L'étude de la spatialité, selon diverses perspectives, est à la mode depuis les dernières décennies, de telle sorte que nous connaissons des détails impressionnants sur les relations entre un territoire et une identité, entre des espaces de mobilité et des espaces de stabilité... les classements arrivent à l'infini et les propositions d'analyse deviennent surprenantes. Je pense aux travaux de Marc Augé ou de Rico Lie, doués d'un regard anthropologique pénétrant et si brillamment séducteurs dans le traitement de sujets qui étaient réservés jusqu'à présent aux urbanistes et, parfois, aux géographes. Mais on n’a pas consacré des études à l’analyse des liens entre les espaces des vivants et les espaces des morts, plus exactement, les espaces occupés par les vivants et les espaces occupés par les morts. Et s'il y a une question idéologiquement claire c'est celle de la façon dont les vivants ont agi avec les morts, quels lieux ou non-lieux ils les ont obligé d'habiter –permettez-moi ce paradoxe légitime- quelle connotation le mot cimetière peut prendre: «terre sacrée» dans certaines cultures ou, dans des cas d’euphémisme obstiné, «emplacement pour l’éternel repos».
Dans tous les temps et civilisations on a destiné la mort, les morts, à un lieu, soit de culte, soit de recueillement. Nous rappelons la scène de l'Iliade dans laquelle un Achille consommé par la haine et la vengeance, attache le cadavre d’Hector à son char en le traînant autour de la muraille de Troie. Tout de suite il l'abandonne à son sort pour que les vautours le dévorent. À cette époque, comme dans la nôtre, il est d'usage que le mort reçoive une sépulture. Priver le mort de sa «dernière demeure» est considéré comme une offense. Les vivants ont payé leurs respects aux morts non seulement avec des cérémonies,des objets et des chansons mais aussi en leur assignant un espace qui les honorait. Dans les cultures de la Chine ancienne on déposait au-dessus du cadavre une maisonnette de papier où l’âme du défunt se déplacerait pour l’habiter. Un espace symbolique qui essaie d’être réel et qui répond à notre rêve le plus archaique: celui de Prométhée, projet de l'immortalité et, par conséquent, de l'invulnérabilité. Au Japon, il existe une modalité poétique, le jisei non ku, que compose celui qui sait qu'il doit mourir, une lamentation funèbre, une expression de deuil, «enfermée» dans le rituel de quelques vers: on peut sentir que dans le jisei il y a, distribués à parts égales, défi et résignation. C'est l'espace symbolique que le moribond peut occuper, avant que les vivants ne lui assignent un lieu définitif.
L'importance hiérarchique pendant la vie se reflète dans une hiérarchie maintenue au-delà de la mort; de cette façon, ceux qui ont le plus possédé, ceux qui ont occupé plus de territoires, qui ont accumulé plus de richesses, verront leur espace mortuaire consigner cet état de fait. Les panthéons, les grands monuments funéraires ou les tombes des pharaons illustrent l'importance des défunts qui se prolonge au-delà de la mort, bien que parfois avec la patine du temps, leur culte finit par tomber dans l'oubli.
Un aspect singulier de l'espace des morts serait celui relié à la maladie, avec son intensité et avec les manières dans lesquelles nous nous mettons en rapport avec elle, tout en la déchiffrant. Jusqu'au XVIIe siècle l'histoire de l'Europe - Lacan dixit - est l'histoire des épidémies. Pour les pestiférés, il n'y avait pas d'espaces spéciaux, mais il y avait, par contre, une peur obsédante qui portait à se débarrasser des cadavres en les jetant aux dépotoirs, hors des murs des villes. La dignité des morts - presque tous pauvres, anonymes, jamais réclamés par personne - était très inférieure à la terreur de la contagion. Quand il n'était pas possible de se débarrasser des morts, et par conséquent de la maladie qui suivait son cours parmi les gens, avec sa menace troublante, ils émigraient vers d’autres espaces. Dans les rues des villes de toute grandeur et de toute condition les morts s'entassaient tandis que les vivants conquéraient des lieux où les tentacules de la peste ne pouvaient pas les atteindre.
Cette conception changea, cependant, à partir de la Révolution Française: on va isoler le malade, la maladie devint alors motif d'exclusion. Une quantité énorme et considérable d'hôpitaux est créé où les gens - indistinctement: les prostituées, les alcooliques, les pauvres, les condamnés – y affluent pour mourir. À mesure que le XIXe siècle avance, et en parallèle l'intérêt à l'investigation clinique, il n'y aura pas de repos pour ces cadavres qui deviendront de simples objets d'étude pour la science. D’autre part, il faudrait déterminer si cette réussite de la révolution consistant à assigner des liens indissolubles à un territoire, à une identité et aux droits -l'apparition bien connue de la notion de citoyenneté - n'aura pas influé sur le fait que les gens préféraient ne pas abandonner les lieux qui leur avaient été attribués par la loi. On a préféré isoler la maladie; plus simple, plus sûr et plus hygiénique que de cotoyer la mort, ses complices et ses causes.
L'envers de la médaille serait, sans doute, la pratique de la crémation, en réponse aux fantômes des épidémies, de la contagion, et du châtiment posthume pour ceux qui se considéraient indignes, pour les hérétiques accusés par l'Eglise catholique dans le passé ou, actuellement, dans certains cas en Inde. Dans les civilisations les plus anciennes, la crémation avait une connotation positive et elle était liée à l'image du feu purificateur. Ainsi, la crémation (légale en Angleterre depuis le milieu du XIXe siècle et toujours en vigueur de nos jours grâce, en partie, à la montée des idéologies écologiques) poursuit ontologiquement l’objectif de configurer la mort comme un non-lieu.
La mort comme non-lieu suscite une grande variété de connotations, mais lorsqu'elle est un lieu elle devient encore plus problématique. En effet, elle restaure alors le statut social du défunt et l'importance qu'il avait durant sa vie. La religion chrétienne l'a bien compris au moment où elle a décidé que dans ses cimetières certains défunts ne pouvaient pas «occuper l'éternité» s’ils étaient morts en état de péché mortel, en professant une autre religion, ou ne professant aucune religion, ou simplement parce qu'ils avaient décidé de prendre la liberté suprême de s’enlever la vie. Ainsi les cimetières civils ont été créés en Espagne à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, obligatoires pour les villes qui surpassaient les 600 habitants. En réalité, c'était des décharges ou des champs déserts voisinant les murs du cimetière, toujours, en tout cas, hors de la portée visuelle de l’église. Dans la majorité des villes le décret n’était pas exécuté et le destin des morts finissait –ou commençait - dans des fosses communes non identifiées, sur des terrains qui ne l'étaient pas non plus. Il est à noter que le cimetière civil de Madrid a été inauguré en 1884. Or son premier locataire a été une femme de 20 ans, Maravilla Leal González, qui s'était suicidée le 9 septembre de la même année. Le cimetière célébrait les fastes de son ouverture, et le roi Alfonso XII en personne se présenta à l’enterrement comme représentant officiel, sans rien savoir ni de la fille défunte ni de son infortune. Encore donc un exemple d'implacable exclusion après la mort. Seulement un siècle plus tard la tombe de Maravilla a été réhabilitée et son nom a été écrit sur la froideur de la pierre et sur les pages de l’histoire. C'est peut être la plus grande ignominie du monde: dépouiller un être humain de son nom, qu'il soit vivant ou mort.
Les nouvelles tendances funéraires, contaminées par la frivolité des modes, ont rendu possible la transformation non seulement du défunt en cendres, mais aussi des cendres en quelque chose d'impérissable, comme un diamant ou autre pierre précieuse : c’est comme ça que la mort perd son visage rébarbatif et se présente comme un bien de consommation tangible, destiné à occuper un lieu minime et minimaliste, conçu pour le plaisir des yeux et la hausse des cours en bourse. Une autre manière de comprendre l'espace.
© Natalia Fernández Díaz
21 janvier 2011
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Georges de la Tour, «Découverte du corps de saint Alexis»
Ce tableau «paraît toucher aux limites de ce que cet art
peut faire pour en restituer le mystère:
à la lueur de son flambeau, un jeune page contemple,
grave et comme passionné, le visage du saint. Certes
la mort semble être là, dans ce regard sur le Père mort.
Non dans les yeux du jeune homme: dans le rapport
entre les deux personnages.»
(Michel Picard, La littérature et la mort, PUF, 1995, p.45)