionnelles de la société québécoise et cherche à faire émerger des valeurs de liberté.
Ce mouvement est une des nombreuses manifestations de nouvelles tendances qui surgissent dans la conscience collective du peuple québécois et qui préparent la voie au phénomène que l'on est convenu d'appeler «la révolution tranquille». Les valeurs naissent des sentiments de manque et de frustration. Ainsi, un peuple dont la survie est menacée va promouvoir la valeur de la «souveraineté», établir des institutions et fixer des lois pour préserver son identité, sa langue et sa culture. Par ailleurs, la perturbation de l'équilibre symbiotique de la nature par une utilisation abusive de nouvelles technologies est à l'origine du retour de certaines valeurs anciennes, telles que le respect de la nature et des générations futures, si valorisées dans les traditions amérindiennes. De même, la croissance de la technologie médicale suscite des craintes au sujet de la qualité de vie des malades. Il n'est donc pas étonnant que les mouvements en faveur des soins palliatifs ou du «mourir volontaire» cherchent à contrôler le nouveau pouvoir technologique de la médecine par la valorisation du pouvoir des bénéficiaires et par le recours aux valeurs de l'autonomie et de la dignité de la personne humaine.
La valeur, étant elle-même une réalité affirmative, trouve paradoxalement sa source dans la négativité des situations connues ou appréhendées. Le désir naît du manque, du manque d'être, du manque d'avoir, du manque de communication, du manque d'amour.
Le désir naît aussi de la crainte. L'affectivité est ébranlée par l'expérience douloureuse du mon passé ou présent ainsi que par la représentation imaginaire d'un malheur futur. Cette sensation ou cette perception du mal provoque la peur qui, à son tour, suscite le désir de vaincre ce mal et d'atteindre le salut. Ce processus de valorisation est décrit par H. Jonas* dans un chapitre fort suggestif sur «l'heuristique de la peur». «Nous ignorerions le caractère sacré de la vie, dit-il, si l'on ne tuait pas». Nous ignorerions la valeur de la véracité s'il n'y avait pas de mensonge, la liberté, s'il n'y avait pas d'absence de liberté (109).» Et il poursuit plus loin: «Il est douteux que quelqu'un eût jamais fait l'éloge de la santé sans au moins le spectacle de la maladie, celui de la probité sans celui de la canaillerie et celui de la paix sans être averti de la misère de la guerre (110)». Ainsi, le respect perdu de certaines valeurs est reconquis «à partir du frémissement» devant les horreurs anticipées, «le positif à partir de la représentation du négatif (111)».
Comme on peut s'en rendre compte, l'éthique n'est pas seulement produite par la rationalité critique de l'individu autonome. Elle est aussi, et en même temps, nourrie par les aspirations et les craintes des humains et soutenue par leur imaginaire et leur affectivité.
Les valeurs ont un pouvoir suggestif de mobilisation affective
L'imaginaire collectif investit certains objets (personnes, choses, êtres, idées, etc.) d'une puissance évocatrice et d'une vertu attractive telles qu'il entraîne l'adhésion entière des sujets. Le choix d'une valeur ne pourra jamais s'expliquer par l'obligation ou la sanction morales qu'on y associerait. Il faut que la valeur puisse être désirée et aimée par des sujets pour qu'elle devienne effective, mobilise les consciences et stimule les actions.
Durkheim a fort bien perçu la double composante d'obligation et d'appréciation du fait moral. Selon lui, «la notion du devoir n'épuise pas la notion du moral.» En effet, dit-il, il est impossible que nous accomplissions un acte uniquement parce qu'il nous est commandé, et abstraction faite de son contenu. Pour que nous puissions nous en faire l'agent, il faut qu'il intéresse, en quelque mesure, notre sensibilité, qu'il nous apparaisse, sous quelque rapport, comme désirable. L'obligation ou le devoir n'exprime donc qu'un des aspects, et un aspect plutôt abstrait de la morale. La désirabilité d'un acte est un caractère aussi essentiel que le devoir (1l2). Aimer ou désirer faire le bien, y trouver du goût et du plaisir nous met dans une culture éthique dominée par les valeurs. Le vouloir faire et être l'emporte ici sur le devoir faire et être. La tendance mystique bâtie sur la beauté et le désir est plus exaltante que la tendance ascétique où domine le sacrifice*.
La charge affective, liée aux valeurs, distingue celles-ci des normes associées à la rationalité, car «les valeurs expriment un objectif poursuivi auquel on adhère affectivement sans pouvoir le remettre en question à court terme», tandis que «les normes, quant à elles, fixent les moyens d'actualiser les valeurs. Elles s'élaborent de manière plus réfléchie, sur une base de critères d'efficacité.» Or, «un même élément de la vie sociale peut avoir fonction de valeur pour tel groupe et de norme pour tel autre (1l3).» Ainsi, la fécondité est, pour certains couples, une valeur en fonction de laquelle ils déterminent leurs propres normes en matière d'utilisation de techniques de contrôle des naissances ou de reproduction artificielle. Pour d'autres, la fécondité est une norme qui interdit le recours à des techniques.
Souvent, un impératif éthique peut émaner à la fois d'une norme et d'une valeur. Ainsi en va-t-il, par exemple, du travail, qui est une forme de contrainte sociale soumise à des régulations et à des sanctions publiques. En ce sens, le travail est une charge pénible, un devoir amer et une obligation douloureuse. Par contre, le travail exerce sur les humains une force d'attraction, car il leur permet de déployer leurs potentialités créatrices. S'il peut détruire ou affecter l'organisme humain, il peut aussi libérer les humains de la mort et leur offrir la chance de s'accomplir. Il peut devenir alors une source de joie et de satisfaction. À travers les âges, les diverses idéologies ont su exploiter cette dialectique du travail en tant que norme sanctionnée et en tant que valeur désirée. À la foi nomos et eros, l'ethos du travail est constitué de l'objectivité de la rentabilité économique et de la subjectivité du désir d'achèvement personnel. Le travail est un modèle social construit, dont l'architecture diffère selon les civilisations et les cultures. Il répond au besoin qu'ont les humains de se trouver une habitation pour abriter leur être mortel. Le désir d'habiter et le devoir de construire s'interpellent, sans pour autant se rejoindre entièrement.
En raison de leur désirabilité, les valeurs sont des configurations psychosociales à l'aide desquelles des sujets librement associés marquent leurs préférences, servent leurs intérêts, assurent leur cohésion et établissent des institutions efficaces. Dans celles-ci, comme nous l'a démontré l'exemple du travail, le normatif et le coercitif rencontrent l'attrait et le goût: «En même temps que les institutions s'imposent à nous, nous y tenons; elles nous obligent et nous les aimons; elles nous contraignent et nous trouvons notre compte à ce fonctionnement et à cette contrainte même (114).» Les normes et les valeurs ne sont pas sans créer des conflits et des tensions. Il faut maintenir leur dualité et ne pas vouloir harmoniser des réalités opposées. La contrainte sociale peut être injustement répressive à l'égard du désir qui, à son tour, peut s'engendrer dans la partialité et la médiocrité.
Les conditions mêmes dans lesquelles les valeurs sont produites revêtent donc une importance capitale. Étant donné qu'elles ont une fonction proactive et que, grâce à elles, la vie peut s'organiser, il faut que les humains choisissent des valeurs propres «à promouvoir la vie, à entretenir, à conserver l'espèce, voire à l'améliorer (115)» La vertu interne des valeurs et leur force de frappe dépendent de la volonté de puissance, c'est-à-dire du potentiel créateur de ceux qui les produisent. Ainsi, au sujet des valeurs qui inspirent une collectivité ou des individus, on est en droit de se demander la question suivante: Quelle est la qualité du désir de ceux qui le créent?
Quelles sont les forces qui les soutiennent? Rendent-elles la vie plus forte et plus créatrice ou plus faible et plus servile?
À propos des conditions dans lesquelles les valeurs sont produites, il convient de se rappeler les considérations que Max Weber consacre à la science médicale. «La valeur de la vie, dit-il, est une présupposition» de la profession médicale qu'il faut tout simplement accepter ou refuser «suivant ses prises de positions personnelles, définitives, à l'égard de la vie (116).» Il s'agit d'un parti pris ou d'un pari que l'on ne peut pas justifier pleinement, mais qui demeure plausible. Les médecins ont donc un préjugé favorable à l'égard du respect et du maintien de la vie. Ils puisent dans cette valeur leur mandat social. Aujourd'hui, la médecine a trouvé une alliée puissante dans la technologie avancée pour exercer sa maîtrise sur la vie. Or avec Max Weber*, on peut se demander: Devons-nous exercer une maîtrise technique sur la vie? Jusqu'où voulons-nous étendre cette maîtrise technique? La réponse à ces questions dépendra du choix de nos valeurs. Que valorisons-nous: la vie ou la technique? À l'intérieur de la vie et de la technique, que désirons-nous promouvoir? Quelle est la qualité de notre désir?
L'objectivité du devoir et de l'obligation rencontre sur son chemin la subjectivité du désir et de l'attachement. Dans une société, la cohabitation de la norme et de la valeur doit rester conflictuelle si l'on veut que l'éthique demeure un lieu où l'on peut se mettre à l'abri tant des désirs égoïstes des individus que des normes partisanes de la collectivité.
Le choix personnel des valeurs est un consentement sélectif à des valeurs existant dans la société
Les individus ne créent pas des valeurs, mais les accueillent ou les refusent en fonction des intérêts personnels ou communautaires, ou en guise de lien avec leur milieu de vie ou de travail, avec les événements et les rencontres qui ont façonné leur expérience personnelle: «Si je suis plus sensible à la justice qu'à l'ordre, comme l'affirme R. Mehl, c'est sans doute parce que j'ai vécu de grandes crises historiques (guerres et révolutions) dans lesquelles l'ordre m'est apparu non pas comme une garantie de la justice, mais bien comme ce qui empêche la justice de se manifester (117).»
Non seulement ma situation dans l'histoire, mais aussi mon caractère peut jouer un rôle relativement important dans le choix et la hiérarchisation des valeurs. Je puis associer, dans mon appréciation personnelle, des valeurs que l'on considère généralement comme opposées: par exemple, je puis accomplir mon travail comme un jeu, comme une activité ludique. Je puis opter pour certaines valeurs et décider que certaines valeurs, perçues comme importantes dans ma collectivité, ne jouent qu'un rôle mineur dans ma vie.
Ainsi l'ouverture interculturelle ou interethnique peut être estimée plus importante que la souveraineté nationale, les voyages à travers le monde plus que la stabilité du foyer, l'état célibataire plus que le mariage, la fidélité à une personne plus qu'à une institution, etc. Notons que, dans ces exemples, la valeur de la liberté individuelle ou collective est en jeu. Ce n'est pas gratuitement que Camus* considère la liberté* comme «la valeur ultime», surtout si on la considère précisément comme la capacité de choisir les valeurs.
Si le choix collectif des valeurs est partial, le choix individuel l'est aussi. Il faudrait pourtant noter, avec le théologien protestant Roger Mehl, que le caractère est, au moins en partie, le résultat d'une valorisation de certaines caractéristiques de «ma personnalité». Si j'ai choisi d'être une personne dévouée ou autonome, c'est peut-être à partir de certaines tendances de ma personnalité, mais c'est aussi parce que le dévouement ou l'autonomie étaient hautement valorisés par le groupe dans lequel je fus éduqué ou sont très appréciés dans le milieu où je vis et je travaille.
Afin de reconnaître si une réalité objective (une personne, une chose, une idée) est vraiment reçue et traitée comme une valeur, il convient de se référer à la théorie de la clarification des valeurs (118.) Cette approche, expérimentée en éducation morale, décrit le processus de valorisation que le sujet parcourt pour établir une valeur. On y distingue sept étapes dont les deux dernières sont directement orientées vers l'action. La valeur, choisie parmi d'autres aussi compétitives qu'elles, après une longue période de considération relative aux conséquences de notre choix, estimée et chérie entre toutes, affirmée et proclamée avec élan, ne peut pas faire autrement que se manifester dans notre conduite. Sinon, elle n'est pas une valeur, mais un vœu pieux. Un sujet qui adhère à une valeur la traduit dans des actions concrètes de manière persistante dans les situations les plus diverses. Le degré d'intensité d'une valeur se mesure à la fermeté avec laquelle on la confirme dans son action quotidienne, que celle-ci soit du domaine public ou privé. C'est dans l'action répétée et soutenue que la composante ascétique de la valeur se révèle. Car, même si la valeur est associée au désir, elle peut exiger de la part du sujet qu'il renonce, au moins temporairement, à un plaisir instantané au profit d'intérêts personnels ou communautaires qui relèvent d'un ordre supérieur.
Dans nos sociétés contemporaines, capitalistes et matérialistes, l'on proclame la valeur de l'excellence, mais ce sont le divertissement, la superficialité et la médiocrité qui règnent à tous les niveaux. « L'on tient constamment un double discours, écrit Pierre Bertrand, celui que l'on proclame haut et fort, correspondant aux grandes vertus et valeurs, et celui que l'on ne prononce pas, que l'on met silencieusement en pratique, celui qui proclame tout bas le règne de la force et de l'argent. L'individu ou le groupe qui finit par triompher n'est pas le meilleur, mais le plus habile, le plus retord, le plus riche, celui qui détient la force du nombre, de l'argent et des armes.» (Exercices de perception, Liber, 2006, p. 68)
Demeure alors ouverte la question, suscitée par Jonas, quand il affirme qu'une chose «qui en vaut la peine ne coïncide pas nécessairement avec ce qui en vaut la peine pour moi (119)). Si l'on interprète l'expression «en valoir la peine» au sens d'«être immédiatement utile», on peut admettre que quelqu'un sacrifie son bien pour le bien d'autrui et donne, par exemple, sa vie pour ceux qu'il aime. Cependant, je ne puis estimer valable un acte qui ne répondrait pas quelque part à mes intérêts, pas nécessairement à mes intérêts immédiats, mais à mes intérêts quand même. Pourrais-je choisir un acte qui, en dernière analyse, ne serait pas valorisant pour moi? D'ailleurs, Jonas admet au moins «la présence subjective d'un intérêt moral (120) dans les actions humaines. Cet intérêt du sujet est-il uniquement moral? N'est-il pas aussi, et en même temps, vital? Ne passe-t-il pas par le besoin de chaque humain de s'affirmer, fût-ce par la mort? La personnalité humaine se développe et s'accroît grâce aux multiples deuils que l'on a su assumer et intégrer dans sa vie. Quand on accomplit un geste au service de la communauté, tout sujet en tire des bénéfices en tant que membre de cette communauté. La conscience collective, qui réside en moi et qui est l'écho de l'âme de la société entière, trouve une satisfaction bien justifiée dans l'accomplissement d'un geste altruiste.
Les valeurs que l'on choisit et que l'on confirme par ses actes peuvent entrer en conflit avec les valeurs préférées par d'autres individus et d'autres groupes, surtout dans le monde contemporain où les multiples voies de la communication et de l'immigration s'ouvrent sur diverses cultures et divers modes de vie.
La société contemporaine est le théâtre de la multiplication et de la diversité conflictuelle des valeurs
C'est un fait observable: il y a une pluralité de valeurs. Les diverses communautés ethniques et culturelles proclament des valeurs différentes, voire opposées. Le contenu ou le sens qu'un groupe donné attribue à une valeur peuvent être très différents que ceux qu'y accorde un autre groupe. Ainsi, par exemple, la «liberté» peut être définie différemment selon les générations. Tout dépend de ce qu'elles veulent valoriser à l'intérieur de la liberté. On peut vouloir se libérer de tout ce qui nous empêche d'accomplir notre devoir. C'est le devoir qui est alors valeur première et la liberté lui est subordonnée. La liberté peut signifier l'aptitude à choisir de façon autonome et éclairée. Ce sont la raison ou la responsabilité qui semblent alors valorisées. Dans les deux cas, la liberté est chargée éthiquement, car le devoir n'est pas très éloigné de la responsabilité et ce sont précisément l'absence de clarification ou l'aveuglement (par les passions ou par les instincts) qui entravent l'accomplissement du devoir ou le choix responsable. Nous demeurons ainsi à l'intérieur d'une configuration sociale ou d'une constellation symbolique où la raison est hautement valorisée. Il en irait tout autrement d'un groupe ou d'un individu pour qui liberté signifierait la capacité de choisir au-delà du bien ou du mal, de choisir en fonction de ses impulsions ou de ses désirs.
On observe des différences non seulement dans la façon de définir une valeur, mais aussi dans la façon d'hiérarchiser les valeurs entre elles. Ainsi, dans le débat autour de l'avortement, les tenants du groupe Pro-vie mettent en haut de l'échelle des valeurs soit la vie (du fœtus), soit l'obéissance à la volonté divine ou encore la conformité aux lois de la nature. Les tenants du groupe Pro-choix, par contre, optent pour la vie (de la mère) ou encore pour la qualité de la vie de la mère ou, plus généralement, pour l'autonomie de la mère. À l'intérieur de ces deux mouvements, il y a donc une multiplicité de significations et de hiérarchisations des valeurs. Comme l'écrit le sociologue belge Jean Rémy, «ce qui est une évidence subjective pour certains ne s'impose pas à la manière d'une évidence objective devant être perçue par tous (121).»
Si la diversité conflictuelle des valeurs a pu apparaître à d'autres époques, elle est un trait caractéristique de la culture contemporaine. Les sociétés occidentales sont fières d'affirmer qu'elles sont fondées sur le pluralisme en tant que valeur fondamentale. Des zones de désaccord y sont socialement légitimées et favorisées. C'est par la voie de la négociation que l'on est convié à se comprendre et à s'entendre. Le pluralisme, en tant que valeur, suppose le respect de la différence et entraîne la relativisation de toutes les valeurs. Pour que ce pluralisme soit effectif et n'enferme pas les minorités culturelles dans leurs particularismes, il faut des institutions et des normes qui règlent la cohabitation, favorisent les interactions constantes et contribuent à la construction de certains espaces culturels communs.
Aucune société ne peut accepter la «tolérance pure», car celle-ci conduit à l'autodestruction. Toute société tient à conserver des valeurs qu'elle estime non négociables. Ainsi, la santé et l'éducation sont des évidences objectives de nos sociétés occidentales, des valeurs sans lesquelles leur survie est perçue comme gravement compromise. Des lois et des institutions ont été créées pour assurer l'accessibilité universelle aux soins de la santé et à l'instruction. Certains considèrent même «l'esprit de l'écologisme» comme une évidence objective dans la société contemporaine. En effet, de larges zones de consensus se dessinent parmi la population autour de la protection de l'environnement, estimée essentielle à la survie de l'humanité et à la conservation de la nature et, par conséquent, non négociable. Le pluralisme lui-même est une valeur sacrée, fondamentale et non négociable, pour toute société qui tient à aménager, de façon pacifique et enrichissante pour tous et chacun, la cohabitation de diverses communautés culturelles.
En quête d'authenticité
Les mots «démocratie», «liberté», «solidarité», «partage», «santé», «compassion», «écoute», «dignité», «qualité de vie»que nous avons souvent sur les lèvres, ne sont que «des mots! des mots! des mots!»(Hamlet). Ces mots «sans valeur» sont devenus une langue morte. Avec Georges Gusdorf, nous observons la dégradation sociale du langage et des valeurs qu'il sous-tend: «le mensonge est contemporain de la vérité et bon nombre des mots que nous prononçons dans le courant des jours, sont des mots mensongers, attestation d'une sympathie, d'une cordialité, d'un intérêt que nous n'éprouvons pas, - ainsi que le met sans peine en lumière la récrimination du misanthrope.» (122) Mais il ne suffit pas de récriminer, il nous appartient de mettre en acte ces mots galvaudés, les valoriser par nos attitudes et comportement, leur donner vie. «Il est vrai que le langage suppose un certain nombre de valeurs sédimentées dans la culture ambiante, et qui demeurent à l'état fossile aussi longtemps qu'elles restent de pures données extérieures.» (123) Il nous faut les intérioriser, nous les approprier, les faire nôtres intimement. Pour conclure, je réfère encore à Gusdorf: «Toute affirmation de valeur implique une initiative personnelle, et comme une reprise des éléments du langage par une conscience qui les découvre et seule peut attester de leur authenticité». La crise des valeurs «se trouve résolue lorsque la personne parvient à trouver en soi un fondement plus solide que le sable mouvant du langage commun.» (124) Il nous faut apprendre à corriger les mots, nommer nos valeurs par nos mots à nous afin qu'elles deviennent une affirmation de soi, une rencontre de l'autre et un engagement social.
Notes et références
98. M. Heidegger, Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier- Montaigne, 1964, p. 129.
99. Ibid., p. 129.
100. ibid., p. 129.
101. C. Javeau, «Introduction: des hommes et des valeurs» dans M. Matt et A. van Haecht, Valeurs laïques, valeurs religieuses, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1985, p. 13.
102. M. Mauss, «La notion de personne» dans Sociologie et anthropologie, Quadrige-P.U.F., 1950, p.362.
103. R. Bellah, «Morale, religion et société dans l'œuvre durkheimienne», Archives de sciences sociales des religions, 1990, p. 10.
104. É. Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, P.U.F., 1974, p.79.
105. É. Durkheim, L'Éducation morale, Paris, A1ean, 1934, p. 318.
106. É. Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, P.U.F. 1974, p.78.
107. É. Durkeim, op. cit., p. 78.
108. C.Javeau, «Introduction: des hommes et des valeurs» dans M. Matt et A. van Haecht, Valeurs laïques, valeurs religieuses, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1985, p. 11.
109. H. Jonas, Le principe responsabilité, 2e éd., Paris, Cerf, 1990, p. 49.
110. Ibid., p. 49.
111. Ibid, p. 302.
112. É. Durkheim, Sociologie et philosophie, Paris, P.U.F., 1974, p.52.
113. J,, Rémy, «Vie quotidienne et valeurs morales» dans M. Matt et A. van Haecht, Valeurs laïques, valeurs religieuses:
spécificités anciennes, spécificités nouvelles, Bruxelles, Éditions de l'Université Libre de Bruxelles, 1985, p. 24.
114. É. Durkheim, Règles de la méthode sociologique, Paris, AIcan, 1910, xx, note 1; F.-A. Isambert, "Durkheim: une science de la morale pour une morale laïque», Archives de sciences sociales des religions, 2e éd., 1990, pp. 137-138.
115. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, coll. 10/18, Paris, U.G.E., 1970, p. 26.
116. M. Weber, «Le métier et la vocation de savant» dans Le savant et le politique, coll. 10/18, Paris, Plon, 1959, p. 77.
117. R. Mehl, Les attitudes morales, Paris, P.U.F., 1971, p. 9.
118. L. Raths, Values and Teaching, Toronto (Ontario), Merril, 1978, pp. 26-31.
119. H. Jonas, Le principe responsabilité, 2e éd., Paris, Cerf, 1990, pp. 121 et 122.
120. Ibid., p. 124.
121. J. Rémy, «Vie quotidienne et valeurs morales» dans M. Matt et A. van Haecht, Valeurs laïques, valeurs religieuses: spécificités anciennes, spécificités nouvelles, Bruxelles, Éditions de l'Université Libre de Bruxelles, 1985, p. 19.
122. G. Gusdorf, La parole, Quadrige- PUF, 1998, p. 44.
123. ibidem, p. 46.
124. ibidem, p. 46.
*Les chapitres 4 et 5 sont la réécriture d'une conférence publique prononcée dans le cadre du diplôme des études avancées en éthique de société à l'Université du Québec à Chicoutimi.
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Ryanna C. Tee, Saint Jude Catholic School, Philippines (11 ans)
http://respectrefugees.org/ecards/documents/2007/lang_fr_tee.php