Accompagner, c'est faire un bout de chemin
Un "compagnon" est littéralement "celui qui mange le pain avec" l'autre. Il est celui qui partage la route, le travail, le souci de l'autre. Or, être la compagne ou le compagnon d'une personne mourante, c'est faire un bout de chemin avec un être errant aux confins de la vie et de la mort. Accompagner un mourant, c'est cheminer auprès de lui pour un peu de temps sans aller pour autant avec lui "jusqu'au bout du chemin". La compagne [ou le compagnon] n'est donc pas un être tout-puissant qui gère ou oriente la mort de l'autre afin que celle-ci s'accomplisse selon les canons de la rectitude des experts en mort digne ou en mort douce. Par contre, la compagne [ou le compagnon] n'abandonnera pas la personne dans son travail de trépas, dans son franchissement, sans retour, d'un dernier seuil et dans son affranchissement irrévocable de la société des vivants. Son rôle est d'assurer une proximité discrète en prêtant une oreille sensible à une demande silencieuse de fraternité dans ses moments décisifs d'adieu à la vie.
Appuyer cette personne dans cette démarche finale est une oeuvre de solidarité humaine, car la commune exposition à la souffrance et à la mort est la fibre la plus délicate et la plus forte qui relie entre eux tous les vivants. Consciemment ou non, la personne mourante, anneau de cette chaîne universelle, constitue elle-même, par la vunérabilité de son état, un appel lancé à la communauté humaine. "La mort a besoin d'une maison et la maison a besoin d'un mort." Bien au-delà des rites funéraires, cette affirmation d'Edgar Morin (1) évoque un double lien social: le mourant a besoin d'une communauté pour l'accueillir et la communauté a besoin du mourant pour se construire, dans la fraternité, face à la mort et à partir d'elle.
Le piège de la bonne mort
Si le mourant se dit adieu et nous fausse compagnie, il ne peut pas faire autrement, car l'acte de mourir est essentiellement un acte de rupture et d'arrachement. Sa mort, en train d'advenir, le contraint de la regarder en face, de se montrer de bonne composition avec elle ou de se révolter contre elle, mais dans tous les cas, de la reconnaître comme un coup imparable. La mort proprement dite est l'heure du démantèlement de son être, de ses amours et de ses rêves. Il s'appellera bientôt "défunt", car il sera dépossédé de toute fonction, délesté de tout avoir et de tout pouvoir. Il sera hors d'ordre. La mort le délogera, le dévêtira et le fera dépouille. À l'heure de la mort, la personne mourante perdra sa maîtrise en tant que sujet et se trouvera dans l'impossibilité de formuler de nouveaux projets. Elle partira et dispaîtra. Même si les religions nous ont familiarisés avec la représentation de la mort comme un passage vers une autre vie, il ne faudrait pas occulter son caractère de désaisissement et de spoliation. S'il existe une vie au-delà de cette vie, elle sera tout autre, sans commune mesure aevc la présente, sinon cela ne vaudrait pas la peine de s'y engager pour l'éternité. Apparemment, certains mourants vivent ce drame de la discontinuité dans le calme et la sérénité. D'autres ressentent cet évincement et cette destitution comme une déchéance tragique, celle d'une descente aux enfers.
Cependant, la crispation du mourant devant l'inévitable, sa souffrance et son angoisse créent un réduit modeste, mais ouvert où peut s'introduire délicatement la trace d'une main secourable ou d'un regard attentif. Le désir d'accompagnement naît du souci d'accorder, si possible, un peu de lumière à la personne, qui glisse vers l'ombre de la nuit, et un peu de chaleur à un corps atteint de frilosité mortelle. Mais mieux encore, il est l'offre d'un réconfort indispensable, afin que, quand viendra l'heure du retournement vers soi, la personne mourante puisse rassembler toute la puissance intérieure qui lui reste pour affronter le grand saut hors de soi. L'apaisement du mourant est sans doute un désir légitime, mais il n'est pas obligatoire, car la paix de l'âme est certes un objectif louable, mais elle ne constitue pas un devoir éthique, ni pour le mourant ni pour l'aidant.
Avec Patrick Baudry (2), je me pose la question: n'aurait-on pas le droit de "mal" mourir? Le concept contemporain de la "bonne mort", très présent dans une certaine littérature des soins palliatifs, vise la performance et l'excellence, la forme et l'apparence. Réussir sa mort, à l'instar de l'acteur quitte la scène en beauté! La construction de l'image de la "bonne mort", comme "moment culminant de notre vie" ou comme "son couronnement qui lui confère sens et valeur" (3), l'emporte alors sur la prise en considération de la réalité concrète, moins propre et plus tragique. Elle ne prend pas en compte l'histoire de la personnalité de la plupart des gens, pour qui la mort est la fin inachevée d'une vie inachevée, inaccomplissement et incomplétude! La vie est une flèche qui, suspendue en pleine trajectoire, n'atteindra jamais sa cible. Le mourant et un vivant qui éprouve le vertige ultime d'un corps vaincu et d'un esprit inquiet et en déroute.
En plus, la mort appartient au mourant. Le compagnon ne vit pas personnellement dans sa chair ni la révolte ni l'angoisse de la personne mourante, S'il est bon et intelligent, il respectera les heures de repli sur soi, de tristesse ou de mélancolie, de mutisme et même d'agressivité que celle-ci peut vivre. Par pudeur, il ne s'immiscera pas dans le mystère du combat intérieur de la personne mourante, toute seule aux prises avec ses inquiétudes existentielles, ses doutes et ses appréhensions. Par sa présence discrète, le compagnon est un témoin des souffrances et des anxiétés du mourant, mais il n'a ni le pouvoir, ni le droit de s'approprier ces instants ultimes en lui désignant la voie à suivre, celle de la "bonne et belle mort". (4)
Notes
(1) L'homme et la mort, Paris, Seuil, 1970.
(2) « La mort provoque la culture», dans M. Augé, La mort et moi et nous, Paris, Textuel, 1995, p. 53-67.
(3) M. De Hennezel, La mort intime. Ceux qui vont mourir nous apprennent à vivre, Paris, Robert Laffont, coll. "Aider la vie", 1995.
(4) À l'égard de laquelle J. Larin exprime ses distances dans Les soins palliatifs: et si la mort révélait la vie,Montréal, Stanké, coll. "partage", 2001.