La tradition du Nouvel An remonte à 2000 avant notre ère, notamment à Babylone. Cette fête avait lieu au printemps en l’honneur du dieu Marduk, fils d'Ea et protecteur des récoltes. Ce jeune dieu mésopotamien se révolta, avec d’autres jeunes dieux, contre les dieux anciens et, en emportant une victoire éclatante sur Tiamat, la déesse monstrueuse de la mer, il obtint les pleins pouvoirs d’un dieu souverain, symbolisés par les cinquante noms que l’on lui attribue. Muni de la Tablette aux Destins, il pourra désormais présider à la création et à l’organisation du cosmos dans lequel figurent aussi les humains, serviteurs des dieux.
À Rome, en 46 avant J.-C., Jules César reporte le nouvel an au 1er janvier, mois dédié à Janus, dieu des portes et des commencements, dieu à la double face, l'une vers l'avant, l'autre vers l'arrière. Ce jour-là, semble-t-il, tous les Romains s’affublaient, en l’honneur de Janus, d’un faux nez plus ou moins saillant pour signifier la franche convivialité.
De ces récits mythologiques à l’origine du calendrier, qui mesure le temps, se dégage l’effort humain constant pour nommer le destin mortel qui pèse sur les femmes et les hommes habitant avec les êtres et les choses une géographie de lumière et d'ombre, en constant devenir. Dans ce cycle tumultueux des naissances et des renaissances, de la clarté et des ténèbres, des changements climatiques portent les humains mortels à scander l’espace par le temps et ses rythmes, le jours et la nuit, les heures et les saisons.
À l’instar des Romains, nous essayons de faire bonne figure et de souhaiter cordialement Bonne Année, Santé et Prospérité, Paix du cœur et Paix dans le monde ou même le Paradis à la fin de vos jours, car l'ombre de la mort plane sur la vie. Les vœux que nous échangeons baignent dans la clarté et la lumière comme une embellie entre deux nuages ou comme une clairière au sein de la forêt. Nous oublions l'ombre de nos soucis, nos inquiétudes et nos angoisses afin de nous plonger, corps et âme, dans la luminosité des fêtes conviviales.
La vie est ainsi faite. Lumière et ombre. Nous aspirons à la plénitude de la lumière en naviguant sur les vagues tumultueuses de la finitude ombrageuse. Pour dire le vrai, les humains tentent de dire la lumière de la raison qui les guide, mais aussi l’ombre qui vient du dehors et qui les opprime ou l'ombre qui vient du dedans et qui est soupir ou désir, passion ou souffrance, cherchant à dire un mot audible et crédible, un mot juste et approprié.
Dans une entrevue qu’elle accorda à T.V. 5 à la fin de décembre 2007, Simon Veil, ancien ministre du gouvernement français, répéta ce qu’elle mentionna dans son autobiographie : dans la vie, on peut s’attendre au meilleur et au pire. Forte de l'expérience douloureuse aux camps de concentration, vécue par elle-même et par sa famille, elle s’attendait effectivement au meilleur et au pire, au coeur même de la politique et des situations sociales.
Comme titre de ses mémoires, Simone Veil a choisi Une vie ( Paris, éd. Stock, 2007), clin d’œil à Guy de Maupassant et à son roman du même nom Une vie (Paris, Éditions J'ai lu, 1986) mettant en vedette Jeanne, une jeune femme sortant radieuse du couvent et entrant dans un monde illuminé aux bras de son vicomte de mari. L'ombre plane sur sa vie. Elle sera bientôt déçue de la vie, de son époux. Après la mort du celui-ci, elle trouvera affection auprès de son père, qui meurt à son tour, et de son fils qui se montrera ingrat. Plus tard, celui-ci envoie un message de Paris qui l'informe que sa femme mourante laisse un enfant dans les langes et qu’il est heureux de le confier aux bons soins de sa mère à la campagne.
Rosalie, la bonne, revint de Paris avec l’enfant. Dans la carriole, qui les conduit à la maison, «Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair ; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.
Alors une émotion infinie l’envahit. Elle découvrit brusquement la figure de l’enfant qu’elle n’avait pas encore vue : la fille de son fils. Et comme la frêle créature, frappée par la lumière vive, ouvrait ses yeux bleus en remuant la bouche, Jeanne se mit à l’embrasser furieusement, la soulevant dans ses bras, la criblant de baisers.
Mais Rosalie, contente et bourrue, l’arrêta. "Voyons, voyons, madame Jeanne, finissez ; vous allez la faire crier."
Puis elle ajouta. Répondant sans doute à sa propre pensée : "La vie. Voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit."»
Rosalie dit le vrai, elle dit tantôt la lumière qui, du dehors ou du-dedans, illumine et tantôt l'ombre qui épaissit le paysage de Jeanne et le sien. Destin de lumière et d'ombre, de vie et de mort, celui des humains!
Ce vrai dire de lumière et d'ombre qui sort de la bouche de Rosalie nous rappelle un des poèmes de Paul Celan*, cité par Primo Levi* – deux juifs qui ont vécu dans leur chair les camps nazis – et qui termine par ces vers :
«Près de la mort! Vivant !
Qui parle l’ombre parle vrai» (1)
Le Nouvel An, éclaircie entre deux nuages! Vivants, célébrons la vie qui n'est jamais si bonne ni si mauvaise qu'on croit ! Jeu d'ombres et de lumière des feux qui dansent et rebondissent, naissent et disparaissent sur fond d'un clair-obscur qui garde son mystère fascinant et frémissant.
Note:
1. cité par Alexis Nouss «Dans la ruine de Babel : poésie et traduction chez Paul Celan» Cet article s'inscrit dans le cadre d'une recherche subventionnée par le CRSH du Canada. Une version différente est parue dans les Actes du colloque Paul Celan (1995), Éditions Est-Ouest internationales, 1996.
http://www.erudit.org/revue/ttr/1996/v9/n1/037237ar.pdf