Éric Blondel introduit la pensée de Roger Mehl (1912-1998) sur une des attitudes morales que celui-ci nomme «le courage d'être»: «Le courage d'être, c'est la vertu comme capacité d'assumer le risque de résister à une propension à la lâcheté, le courage comme victoire jamais assurée contre la peur et la démission, Le courage d'être, c'est aimer la vie avec tous les risques de glissements que le courage amène, avec toutes les angoisses, les peurs et les renoncements que l'être et la morale impliquent, En un mot, le courage d'être, c'est l'amour de la vie glissant sur la mince couche de glace de la liberté*... En termes sartriens, le contraire en est la mauvaise foi: la croyance affectée et fallacieuse qu'il n'y a pas de marge pour la liberté, pour le risque*, pour la faiblesse à assumer la vie comme risque, c'est-à-dire comme menace perpétuelle du mal, de la déviation des intentions, des conséquences malheureuses et non prévues, des adversités imprévisibles, des catastrophes, des perversités qui guettent et minent toutes les meilleures intentions.» ( La morale. Textes choisis et présentés par Éric Blondel, Paris, GF Flammarion, «Corpus», 1999, p. 152)
ROGER MEHL, LE COURAGE D'ÊTRE
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Le courage d'être, c'est le courage d'affronter la vie comme un combat où il s'agit de l'affirmation de l'être sur toutes les puissances de dégradation, de dislocation et de perversion. Il suppose la claire conscience que l'être n'est jamais uniquement une donnée (quand bien même l'être me serait gracieusement offert par Dieu), mais toujours une tâche à accomplir. Lorsque Descartes* affirme dans le cogito l'identité de l'existence et de la pensée, il ne considère pas la pensée autrement que comme une tâche, c'est pourquoi il rédige un Discours de la méthode pour bien conduire cette pensée. Je ne découvre que je suis enraciné dans l'être que pour comprendre que j'ai à être, que j'ai à progresser dans l'être. Cette conscience est d'autant plus vive que je ne puis découvrir cette insertion du sujet dans l'être qu'en découvrant du même coup que je suis un être menacé, mais que je ne puis être qu'en m'exposant à cette menace. On ne peut retenir l'être qu'en courant l'aventure du non-être. «Celui qui veut sauver sa vie la perdra» (Luc, 9:24).'Toute l'existence illustre d'ailleurs cette vérité fondamentale: la résolution morale dans sa fermeté même risque à chaque instant l'aveuglement et le compromis risque le mépris de la vérité. Le sérieux est guetté par le danger de conférer de l'importance à ce qui n'en a pas, mais l'humour est guetté par le danger de laisser échapper les moments décisifs de l'histoire*.
La saisie de la vérité et l'approche d'autrui exigent un scrupule infini, mais celui-ci peut à chaque instant nous priver de la spontanéité nécessaire pour accueillir la vérité ou accueillir autrui. C'est sur le tracé de mon projet d'être que je vais rencontrer le néant, tout comme la vie frôle à chaque instant la mort, précisément au moment où elle cherche à s'épanouir. L'idée de définir l'homme comme «un être pour la mort» (Heidegger) est justifiée dans la mesure où la menace de la mort ne surgit pas de l'extérieur, ne constitue pas un accident (à la limite évitable) mais où la mort est impliquée dans mon histoire, dans ma réalisation. Il faut déjà du courage pour affronter un ennemi extérieur, il en faut encore plus pour affronter dans une lutte quotidienne et obscure un ennemi dont je n'arrive pas à me distinguer, vis-à-vis duquel je n'arrive pas à prendre mes distances. la tentation si souvent renouvelée dans l'histoire de la philosophie et de la théologie de donner une consistance au principe du mal, et de la localiser dans le corps ou dans la chair atteste la constance et la vanité de l'effort pour créer entre l'être du sujet et le mal qui le menace un espace où pourra avoir lieu, en toute clarté, l'affrontement. Peine perdue, il n'y a pas de champ de bataille repérable. Comme nous l'avons noté, la bonne foi est pétrie de mauvaise foi et les seuls moments lumineux de la bonne foi sont ceux où elle reconnaît en elle la présence secrète de la mauvaise foi. [,,,] On ne peut séparer dans un champ de blé qui pousse, c'est-à-dire qui s'accomplit, le bon grain de l'ivraie.
© Eric Volant
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