Synthèse du rapport
« Quelqu’un existait qui pouvait prendre soin de son corps et de sa misère, sans qu’il éprouvât de honte pour lui- même ou de haine pour le témoin, le désir de mourir ou de tuer » (Joseph Kessel dans « Les cavaliers »).
Ces lignes de Joseph Kessel ouvre notre rapport. Elles tracent exactement les enjeux de l’accompagnement. L’actualité récente a relancé le débat sur l’opportunité de légiférer sur le droit d’une personne à demander qu’on mette fin à ses jours. Ce débat, aussi médiatique et émotionnel soit-il, focalisé sur une situation d’une extrême rareté, a le mérite de nous interpeller. Il nous oblige à réfléchir à ses véritables enjeux. Nous ne devons pas oublier pour autant les milliers de personnes qui meurent tous les jours dans des douleurs non soulagées, dans la solitude et l’angoisse, et qui attendent de recevoir des soins de fin de vie adaptés, des soins qui leur permettent de vivre leurs derniers moments le plus dignement et humainement possible. Le véritable enjeu du débat n’est-il pas précisément celui de l’accompagnement *? Il arrive que sous le poids de la solitude ou de la honte d’être diminué, dépendant, et de peser sur les autres, une personne proche de sa mort réclame que l’on hâte sa fin. Il se trouve, que dans le même temps, elle exprime une autre demande, presqu’en sourdine, qu’il faut savoir déchiffrer: demande d’attention, de présence, qui confirme la permanence d’une identité. Demande d’engagement réciproque dont va dépendre la qualité du temps qui lui reste à vivre.
Le véritable enjeu du débat que nous réclamons n’est-il pas précisément un enjeu de non-abandon ?
Au-delà des convictions philosophiques ou religieuses qui motivent les prises de position diverses, le débat se nourrit, semble-t-il, d’ambiguïtés, de peurs et d’idées déjà dépassées. Nous déplorons d’abord l’ambiguïté qui s’attache au terme d'«euthanasie». Il est source de confusion et nous devrions l’éviter. Nous déplorons la confusion qui persiste entre trois pratiques de fin de vie : la limitation et l’arrêt des thérapeutiques actives, les soins palliatifs et l’acte délibéré de provoquer la mort. Le débat ne peut s’engager sans que cette confusion soit levée. Il faut absolument distinguer les limitations et arrêt de traitements devenus inutiles ou refusés par le patient – ce qui relève d’une bonne pratique médicale de l’euthanasie qui est l’acte de provoquer délibérément la mort. Il faut également distinguer de l’euthanasie certaines pratiques de soulagement des douleurs réfractaires ou des angoisses insupportables, qui peuvent entraîner une mort non recherchée. Ces confusions sont préjudiciables aux patients, à leurs proches dont elles accroissent l’inquiétude, et aux soignants dont elles mettent en cause la légitimité et la droiture des décisions qu’ils prennent dans l’intention de soulager. Cette question de l’intention est à remettre au cœur du débat. C’est tout l’enjeu éthique du débat qui est en cause. Que fait-on et pourquoi le fait-on? Quel sens donne-t-on à un acte?
Le débat se nourrit aussi de peurs, peur de mourir dans des souffrances extrêmes insoulageables, peur de la dépendance et de la déchéance, peur de la solitude et de l’abandon. Ces peurs habitent le corps social, et en particulier ceux qui ont été témoins d’agonies douloureuses et tourmentées, mal accompagnées. Enfin, il se nourrit d’idées déjà dépassées, notamment l’idée que les soins palliatifs ne parviendraient pas à soulager les douleurs extrêmes. On ignore qu’ils ont fait d’immenses progrès, et que la médecine palliative n’abandonne pas une personne qui souffre. Elle explore avec elle tous les moyens à sa disposition pour la soulager, même au risque d’écourter sa vie. Enfin, on présente le temps du mourir comme un temps pénible, inutile, dépourvu de sens dès lors qu’il n’y a pas d’espoir de guérison. Rarement on le présente comme un temps fort, marqué par une dynamique relationnelle surprenante dont l’enjeu est aussi important pour celui qui meurt que pour son entourage et le deuil* qu’il aura à vivre. C’est le temps des derniers échanges, et cela compte. Malgré tout, il arrive que sous le poids de la souffrance et de la honte, une personne en fin de vie réclame d’en finir. Face à cette souffrance, les pratiques sont hétérogénes.
D’un côté, les soignants formés aux soins palliatifs et à l’accompagnement, affirment que ces demandes cachent une autre demande, celle d’être soulagé, et de recevoir l’assurance d’être respecté dans son désir de ne pas voir sa vie prolongée. Un engagement à ne pas abandonner suffit à faire disparaître la demande. De l’autre, les soignants non formés et isolés dans leurs pratiques ne disposent pas du savoir être et du savoir faire qui leur permettraient d’accompagner la personne en fin de vie. La conspiration du silence, la poursuite de traitements inutiles sont alors souvent la règle, engendrant une solitude que rien ne viendra apaiser. C’est alors que devant des souffrances qu’on ne sait pas soulager, la tentation de répondre au vœu de mort par un geste létal s’impose dans certains services. Cette dernière situation, qui révèle le défaut de formation et la solitude des soignants, face à des fins de vie qu’ils ne savent pas accompagner, soulève des positions contradictoires: les uns pensent qu’il faut modifier la loi pour «encadrer» ces pratiques, d’autres estiment qu’il ne faut pas légiférer, mais aider les soignants à changer leurs pratiques et à s’approprier les principes de la démarche palliative. C’est cette dernière option que nous avons privilégiée et explorée tout au long de notre mission.
Propositions
Nous avons fait des propositions dans quatre grands champs :
1. Le champ de la communication
Les malentendus, les confusions, les ambiguïtés doivent être levés. Le sujet de la fin de vie est trop grave pour que nous ne nous donnions pas les moyens de définir les mots et de distinguer les pratiques. Avant de parler ensemble, il faut savoir de quoi on parle. C’est le premier objectif de ce rapport: contribuer à une clarification du débat. Réfléchir aux enjeux. Poser les questions qui n’apparaissent pas nécessairement au premier plan, quand l’émotion brouille les repères.
Le débat doit d’abord commencer au niveau des soignants, car ce sont leurs pratiques qui sont en cause, et qui motivent, selon certains, le recours éventuel à une législation. Ils doivent réfléchir ensemble aux grandes questions que pose l’accompagnement de la fin de vie. C’est le sens de la Conférence de Consensus sur «l’accompagnement de la personne en fin de vie et de ses proches» qui aura lieu en janvier 2004, et qui doit permettre de dégager un socle commun de valeurs sur lesquelles les soignants pourront s’appuyer dans leur pratique. Cette Conférence, initiée par le Ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes Handicapées, promue par la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs, se tiendra sous l’égide de l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation de la Santé. Le jury présidé par Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace Ethique de l’AP-HP, répondra à cinq questions concernant le sens de l’accompagnement, la communication avec la personne en fin de vie et sa famille, le rôle des bénévoles, l’accueil et le soutien des familles, la prise en compte et le respect des attentes, des demandes et des droits des personnes en fin de vie. Cette dernière question devrait permettre d’aborder la problématique de la demande de mourir. Enfin, il faut communiquer sur les soins palliatifs, les faire mieux connaître, informer sur les ressources existantes. Il y a actuellement une méconnaissance générale, tant au niveau des professionnels de santé que du grand public. L’expérience des familles ou des bénévoles qui ont accompagné des personnes en fin de vie doit se transmettre à tous ceux qui se sentent démunis face à la mort d’un proche. Nous faisons toute une série de propositions pour diffuser cette culture de l’accompagnement, notamment le lancement d’une campagne de communication, l’organisation d’États Généraux de la fin de vie, l’institution d’une «journée nationale de l’accompagnement», et enfin la création d’un numéro vert. Cette dernière mesure est une des plus importante. Étant donné le désarroi de la population face à la mort, le besoin d’être informé, d’apprendre de l’expérience des autres, la solitude face à une réalité dont personne ne veut parler, le numéro vert doit répondre à une vraie demande. Il aura une triple fonction: écouter, informer, orienter. Il contribuera à cette diffusion de la culture de l’accompagnement que nous souhaitons.
2. Le champ de l’organisation des soins
Les soins palliatifs sont encore fragiles et peu valorisés, malgré l’assise légale dont ils bénéficient. Même s’ils se développent, même s’ils sont soutenus par une politique de santé qui a fait de la fin de vie une priorité de santé publique, ils évoluent dans un contexte peu préparé parfois réticent, sinon hostile à leur démarche. Nous avons suivi les travaux du Comité de pilotage du plan de développement des soins palliatifs 2002-2005, et mis en avant quelques mesures qui nous paraissent urgentes. L’implantation dans chaque CHU d’une unité de soins palliatifs (USP) qui puisse assurer sa mission clinique de prise en charge des fins de vie particulièrement difficile (en particulier les fins de vie des SLA dont on sait qu’elles génèrent souvent des demandes d’en finir, quand elles sont mal accompagnées), de formation et de recherche. La diffusion la plus large possible de la démarche palliative au sein des services confrontés à la mort de leurs patients. C’est à̀ chaque spécialité de s’approprier des éléments de cette démarche. Par exemple, la formation d’un référent soins palliatifs, la mise en place d’un soutien des soignants, l’intégration au sein de l’équipe d’un psychologue, l’ouverture des services aux bénévoles d’accompagnement (par exemple aux urgences où la mort frappe souvent les personnes âgées transférées alors même qu’elles sont déjà engagée dans un processus du mourir). Des règles assouplies pour l’accès des familles, des modalités pour les soutenir et les aider à accompagner leur proche.
Dans les services confrontés aux situations limites, la mise en place d’un «staff d’éthique», animé par une personne formée dans l’un des Espaces Éthiques dont le rapport d’Alain Cordier préconise la création, doit pouvoir aider les équipes dans le processus de prise de décision, et dans la mise en œuvre de ces décisions, notamment dans l’accompagnement des personnes qui vont mourir et de leurs proches.
Nous proposons enfin une présence renforcée de psychologues dans tous les services sensibles. Des psychologues ayant la maturité et l’expérience nécessaire pour pouvoir accueillir une charge d’émotion et d’angoisse très lourde. Et pour favoriser le maintien à domicile des personnes qui souhaitent mourir chez elles, nous demandons à ce qu’on étudie la possibilité d’un financement d’un forfait de 3 à̀ 5 séances avec un psychologue, pour un accompagnement de fin de vie, sur le modèle de ce qui est proposé dans le plan cancer.
3. Dans le champ de la formation
Un des préalables à la valorisation et à la reconnaissance de la formation en soins palliatifs serait la reconnaissance universitaire de leur enseignement, comme spécialité. La formation est la priorité des priorités. La diffusion de la culture des soins palliatifs et de l’accompagnement dépendra de l’effort que l’on fera pour imposer dès le début des études médicales, une réflexion éthique sur le sens du soins, les limites de la médecine, les problèmes de fins de vie, ainsi qu’un stage obligatoire de quelques jours dans un service de soins palliatifs.
Les soignants, qui sont en première ligne pour les soins de fin de vie, ne reçoivent pas la formation initiale qui leur permet cette mission d’accompagnement. Il faut donc former les formateurs, les directeurs de soins infirmiers et les cadres de santé afin de les sensibiliser aux difficultés que peuvent rencontrer certaines infirmières quand on les affecte trop tôt dans des
services à fort taux de mortalité, sans vérifier si elles sont capables d’affronter ces situations. Nous sommes attachés à l’idée que c’est en développant la réflexion éthique, la capacité de renoncer à une certaine toute puissance, à assumer le doute et l’incertitude, que les équipes médicales et soignantes apprendront à assumer les fins de vie difficiles et pourront affronter les dilemmes qui ne manqueront pas d’émailler leur vie de soignants. Nous proposons que les établissements prennent l’initiative d’organiser des séminaires de réflexion éthique, d’inciter les professionnels à se former auprès d’un Espace Ethique, afin de devenir des «référents éthiques», et de constituer ainsi une «cellule de réflexion éthique», susceptible d’animer des débats au sein de l’établissement ou d’animer des «staffs d’éthique». Dans le champs des soins au domicile, nous attirons l’attention sur la nécessité de former les auxiliaires de vie qui sont confrontées à des situations de fin de vie auxquelles elles ne sont pas préparées. Nous préconisons également d’expérimenter la mise en place de formations techniques et psychologiques pour les familles. Les demandes de mourir s’enracinent presque toutes dans l’angoisse des personnes devant la mort qui vient, la peur de souffrir, les fantasmes autour d’une agonie terrible. En dialoguant avec leurs patients en fin de vie, les médecins peuvent les rassurer et surtout s’engager à ne pas les abandonner.
Trop de médecins aujourd’hui ne savent pas communiquer avec leurs malades. On parle beaucoup d’hypocrisie de nos jours, mais la plus grande hypocrisie est celle qui régit la relation médecin-malade dès que le pronostic vital est en jeu. Longtemps on a systématiquement caché son état à un patient qui allait mourir, en tissant autour de lui une conspiration du silence qui lui volait sa mort. Les dispositions de la loi du 4 mars risquent de faire exploser cette conspiration du silence sur un mode non moins violent. Se pose alors la question de la manière de délivrer une information qui permette de se ré́-approprier sa mort, et d’envisager avec le patient les conditions de son mourir. Nous préconisons une campagne d’information en direction des médecins, et notamment des médecins généralistes, pour les inciter à s’inscrire à cette formation à «l’entretien de fin de vie». Ce dialogue, au cours duquel le médecin s’engage à ne pas abandonner son patient, et clarifie ce qu’il peut faire ou ne pas faire, peut alors avoir valeur de contrat de non-abandon.
4. Dans le champ de l’amélioration des pratiques des soignants confrontés à des situations limites.
L’opacité des pratiques dans les services confrontés aux décisions de limitation ou d’arrêt de thérapeutiques actives a longtemps été la règle. Ce n’est que récemment que les réanimateurs et les urgentistes ont accepté d’évaluer leurs pratiques et de publier ces études. Malgré leurs efforts pour faire comprendre que ces pratiques «ne constituent en rien une pratique d’euthanasie mais visent à restituer son caractère naturel à la mort», une certaine insécurité et ambiguïté demeurent. On continue à parler à leur propos d’euthanasie*. Et c’est la raison pour laquelle nombre de réanimateurs sont en faveur d’une modification de la loi.(1/4 des réanimateurs se disent dans la crainte de poursuites judiciaires). Cette situation, qui engendre la dissimulation et l’hypocrisie, ainsi que des conflits à l’intérieur des équipes, n’est pas saine. En concertation avec des représentants de la Chancellerie, du Conseil de l’ordre, du CCNE, et de la SRLF nous proposons des pistes pour encourager les réanimateurs à plus de transparence, en limitant les risques qu’ils pourraient encourir.
1. Proposer au Conseil National de l’Ordre des Médecins un élargissement des articles 37 ou 38 du code de déontologie pour renforcer les principes d’intentionnalité et du double effet, afin que les médecins puissent utiliser les moyens de soulager efficacement leurs patients, même si un risque vital est en jeu.
2. Relayer cette modification éventuelle auprès des juridictions par le biais d’instructions de politique pénale, et leur faire connaître la spécificité de la situation des décisions de limitation ou d’arrêt de traitement.
3. Profiter de la réforme de l’expertise médicale pour intégrer les problématiques de fin de vie, afin d'améliorer le recrutement des experts, le contrôle des compétences et la qualité des expertises.
Mais nous sommes conscients aussi que l’intention homicide peut se cacher derrière une prescription banale d’antalgiques ou de sédatifs. C’est pourquoi nous insistons pour que l’évaluation des souffrances, les prises de décisions soient faites de manière collégiale et transparente. C’est seulement ainsi que l’on combattra la clandestinité de pratiques occultes, à
laquelle certains voudraient mettre un terme en changeant la loi. La question de l’accompagnement au sein des équipes confrontées au désir de mourir de patients atteints de maladies chroniques impliquant une dépendance totale (Locked-in
Syndrome, états végétatifs chroniques, états pauci-relationnels) devrait faire l’objet d’un dé́bat et de mesures permettant aux équipes de recevoir la formation et le soutien psychologique leur permettant d’accompagner au mieux ces patients et leurs familles.
Conclusion
Ce n’est pas une loi qui amendera les consciences, ni qui diminuera la solitude des médecins confrontés à des fins de vie difficiles. Par contre, on peut craindre qu’elle freine les efforts des soignants pour améliorer leurs pratiques, pour la penser, pour inventer une manière d’être humble et humaine auprès de ceux qu’on ne peut plus guérir.