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La Frontière de l’aube est une histoire d’amour fou, comme la quasi-totalité des films de Garrel d’ailleurs. Mais celui-ci est peut-être encore plus ambitieux dans le temps du récit, puisqu’il se propose d’aborder tout à la fois la naissance de l’amour, la perte de l’amour, la résignation à la passion, puis le retour vers ce premier amour. François (Louis Garrel), jeune photographe, tombe amoureux de Carole (Laura Smet), actrice sur laquelle il doit réaliser un reportage. Ces amants-là, à qui Garrel et Smet ne donnent pas seulement chair, mais une force et une émotion incroyables, sont probablement l’un des plus beaux couples de cinéma de ces dernières années. Illuminés par le magnifique travail du chef opérateur Willy Lubtchansky, Louis / Laura, François / Carole habitent l’écran de leurs regards qui parviennent à faire passer toutes les émotions. Gros plans, peaux translucides, regards sombres, étreintes pudiques – la nudité de Laura Smet n’est jamais montrée à l’écran – dialogues théorisant l’amour placent l’histoire du couple sous le sceau du feu de la tragédie.
Puis, rideau sur François et Carole. La jeune femme se laisse disparaître, le jeune homme se lance dans une nouvelle histoire. Mais la seconde partie du film, magnifiée par la présence de Clémentine Poidatz en nouvelle amante représentant l’engagement (l’enfant, la présentation à la famille, le mariage), reste imprégnée, littéralement, du spectre de Carole. Mangé, vampirisé par le souvenir de cette passion, François devient le jeu d’apparitions du fantôme de Carole dans le miroir. Apparitions fantastiques qui ont donc été la risée de spectateurs tristes et irrespectueux. Car La Frontière de l’aube est un film profondément romantique, dans le sens plein du terme, un romantisme noir, très 19ème siècle, inspiré d’une nouvelle de Théophile Gautier, Spirite. Et il faut vouloir se laisser porter par cette source d’inspiration, laisser venir à soi la plus pure fiction, le plus pur fantasme, pour atteindre l’essence du film.
L’essence du romantisme, mais aussi un souffle de révolte, travaillent La Frontière de l’aube. « Quand le dernier survivant de la deuxième guerre mondiale mourra, commencera la troisième guerre mondiale », dit François, en écho à la voix off de Carole, sur son lit d’hôpital psychiatrique, qui évoque une révolution sans une goutte de sang. Théorie de la révolution, théorisation de l’amour, qui voudrait que les ruptures soient aussi belles que les débuts, intellectualisation des tourments de François par son meilleur ami. Tout ceci aurait pu plomber le film. Mais il s’en dégage aussi un certain humour, des envolées plus sereines, dues au jeu de Louis Garrel : le fils du réalisateur déploie insidieusement un décalage, une nonchalance parfois, oscillant entre gravité et légèreté. Tous ces éléments, et bien d’autres encore, font qu’on ne peut décemment pas résumer La Frontière de l’aube aux apparitions fantomatiques. On en retient avant tout trois interprètes exceptionnels, une lumière irradiante qui brûle tout (nos certitudes, notre faculté de raisonner, nos repères), et une façon si particulière de filmer Paris, comme une ville sans cesse à la frontière du néant, sans ciel, sans horizon.
[...]. (Sarah Elkaïm)
Texte intégral: http://www.critikat.com/La-Frontiere-de-l-aube.html
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L’histoire de La Frontière de l’aube est limpide. Carole et François s’aiment d’amour fou jusqu’à vouloir se fondre tous deux à travers le miroir, pour l’éternité : « Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire » [2]
La principale hostilité qui constitue le nœud dramatique du film tient à la folie du personnage féminin, Carole, magnifiquement interprété par Laura Smet. En effet, si Carole n’est pas libre ce n’est pas parce qu’elle est déjà mariée mais parce qu’elle est capable de folie, « de faire des bêtises », un peu à la manière des personnages féminins en crise qui hantent les romans de Duras. La frontière entre un espace où le personnage erre et se perd et un territoire qui le maintiendrait encore au sein d’une collectivité est un lieu de passage que le cinéma de Garrel n’a cessé d’arpenter. Est-ce une manière d’interroger sans cesse sa propre place de cinéaste ? [...] La conscience poétique avec laquelle le cinéaste œuvre le distingue à part entière tant elle convoque, à chaque nouveau film, les films antérieurs afin d’alimenter toujours le feu de ce qui l’obsède : l’amour, la perte, la mort. Mise en abyme qui fait que chaque film permet une anamnèse qui éclaire le reste de l’œuvre.
Dans La Frontière de l’aube, la figure de la mise en abyme structure le récit à différents niveaux : tout d’abord à travers ce personnage féminin, une actrice qui joue le rôle d’une autre actrice, « pas une star ». Ensuite, la prégnance de la pellicule pour un retour à la dimension originelle du cinéma : photogramme et magie de la photogénie. Si le visage est lieu même où se révèlent les puissances de la photogénie, le paroxysme est ici atteint puisque chaque plan est l’occasion de mettre en lumière le visage de manière exclusivement photographique. Il faut justement revoir les Hautes solitudes pour constater combien chaque plan dans lequel apparait Jean Seberg continue de brûler dans La Frontière de l’aube.
Force de la survivance qui ouvre la porte aux fantômes grâce au mécanisme cinématographique, de la description photographique à la révélation photogénique. Car le cinéma de Philippe Garrel est bien le lieu où se déploient des forces descriptives. La caméra s’accroche fiévreusement au visage, au corps, à la chair ; elle se tend dans l’obsessionnel désir de voir et transforme ainsi la description en révélation. Or François est photographe, l’opérateur et par conséquent, le Révélateur.
Que l’acteur qui incarne le personnage soit le propre fils du réalisateur ajoute à l’abyme. Qu’il soit par ailleurs poète dans Les Amants réguliers ne le différencie que très peu de François. Les personnages de ces deux films incarnés par le même acteur, Louis Garrel, se regardent infiniment tous deux en réflexivité, les mêmes suicidés. Le phénomène de l’écran miroir traverse chacun des personnages : Carole ne peut exister ou se voir qu’à travers les yeux ou l’amour d’un autre, sans quoi elle devient folle. Ève ne se sentira vivre qu’une fois devenue celle qui lui « manque tant », la mère. François, quant à lui, est vampirisé par les images que lui renvoient les deux femmes : celle d’un père en devenir (« c’est impossible ») et l’image d’une femme errante devenue fantôme. En effet, lorsque François la quitte, elle en meurt. Carole devient alors un spectre qui revient le hanter, le rappelle, lui demande de tout quitter pour la rejoindre. Il en mourra à son tour, tel un Werther dont la cicatrice intérieure ne peut pas se refermer. Dans un rêve, Carole lui demande de quitter ce lieu dans lequel il n’a pas sa place (tandis qu’il dort aux côtés d’Ève) pour un autre qu’elle lui désigne pour la rejoindre : « tu trouveras un arbre »… Toute connaissance n’est-elle pas obscure et à contretemps ?
C’est bien de temps qu’il s’agit, celui qui ouvre à la réminiscence : Si François tourne le dos à une histoire d’amour, trop tard, pour commencer une vie nouvelle c’est que la folie de Carole l’entrainerait, trop tôt, vers l’amertume et la perte. À l’hôpital psychiatrique, Carole est déjà vêtue à la manière d’un spectre, sa longue blouse blanche lui donne l’air de flotter ; elle se foule la cheville, « exilée sur le sol », François est obligé de la porter ; mais deux hommes de l’équipage psychiatrique, furieux, les rattrapent ; et la fragilité des deux amoureux ne peut plus rien contre ca, l’échappatoire devient impossible désormais. On ne verra plus Carole marcher. Lorsque plus tard elle se tord de douleur et se traîne du lit au sol, le visage défait par la souffrance, l’alcool et les tranquillisants, l’actrice Laura Smet est sublime, les gestes ne mentent pas. Une image juste. Si François délaisse Carole, c’est encore pour déserter, plus tard, le lit de l’autre vierge, celui d’Ève. La frontière entre ses deux femmes est bien trop vaste pour être traversée. Le monde de l’au-delà (celui d’un amour passé, trop vite) et de l’ici-bas (le présent, le bonheur à portée de mains) sont injoignables. L’insatisfaction demeure. Seul le miroir, à la fois plaque sensible et écran concrétise l’écart entre une image du passé soudain reflétée et l’empreinte lumineuse enregistrée. Et c’est peut-être pour en finir avec cette distance (« from Her to Eternity » [3], d’elle à l’éternité) que François se jette par la fenêtre pour un dernier saut. Tel un Icare enchaîné à l’image du miroir ou bien Narcisse désespéré, il décide de se suicider plutôt que d’avoir un enfant… Où rejoindre enfin ce qui n’a pas de fin ? [...] Seul aboutissement, la naissance de l’enfant comme possible alternative face à la tentation du suicide, la naissance du film étant l’autre secours. [...]
[...] Croire au cinéma, malgré tout, voilà l’unique obsession et transmission. Ce que semble espérer Philippe Garrel à chacun de ses films est que le cinéma n’ait jamais de fin et qu’il puisse échapper toujours à la lassitude des temps. Le dernier opus de Garrel, comme beaucoup de ses autres films, est en effet furieusement intempestif, il n’affiche aucun signe ostentatoire d’une contemporanéité trop prosaïque. On pense au film de Chantal Akerman, La Captive, qui lui aussi avait trouvé, grâce à une morale cinématographique de l’épure (l’intrigue est dépouillée et le monde référentiel supprimé), comment échapper à l’inscription d’une époque déterminée. Dans les deux films, la mort n’est pas une solution ni une issue possible mais un retour. L’héroïne proustienne du film de Chantal Akerman, Ariane, retourne d’où elle est venue, à la mer. À La Frontière de l’aube, François se retourne vers Carole en lui suppliant d’apparaitre une dernière fois dans le miroir comme s’il voulait la voir pour y croire, éprouver la foi en l’éternité, à travers une image, contre la vanité du présent qui ne fait que passer. Le miroir est ici l’écran sensible sur lequel se dépose le corps de Carole devenu dans le dernier plan où elle apparaît un corps glorieux.
Fuir le présent de peur qu’il ne se sauve… , c’est aussi avoir le courage de lui tourner le dos. Ce que Philippe Garrel a toujours su faire, seul dans son temps, dans un souci révolutionnaire c’est-à-dire, étymologiquement, dans un incessant retour sur soi qui exhorte malgré tout au changement. La logique narrative de l’exil et du retour dit aussi quelque chose de la place du cinéaste dans le paysage cinématographique : la force de la séquence dans laquelle François affirme sa judéité contre la haine antisémite, il répète haut et fort à deux reprises : « Je suis Juif » rappelle aussi ce mot de Duras : « Je suis politisée à vie ». Si chaque nouveau film porte en lui la marque brûlante des précédents, c’est que tout reste ouvert et rien n’est résolu. La nécessité (Philippe Garrel filme comme il respire), l’introspection (creuser inlassablement dans l’absolu : l’amour et sa naissance, la mort, la folie et la révolution), le dépassement comme un retour en avant, permettent au registre ancien de dépasser certaines limites et d’augmenter à chaque fois les puissances du plan : « the shadow of the past in bright form » [4] l’ombre du passé sous sa forme brillante, soit à chaque film, une beauté nouvelle…
(Stéphanie Serre, octobre 2008)
Notes
[1] L’expression est de Jean-Francois Rauger. Cf. article du Monde paru le 8 octobre 2008 : « La Frontière de l’aube : surgi des sources du romantisme, un mélo surnaturel signé Garrel. »
[2] André Breton, L’Amour fou, lettre à Écusette de Noireuil…
[3] Titre d’une chanson de Nick Cave and the bad seeds. Titre éponyme de l’album sorti en 1984
[4] Phrase attribuée à Ezra Pound, extraite de l’ouvrage de Philippe Forest Haikus, etc. Éditions Cécile Defaut, p. 53, 2008.
Texte intégral:
http://www.horschamp.qc.ca/L-AUBE-AVANT-LA-NUIT.html