Le Symbole des apôtres mentionne la descente du Christ aux enfers comme conséquence de sa mort : il est mort et a été enseveli, il est descendu aux enfers. Il serait faux de dire que les éléments ici évoqués appartiennent à un même ordre de langage : mort et ensevelissement font partie de l'expérience ordinaire, tandis que les enfers échappent à notre investigation ; ils sont une manière imaginative de signifier la vérité de la mort de Jésus puisqu'il est allé au lieu où tous les êtres humains étaient sensés séjourner, une fois décédés — le chéol, le monde des morts dans l'A.T. Les enfers sont l'habitat définitif de l'armée des ombres. Dans le Credo, la mention de la descente aux enfers souligne qu'il n'y a réalité de la résurrection que s'il y a mort effective.
Les interprétations anciennes de la descente du Christ aux enfers ont été plus ou moins écartées par les théologies récentes. Elles ne sont cependant pas dénuées d'intérêt : le thème de la force christique réduisant à néant l'arrogance du mal et le thème de la libération de la misère la plus radicale demeurent pertinents, tant la puissance du mal s'affirme avec forfanterie et tant le malheur rôde, ne serait-ce que par le règne universel de la mort.
Pourtant à l'orée des temps modernes, après avoir critiqué la mythologie enfantine des commentateurs antiques, Calvin propose un chemin qui aura du succès dans les théologies contemporaines ('' Institution chrétienne '' II, 16; cf. n° 92) : il articule l'abandon de Dieu et la descente aux enfers à l'étonnante conviction que Dieu fait subir à Jésus le châtiment du péché de tous. Sa descente aux enfers représente l'expérience de l'éloignement de Dieu, de la damnation. Elle est assumée par Jésus de telle sorte qu'il en retourne le sens : son obéissance à notre place jusque dans la condamnation le justifie aux yeux de Dieu et assure à l'humanité le salut.
Cette idée est reprise par Karl Barth. Elle n'exclut pas certains éléments des antiques lectures.
Karl Barth, '' Credo ''
Si Dieu souffre lui-même, en Jésus Christ, le châtiment qui devait frapper notre existence, c'est qu'il a sacrifié son existence pour nous. Nous devons dès lors nous reconnaître comme ceux qu'il s'est acquis et qui lui appartiennent. Si Dieu ne veut pas nous punir parce que le châtiment est accompli, nous pouvons vivre comme des êtres libérés par lui, c'est-à-dire comme ses enfants. Enfin si Dieu, sans cesser d'être Dieu, a connu la tentation en Jésus Christ, si Jésus Christ est descendu aux enfers, et par là a réellement mis en question son unité existentielle de Dieu et d'homme, ne l'a-t-il pas fait pour nous et ne nous en a-t-il pas ainsi dispensés ? Nous ne sommes plus obligés d'aller en enfer.
Wolfhart Pannenberg reprend une interprétation similaire en y ajoutant quelques nuances. Il refuse la rigueur luthérienne (prédication aux enfers qui démontre aux damnés leur culpabilité), tout en acceptant sa part de vérité intégrable à la position réformée : la descente du Christ aux enfers est une partie de sa passion ; elle est le point le plus bas de son abaissement. Toutefois, l'intérêt de W. Pannenberg porte essentiellement sur le caractère universel de la mission du Christ que révèle la descente aux enfers.
Wolfhart Pannenberg, '' Esquisse d'une théologie ''
Les images de la descente de Jésus aux enfers et de sa prédication dans le royaume des morts ne concernent pas la résurrection de Jésus comme on l'a dit à tort ; elles sont l'expression de la signification propre à un autre événement, sa mort. Cette signification n'appartient à la mort de Jésus qu'à la lumière de sa résurrection. Elle souligne l'efficacité de sa force de représentation même pour les morts. Le récit imagé de la descente de Jésus aux enfers explique comment même les hommes qui ont vécu avant la mort de Jésus et ceux qui ne l'ont pas connu ont part au salut qui s'est manifesté en lui. (...) L'idée de la descente de Jésus aux enfers, de sa prédication dans le royaume des morts, favorise cette dernière opinion. Elle enseigne que les hommes qui sont hors de l'Eglise visible ne sont pas automatiquement exclus du salut.
Le chemin ouvert par Calvin se comprenait à partir d'une idée de substitution : Jésus expie le péché à notre place. W. Pannenberg ne le récuse pas. Hans Urs von Balthasar l'emprunte en la développant d'une manière originale à partir d'un commentaire de Nicolas de Cuse (XVe s.) : Nicolas de Cuse parle d'une '' vision intérieure de la mort '' '' en vertu d'une expérience immédiate '', et y voit le '' châtiment le plus complet ''. Ainsi '' la passion du Christ est la plus grande qu'on puisse concevoir, elle était comme celle des damnés qui ne peuvent plus être damnés davantage, c'est-à-dire : elle allait jusqu'à la peine infernale. Sur cette base que Urs von Balthasar bâtit son interprétation.
Hans Urs von Balthasar, '' La gloire et la croix ''
Le concept néotestamentaire de “l'enfer” (...) est, en des sens multiples, un concept christologique. D'abord, dans la mesure où seul le Rédempteur mort a (...) éprouvé tout le sérieux de ce que devait devenir le chéol. Ensuite, pour autant que l'abandon où il était laissé par le Père dans la mort avait un caractère unique (...). Troisièmement, dans la mesure où dans cette vision de la (seconde) mort était également contemplé tout le fruit de la Croix rédemptrice : le péché “à l'état pur”, séparé de l'homme, le “péché en soi”, dans sa réalité, dans toute sa violence informe et chaotique; et du même coup ce “reste” impossible à intégrer dans l'œuvre créatrice du Père, parce qu'il avait laissé à l'homme la liberté de décider pour ou contre Dieu, cette part inachevée de la création, dont l'achèvement était laissé au Fils incarné et dans laquelle le Père introduit maintenant celui-ci pour qu'il y accomplisse sa mission d'obéissance. '' Il descendit dans les régions inférieures de la terre afin de voir de ses yeux la partie inachevée de la création '' (Irénée).
Ces citations font peu de cas de la victoire glorieuse sur les puissances du mal représentées dans les icônes. Le châtiment accepté par Jésus pour d'autres que lui est la clé de ces lectures, même si, finalement, cette humiliation d'un juste à la place des pécheurs est l'indice de l'amour que porte le Christ aux hommes.
Albert Rouet, dans son livre sur le Credo, s'écarte de ces interprétations. Il met en lumière à partir d'un texte du Talmud le mouvement de Jésus vers la pauvreté la plus radicale, avant de souligner que la descente aux enfers illustre la seigneurie du Christ.
Albert Rouet, '' Autour du Credo ''
On pose la question suivante à un rabbin : '' Voilà un homme qui est le plus grand de tous les pécheurs. À un moment, la miséricorde de Dieu peut-elle s'adresser à lui ? À un moment, cet homme peut-il être rejoint par l'amour de Dieu ? '' Le rabbin questionné répond : (...) '' Il y a un moment où même le pire des pécheurs est le plus pauvre, le plus petit et le plus fragile : c'est au moment de sa mort. À ce moment-là, Dieu, dans sa miséricorde, se doit de se rapprocher de lui… '' (...) Là où l'homme se défait, dans tous les camps de concentration, dans ces terrains boueux et sanguinolents des champs de bataille et de haine. Là où l'homme défait la création, là où l'homme dé-crée ce que Dieu a fait, refusant d'être homme vis-à-vis des autres, tuant son propre frère. Là où nous sommes moins qu'humains, le Christ s'est rendu présent.
Ces quelques citations montrent à la fois l'importance de cet article du Credo et sa fluidité.
L'importance : dès l'origine, il attire l'attention sur le fait que le parcours historique de Jésus n'était qu'un des éléments de son action. Forcer le monde des morts démontre que le Règne du Christ n'est pas à confondre avec un règne politique ; il est autre puisqu'il concerne aussi l'au-delà dans sa réalité la plus énigmatique.
La fluidité : les interprétations sont plus que divergentes ; elles confinent à la contradiction. Dans l'antiquité, l'article du Credo illustre surtout la puissance du Christ à l'œuvre. La théologie occidentale postérieure fut par contre très marquée par l'idée de substitution, qui conduisit à une perspective de solidarité dans le malheur extrême. Ce n'est que tout récemment que l'antique perspective s'impose à nouveau. Ce déplacement est la conséquence d'un rejet : l'expiation et le sacrifice ne sont plus les idées-clés des théologies de la rédemption.