L'Encyclopédie sur la mort


La Bibliothèque Apothicaire et la bibliothérapie

Lire, se lire et prendre soin de son être
par Katy Roy

Résumé

Qu’est-ce qui attire mon attention dans un texte lu et quelle émotion me fait-il ressentir? Comment la lecture d’un texte plus particulièrement d’une histoire, d’un conte ou d’un poème, me permet-elle une lecture de moi-même? Qu’est-ce qui bouge en moi à son contact, quel mouvement intérieur se met en branle? Et comment cette mise en mouvement de mon être influence-t-elle mes perceptions, mes sensations, ma compréhension du monde et mes futures interactions? Comment la littérature et l’imaginaire, celui déployé dans un texte et le mien propre, peuvent-ils m’aider à mieux vivre et à mieux mourir? Voilà autant de questions avec lesquelles nous partons pour explorer une relation différente au livre rendue possible par la bibliothérapie et mise en œuvre par le projet de La Bibliothèque Apothicaire. Cet article vise, dans un premier temps, à faire connaître les principes pratiques et philosophiques de la bibliothérapie, telle que pratiquée de nos jours davantage aux Etats-Unis et en Angleterre. Dans un deuxième temps, il s’agira de présenter le projet et les activités de La Bibliothèque Apothicaire qui s’avère être une forme de pratique créative et ludique de la bibliothérapie et qui s’inspire également des fondements et de la mise en application de l’imagerie mentale telle que pratiquée par le CIPSE (Centre d’intégration psycho-spirituelle de l’Estrie).

Introduction



















Dans notre machine sociétale où nos êtres sont réduits à des pathologies et à des diagnostics, puis à des avoirs et à des transactions, le besoin se fait sentir de réaffirmer son identité et de reprendre contact avec ce qui ne peut pas toujours être expliqué de manière rationnelle et scientifique. Prendre soin en nous de ce qui nous échappe passe, selon nous, par la sensibilisation du regard à la beauté et à la poésie, par l’apprentissage d’une nouvelle langue symbolique et empathique, ainsi que par l’acquisition d’une éducation écologique – tel que le propose le programme ALPHA de l’Institut de l’UNESCO pour l’éducation – c’est-à-dire d’une éducation respectueuse des liens entre les humains, de leurs expériences et de leurs héritages culturels propres.

C’est le plus souvent en cherchant des solutions à l’extérieur de nous que nous tentons d’atteindre à un bien-être collectif. Malheureusement, cette entreprise s’avère toujours vaine et nous coupe de notre propre intelligence. Cette manière d’être en société nous éloigne également de notre nature profonde et nous fait oublier notre condition d’êtres mortels. Pour Montaigne*, la sagesse réside dans notre capacité d’acceptation d’un monde où nous vivons qui inclut la finitude. Devant ce constat inévitable de la mort, comment l’imaginaire peut-il nous apprendre à mourir? Comment la littérature peut-elle nous aider à composer avec les conflits de notre quotidien et avec les problèmes existentiels auxquels nous devons faire face?

La littérature, telle qu’utilisée en bibliothérapie, offre une manière de transcender nos préoccupations immédiates pour atteindre à nos véritables questionnements individuels et collectifs. Devant un poème, une chanson ou une histoire, nous sommes invités à une lecture toute personnelle de ce qui est extérieur à nous, mais qui reflète notre intériorité. Les textes qui sont soigneusement sélectionnés par le facilitateur présentent des qualités d’universalité et une puissance qui inspire et encourage l’être humain à trouver de nouvelles manières de composer avec le réel, et ce, en utilisant l’imaginaire. La littérature offre alors la possibilité de développer un regard bienveillant envers soi-même et d’envisager des manières créatives de poursuivre son développement personnel, autant psychique que physique. Une autre relation au livre est possible et c’est cette exploration que poursuit le projet de La Bibliothèque Apothicaire en permettant une lecture qui enrichisse notre imaginaire et notre faculté d’expression, mais qui soit aussi une lecture de soi visant à une meilleure conscience de son être, de son identité et de ses besoins, ainsi qu’une plus juste appréhension du réel et de notre interdépendance.

La bibliothérapie

Définition et repères historiques

La bibliothérapie (ou poésie-thérapie) est une discipline qui utilise la littérature pour favoriser une bonne santé et encourager le développement personnel. Elle implique l’utilisation de la littérature pour aider les personnes à composer avec des problèmes de santé mentale ou physique et des désordres émotionnels ou sociaux.


La bibliothérapie fonctionne particulièrement bien avec des groupes de personnes qui vivent des problèmes de stress, d’anxiété et d’isolement, qui ont été victimes de violence ou d’abus, qui ont des problèmes physiques ou mentaux ou qui vivent avec les conséquences d’un désastre naturel ou provoqué par l’humain (Tukhareli, 3).

On peut faire remonter la bibliothérapie aux premiers humains qui utilisaient les rites* religieux dans lesquels les chamans et les sorciers psalmodiaient la poésie pour le bien-être de la tribu et de l’individu. On a retrouvé des documents qui témoignaient qu’au 4e millénaire avant J-C, en Égypte*, des mots qui soignent étaient écrits sur du papyrus et puis dissous dans une solution pour faire en sorte qu’une personne souffrante les ingurgite physiquement et soit rapidement guérie. Cette pratique serait même encore en vigueur dans certaines communautés africaines.

La National Association for Poetry Therapy (NAPT) rapporte que la bibliothérapie est pratiquée depuis plus de 200 ans comme traitement complémentaire à partir du Pennsylvania Hospital aux Etats-Unis et qu’elle prend la forme d’écriture créative réalisée par les patients. De nos jours, en Angleterre, plus de la moitié des bibliothécaires pratiquent une certaine forme d’intervention bibliothérapeutique basée sur des prescriptions de lecture.

Principes pratiques

Dans un ouvrage pratique, Arleen McCarty Hynes et Mary Hynes-Berry posent les bases pratiques de la bibliothérapie tels que nous les présenterons ici. Les deux auteurs s’attardent à distinguer l’utilisation que l’on fait du livre dans le processus bibliothérapeutique et dans le domaine de l’éducation. La bibliothérapie utilise la littérature pour permettre une interaction thérapeutique entre un participant et un facilitateur. Le livre n’est pas un objet, comme dans le domaine des études littéraires, mais un outil.

Alors qu’en éducation, on cherche une compréhension intellectuelle de la signification de l’œuvre ainsi qu’une compréhension globale du monde, pour la bibliothérapie, la lecture vise une réaction émotive et thérapeutique. Même une fausse interprétation d’un texte sera considérée comme légitime et utile si elle permet de communiquer des émotions ou des intuitions qui mèneront à une meilleure compréhension de soi. La compréhension de l’œuvre est donc directement reliée à la recherche d’une compréhension personnelle à propos de soi.

En bibliothérapie, l’accent est mis sur les encouragements et le renforcement positif plutôt que sur le diagnostic d’un problème. Contrairement à un processus psychothérapeutique, la problématique n’est pas abordée directement avec le participant. Le livre sert d’intermédiaire et le processus de développement et de guérison ne se base pas tant sur l’art de lire que sur l’art de diriger un dialogue en utilisant le matériel amené lors de la rencontre. En bibliothérapie interactive, un facilitateur guide la discussion pour aider les participants à intégrer les émotions ressenties et les connaissances découvertes par le biais d’une littérature sélectionnée ou un texte créé par le participant. Lire devient un « se lire » pour prendre soin de son être. Le processus de guérison s’installe donc à travers la lecture de soi-même.

Objectifs principaux de la bibliothérapie

Le bibliothérapeute, ou facilitateur, travaille avec quatre grands buts pour aider le participant à :

1) Exprimer ses réactions et ses émotions en stimulant et en enrichissant son imaginaire et ses concepts.
2) Augmenter sa compréhension de lui-même et lui permettre de mieux connaître sa personnalité en devenant plus attentif à ses perceptions personnelles.
3) Augmenter sa conscience des relations interdépendantes.
4) Améliorer son rapport au réel (McCarty Hynes et Hynes-Berry, 24).

Tout comme les muscles qui ne sont pas utilisés s’atrophient, notre capacité à nous exprimer normalement peut être atrophiée par nos vies en société où tout est « institutionnalisé » et où nous avons peu d’opportunités de prendre des décisions, d’exprimer nos opinions et d’affirmer nos besoins personnels. Pour certaines personnes, le simple fait d’affirmer ce qu’elles aiment ou n’aiment pas, ce qui leur fait plaisir ou ce qui les rend inconfortables, devient le premier pas pour une meilleure connaissance d’eux-mêmes et est rendu possible par une intervention bibliothérapeutique (McCarty Hynes et Hynes-Berry, 30).

La littérature utilisée en bibliothérapie permet aussi de briser avec nos préoccupations en stimulant l’imagination. L’attention du participant est retenue par quelque chose à l’extérieur de lui, qui permet entre autres une expérience de la beauté. Quand la beauté est perçue, une intégration de nous-même s’effectue. L’imagination permet, à travers le langage, de se libérer du temps et de l’espace qui nous emprisonnent. Nous sommes ainsi capable d’explorer et de découvrir ce qui donne un sens véritable à notre existence et à notre société. De plus, par le biais du livre, nous pouvons constater que d’autres ont aussi vécu les joies et les difficultés qui sont nôtres.

Littérature utilisée

Les œuvres recherchées en bibliothérapie sont celles qui :

• relatent une expérience ou une émotion universelles
• sont faciles à comprendre
• sont fortes et constructives (McCarty Hynes et Hynes-Berry, 65).

La poésie est souvent utilisée parce qu’elle fait appel à la fois à la spontanéité des sens, des émotions, de l’intelligence et de l’imagination. Lorsque des histoires en prose sont utilisées, le bibliothérapeute les sélectionne en se posant les questions suivantes :

• Est-ce que l’œuvre traite d’un problème significatif?
• Est-ce que les personnages sont crédibles, est-ce que le participant pourra s’identifier à eux?
• Est-ce que l’œuvre fait état de problèmes soulevés par les relations humaines et est-ce qu’elle permet au participant de les analyser et de trouver des solutions? (McCarty Hynes et Hynes-Berry, 94)

Parfois, un épisode inachevé d’une œuvre est utilisé et les participants peuvent proposer leur propre alternative pour résoudre le problème posé ou la situation exposée.

Principes philosophiques

C’est au philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin que nous nous référons pour comprendre les bases philosophiques de la bibliothérapie. L’auteur de l’ouvrage Bibliothérapie. Lire c’est guérir présente ainsi la fonction de la bibliothérapie : « offrir des lieux et des temps d’ouverture de l’être et du langage, dans une médiation essentielle que réalise l’activité de lecture » (Ouaknin, 158).

Celui-ci conçoit la bibliothérapie comme une médecine préventive. Puisque « le premier mouvement de la maladie est l’enfermement », il faut faire en sorte, par la lecture, de demeurer ouverts afin que la maladie ne puisse s’installer en nous. Nous devrions donc apprendre, par les livres, comment prendre soin de nous, de notre être, en adoptant une attitude d’ouverture face à soi, à l’autre et au monde.

La littérature permet d’entrevoir ces autres possibilités d’être, d’ouvrir nos identités en s’identifiant à des personnages. Nos identités sont mises en mouvement et il devient alors possible de s’arracher à l’image figée de nous-mêmes, une image où le temps est aboli. L’un des symptômes de dépression* est justement cette perturbation de notre faculté à appréhender le temps, à anticiper. Comme si tout à coup le futur n’existait plus.

L’un des rôles de la bibliothérapie est alors d’aider à se repositionner dans le temps et se projeter dans son futur, proche ou lointain. C’est ce qui permet de retrouver une identité ouverte, de s’accomplir dans une autre possibilité d’être et de faire en sorte que notre existence entre dans le temps. L’identité est à la fois stable et dynamique et une alternance entre les deux permet une construction de soi, mais aussi du temps. L’identité mouvante s’effectue par l’arrachement à l’identité « mêmeté », qui arrête le flux de l’existence. La bibliothérapie ouvre l’être et le langage par l’activité de lecture et par le dialogue qui s’instaure entre les langues, entre les textes et entre les hommes (Ouaknin, 158). Selon l’auteur, la maladie s’installe aussi par un attachement démesuré à une parole, à un objet ou à un événement. Cet attachement exagéré empêche le jeu et le mouvement. La bibliothérapie tente donc de créer une distanciation d’avec soi-même, d’abolir la rigidité et l’unilatéralité, afin d’entrer dans cet élan créateur et ce jeu avec son propre imaginaire et ses symboles.

L’Être n’est pas quelque chose,
mais un Espace Ouvert qu’il
s’agit de garder libre.
Prendre soin de l’être

Jean-Yves Leloup

« Deux lecteurs pour un même texte produisent un "lire aux éclats" thérapeutique qui permet de faire jouer les idées et les mots, de les remettre en mouvement les uns par rapport aux autres, de les remobiliser. Autrement dit, c’est les délivrer d’un sens exclusif, qui restreint et enchaîne la totalité indéfinie de leurs significations possibles » (Ouaknin, 203). Le langage en
mouvement permet donc une existence en mouvement.

La Bibliothèque Apothicaire

Parcours d’une lectrice


La Bibliothèque Apothicaire est née d’une longue réflexion suite à mes études et à ma découverte de la bibliothérapie. Dans le cadre d’une maîtrise en Littérature et arts de la scène et de l’écran, j’ai mené une recherche autour de la relation entre le livre et l'imaginaire du lecteur. Je me suis attardée au film intérieur du lecteur et je me suis questionnée sur ce que la lecture provoque : perceptions, sensations, émotions, souvenirs. Je me suis aussi intéressée au lien entre la psychanalyse et le travail de création. L’inconscient de l’auteur, qui donne à un texte sa vie, entre en relation avec l’inconscient du lecteur qui, lui, apporte au texte une nouvelle vie, un nouvel imaginaire.

Depuis, mes réflexions se sont poursuivies et mes questionnements se sont décuplés : comment le lecteur devient-il l’imaginant d’un texte lu? quel est le rôle de son affect dans la réalisation de son film intérieur? comment met-il à contribution son propre imaginaire et quel effet le texte provoque-t-il, tant au niveau du conscient que de l’inconscient du lecteur?

Plusieurs années de pratique du métier de libraire m’ont aussi amenée à établir un contact direct avec les lecteurs qui se présentent parfois avec des demandes et des problématiques bien précises. Cela m’a permis de constater l’importance du travail du libraire, tout comme du bibliothécaire, en ce qui a trait aux choix et conseils de lecture. À partir de ce moment, j’ai eu envie de travailler avec la littérature de manière plus appliquée, plus proche de l’être humain que de la théorie et envisager une autre relation au livre. Enfin, ce travail m’a révélé l’importance du livre pour une éducation continue et un cheminement individuel sain et autonome.

De plus, mon expérience d’enseignement de l’écriture scénaristique a été pour moi l’occasion de travailler d’une autre manière avec l’outil de l’imaginaire. Je me suis alors penchée davantage sur la manière de traiter nos scénarios de vies comme objets de création. J’ai été fascinée par la manière dont les histoires peuvent nous amener à prendre une distance d’avec nous-mêmes, nous permettant d’approfondir notre compréhension personnelle de nos propres mouvements intérieurs.

Ma découverte de la bibliothérapie à l’hiver 2009, par une entrevue radiophonique à propos du livre La Bibliothérapie. Lire c’est guérir de Marc-Alain Ouaknin, a été pour moi un moment dont je me souviendrai toujours. J’avais l’impression qu’enfin, je pouvais mettre un mot précis sur une recherche que je menais depuis plusieurs années déjà. La bibliothérapie me permettait enfin d’envisager cette autre relation possible entre l’humain et le livre.

Création

À partir de cette découverte, j’ai amorcé mes recherches dans cette discipline méconnue tout en continuant mes activités artistiques d’écriture poétique et de lecture publique. Les performances poétiques que j'ai faites sur différentes scènes ont alimenté mon désir de partager des textes littéraires qui m'ont touchée et j’ai alors souhaité avoir un contact plus individuel avec les auditeurs. Suivant le fil de ces réflexions et de ces expériences, l'idée a surgi d'offrir la lecture à haute voix, de manière individuelle, à des auditeurs variés dans des contextes différents et de permettre un échange direct autour de la lecture et de ce qu'elle a provoqué chez l'auditeur-participant. J’ai mis sur pied La Bibliothèque Apothicaire à l’été 2010 en étant convaincue que les livres sont des ponts pour développer une saine relation avec soi et avec les autres, qu’ils aident à une plus juste appréhension du monde et à une meilleure compréhension des questions qui nous habitent.

Les participants qui prennent part à l’expérience de La Bibliothèque Apothicaire révèlent certains aspects d’eux-mêmes qu’ils ont la possibilité de mettre en perspective par le biais du texte choisi qui leur est lu et de la relation avec la lectrice-apothicaire. Le dialogue guidé à propos du texte devient alors le point central de l’intervention, suivant le désir du participant de s’engager dans un échange plus ou moins approfondi. La Bibliothèque Apothicaire se présente alors davantage comme une forme interactive de lecture qui s’inspire d’une bibliothérapie plus créative que clinique.

Objectifs

L'objectif global de La Bibliothèque Apothicaire est de favoriser une rencontre entre les livres et l’humain, quel qu’il soit : jeune ou âgé, malade ou en santé, pauvre ou riche, scolarisé ou non. Ce projet s'appuie sur le principe de médiation culturelle selon lequel il n’est plus question d'un apprentissage à sens unique, mais d’un échange et d'une contamination mutuelle entre artistes, intervenants culturels et citoyens engagés. Il utilise aussi une démarche d’éducation individualisée à la lecture et vise à accroître les compétences en « littéracie », c’est- à-dire la manière de comprendre et d’utiliser l’information écrite pour atteindre des buts personnels et étendre ses connaissances et ses capacités. Enfin, le projet mise sur l’ouverture, la stimulation et l’enrichissement de l’imaginaire du participant en vue d’une meilleure compréhension de soi et une meilleure perception du monde.

Les objectifs spécifiques visés par La Bibliothèque Apothicaire sont les suivants :

• Mettre les participants en contact avec la littérature pour leur permettre d'enrichir leurs moyens d'expression et leur faculté d'imagination.
• Encourager la lecture et inciter les participants à rechercher les oeuvres qui conviennent à leurs situations de vie et à leurs questionnements.
• Faire valoir le pouvoir soignant des histoires et des mots.
• Donner envie aux participants de lire pour mieux se connaître.
• Permettre aux participants de retrouver leur créativité et leur autonomie*, c’est-à-dire la capacité de nommer et de penser par eux-mêmes.
• Favoriser l'acquisition d'une culture et d'une ouverture au monde plus grande.

Activités et déroulement

C’est dans le Bas-Saint-Laurent que l’aventure de La Bibliothèque Apothicaire a débuté à l’été 2010. Des lectures ont alors été offertes aux passants et festivaliers de différents lieux et événements : Maison historique Lamontagne, Festival de théâtre amateur d’Esprit-Saint, Journée internationale « En ville sans ma voiture », Cantine Chez Gaby. Dès ses débuts, la simplicité de l’installation conviait à un moment chaleureux et à une rencontre intime avec une lectrice et un livre soigneusement choisi.


La Bibliothèque Apothicaire s’est ensuite déplacée vers Québec : Printemps des poètes 2011, Journée mondiale de la poésie à la résidence de retraités Le Saint-Patrick, visites individuelles dans les chambres au CHSLD Notre-Dame de Lourdes, animation publique dans les rues de la ville, Journées de la culture à la Bibliothèque Gabrielle-Roy et enfin, vers Montréal, au Salon du livre 2011.

Toutes ces activités ont eu lieu dans le cadre d’un volet plutôt ludique et spontané nommé La Bibliothèque Apothicaire du passant. Pour l’occasion, l’installation est la plupart du temps transportée en vélo. Un caisson de bois pour le transport se transformant en bibliothèque a été réalisé par Guillaume Sylvain, ébéniste professionnel. Le couvercle du caisson se déploie en une table sur laquelle le thé, gracieusement offert par Camellia Sinensis, est servi aux passants et aux participants. La bibliothèque est posée sur un tapis où se trouvent deux chaises l’une en face de l’autre et l’installation est parfois recouverte d’un chapiteau en tissu transparent créant un effet d’intimité.

En tant que lectrice-apothicaire, j’invite alors les passants à boire le thé et à prendre place pour une consultation. Lors un bref échange, je propose au participant de me partager une réflexion ou un questionnement personnel ou bien je l’invite à choisir l’un des quatre flacons posés sur l’étagère : maux du bien, maux des liens, maux du temps, maux inexpliqués. Guidée par ce qui est partagé ou choisi, je sélectionne un extrait de roman, de conte ou un poème. Je demande au participant de demeurer attentif à une partie de son corps et l’invite à dédier ce qui sera lu à une personne de son choix. Je lui fais ensuite la lecture à voix haute du texte et je reste disponible par la suite pour un échange si le participant en a envie. Enfin, je lui remets une « prescription de lecture ».

Choix des ouvrages

Les ouvrages avec lesquels je travaille ont majoritairement été choisis en fonction des critères recherchés en bibliothérapie : universalité, force et accessibilité. Que ce soit un extrait de roman, un conte ou un poème, je cherche ce qui, dans le texte, peut toucher profondément le participant grâce à une symbolique universelle, à des métaphores révélatrices et à des archétypes témoignant de notre quête de sens face à la vie.

Les travaux de Gilbert Durand concernant les structures de l’imaginaire sont très inspirants et me sont très utiles en ce qu’ils cherchent à comprendre et à démystifier les archétypes et les symboles des grandes traditions humaines fondées sur les mythes, les légendes, les contes, les fables et les récits.

Pour Durand, l’imaginaire est né en réponse à notre angoisse existentielle face au temps qui s’écoule et à la mort qui est inévitable. Comme l’a relevé René Fernet, psychologue et formateur au CIPSE, certaines figures nous permettent, par exemple, d’évacuer nos peurs, nos peines, nos angoisses, notre agressivité ou notre étouffement et nous aident à nous libérer de notre anxiété face au temps. C’est le cas des animaux, des monstres et des démons alors que la nuit, l’obscurité et les bruits étranges, eux, amplifient cette angoisse temporelle.

Les archétypes et les grands symboles auxquels font référence les textes entrent en contact direct avec notre Ombre telle que l’entend Jung et, selon la structure de notre imaginaire, vont être plus ou moins parlants pour nous. Par exemple, les archétypes du spectre et de l’épée, de la mère et de l’abri, du fils, de l’arbre et de la roue illustrent des mouvements propres à chaque type d’imaginaire et feront référence en nous soit à l’acte de se dresser, à celui de se nourrir ou à celui de se reproduire.

Potentialités et développements

Aux Etats-Unis, la National Association for Poetry Therapy forme et supervise des facilitateurs et des bibliothérapeutes qui travaillent avec différentes populations. Plusieurs types d’approches sont utilisées au bénéfice de personnes souffrantes ou ayant des difficultés d’adaptation à une nouvelle situation de vie. Ainsi, les adolescents, les aînés*, les personnes
atteintes du cancer, les personnes dépressives, les personnes physiquement souffrantes, les toxicomanes* ou les sidéens*, par exemple, sont amenés, par un processus bibliothérapeutique, à identifier leurs difficultés et leurs problèmes et à exprimer leurs émotions. La poésie- thérapie leur permet de retrouver le courage d’améliorer et de transformer leurs vies.

Encouragée par les réussites de cette association et inspirée par ses méthodes, je travaille activement avec La Bibliothèque Apothicaire au développement de clientèles ciblées et propose des rencontres avec différents types de participants dans leurs milieux de vie ou de travail : maisons de retraite, regroupements d'aînés, écoles, maisons de jeunes*, hôpitaux, CLSC, centres de réadaptation physique, centres de santé mentale, regroupements de personnes ayant des dépendances ou aux prises avec la violence, centres jeunesse, prisons.

Les rencontres proposées prennent alors la forme d’ateliers de groupe ou de consultations individuelles. Les participants sont amenés à échanger autour d’une lecture sélectionnée dans le but de dépasser leurs préoccupations quotidiennes pour sonder les véritables questionnements existentiels, sortir du Moi rationnel et atteindre la part d’Ombre et le Soi au centre de chaque être humain, comme le propose Jung.

Lors de ces rencontres, en tant que facilitatrice, j’amène le participant à identifier ce qui attire son attention dans un texte lu à voix haute. Ce dernier évalue ensuite l’émotion ressentie. L’échange autour de la lecture faite favorise aussi l’émergence de nouvelles impressions ou sentiments qui seront partagés. Le texte est intégré de manière personnelle. Même une fausse interprétation d’un texte sera considérée comme légitime et utile si elle permet de communiquer des émotions ou des intuitions qui mèneront à une meilleure compréhension de soi. Au terme de l’atelier, il s’agit pour chacun de voir quelle influence auront le texte et l’échange sur ses attitudes et ses actions futures.

Il va sans dire que la collaboration de différents intervenants de ces milieux est précieuse pour le choix des thèmes abordés, la connaissance des participants, la manière de susciter leur intérêt pour la littérature et l’approfondissement de soi, ainsi que pour le respect du protocole d'intervention et des règlements en vigueur dans les lieux visités.

Journal de pratique

À la suite de chacune des consultations ou des ateliers, je rédige un journal dans lequel je note mes impressions et les rencontres qui ont été plus marquantes pour moi.


Voici donc quelques extraits du journal de La Bibliothèque Apothicaire (afin de préserver la confidentialité, les lieux ne sont pas mentionnés de manière spécifique) :

Dans une résidence de retraités – Mai 2011

Lors d’une intervention de groupe où je propose aux participants d’écrire à partir de l’expression « Je me souviens », une femme me confie à l’écart : « Je ne peux pas écrire à partir de ces mots, j’ai trop de mauvais souvenirs ». Je lui rappelle que personne n’a l’obligation de lire à voix haute ce qu’il a écrit et qu’elle peut donc en profiter pour écrire tout ce qu’elle veut. Elle hoche la tête et reprend l’écriture. À la fin de l’atelier, elle vient me voir et me dit, d’un ton décidé où pointe un peu de fierté : « Merci beaucoup! En 88 ans, je n’étais jamais allée aussi loin dans mes souvenirs ».

Dans une résidence de retraités – Mai 2011

Suite à un échange sur la difficulté d’adaptation dans un nouveau milieu de vie, je fais la lecture du conte L’arbre de Henri Gougaud à un groupe de personnes retraitées. L’histoire est celle de la rencontre d’un homme désabusé et d’un vieillard qui lui demande de faire refleurir l’arbre desséché au coin de son jardin. Les participants expriment ensuite leurs réactions et leurs émotions face à ce conte.

- « Ça me fait penser au Petit Prince ».
- « Ça m’a surpris que l’arbre mort refleurisse, c’est beau ».
- « Même quand on pense qu’il n’y a plus de vie, il y en a encore ».
- « Ça m’a fait penser au lilas de ma mère. Il y a un arbre à qui je parle sur la rue quand je vais me promener. Mais c’est un grand arbre, c’est un arbre qui ne fleurit plus maintenant ».
- « Nous sommes tous des arbres. Moi, si je n’avais pas eu la nature dans ma vie, je serais morte ».

Sur la rue - Juillet 2011

Un homme en bleu de travail passe devant La Bibliothèque Apothicaire installée devant une pharmacie. Je l'aborde et l'invite dans ma bibliothèque. Il décline d'un « non » hésitant. Une brève offre le rassure un peu et il accepte de prendre place sur l'une des chaises. Je lui pose des questions sur ses habitudes de lecture : il ne lit pas beaucoup, mais préfère les ouvrages scientifiques. Je choisis de le mettre en contact avec la fiction et lui fais la lecture du conte Le monstre de Henri Gougaud. Il me partage quelques impressions sur l'histoire. Connaissant ses goûts scientifiques, je lui prescris la lecture de L'espace prend la forme de mon regard d’Hubert Reeves, en lui donnant quelques informations sur cet astrophysicien-poète. Il prend la prescription et m'affirme : « Ce sera le premier livre que j'achèterai! Je travaille justement à la rénovation de la devanture d’une librairie ».

Dans une bibliothèque – Octobre 2011

Suite à une consultation, un participant ayant des problèmes de dystomie m’écrit : « Dans une certaine mesure, la beauté de la voix des autres me fait mal puisque je prends conscience de ce que j’ai perdu sans cause apparente. Ma grande surprise aura été de pouvoir te parler. Depuis des années, ma voix bloque complètement et voilà que pour la première fois depuis des lustres, j’avais l’impression de revenir moi-même. Je te remercie pour ces quelques instants qui m’ont fait comprendre que je pourrais guérir et redevenir qui j’étais. Lorsqu’une autre personne nous fait la lecture, on laisse une émotion s’ajouter à ce qui est dit. La voix peut se faire rassurante, elle dit alors beaucoup plus que ce que raconte le texte. Elle possède un pouvoir d’évocation qui dépasse le contenu de ce qui est lu ».

Conclusion

Que ce soit en bibliothérapie, lors d’une lecture ou en processus d’écriture, l’important n’est-il pas de demeurer proche d’un état primordial – qu’il soit de grâce ou de détresse – qui éclaire notre vérité profonde et nous permette de la voir? L’imaginaire pourrait être cette flamme qui nous révèle à nous-mêmes en nous présentant devant l’autre. Devant le livre, mon imaginaire organise une rencontre amoureuse et poétique d’âme à âme qui nous dépasse inévitablement. Légèreté, gravité, danse, douleur, sourires, pleurs de cet autre en nous qui nous fait vivre l’autre hors de nous. Chaque fois, même si nous ne le savons pas, c’est une célébration que nous abritons et animons.

Dans un nouveau rapport au livre, la littérature n’est-elle pas une source à laquelle nous venons puiser des images que notre inconscient peut utiliser pour nous permettre d’assister à la projection de notre propre film intérieur? Quel genre de spectateur choisissons-nous d’être alors? Notre regard sur nous-mêmes est-il empathique? Notre perception de l’autre et du monde est-elle pacifiste et empreinte d’ouverture?

Par le contact avec la littérature, le projet de La Bibliothèque Apothicaire veut permettre l’acquisition ou la réactualisation d’un langage symbolique qui pourra servir à imager et à verbaliser des problématiques de vie. Aider à mieux vivre et aider à mieux mourir, pourrait-on dire. Devant ce constat inévitable de la mort, que choisissons nous, nous demande Gilbert Durand : la transcender par l’immortalité, se confondre dans la pérennité de la vie ou renaître par la créativité et la fécondité ?

Cette créativité et cette fécondité ne nous assurent-elles pas, en quelque sorte, une santé physique et psychologique? Il semble possible d’aller jusqu’à tisser un lien entre le livre et la santé du corps. Selon la conviction de certains psychologues et médecins, l’être humain forme un tout et sa santé ne peut être envisagée en dissociant le corps et l’esprit. Il apparaît de plus en plus évident que les maladies du corps entretiennent certaines relations avec la psyché. À ce compte, le travail avec la poésie et les histoires permet d’entrer en contact avec des vérités universelles et des symboles mythiques contenus dans l’imaginaire collectif et personnel. L’histoire devient notre propre histoire et le travail de conscientisation nous permet de dénouer des impasses de vie qui provoquent des blocages au niveau physique. Marc-Alain Ouaknin l’explique ainsi : le premier mouvement de la maladie est l’enfermement. La lecture et la relation qu’elle permet avec d’autres personnes offre des moments d’ouverture et de dialogue de l’être et du langage (Ouaknin, 158, 160).

« Le bonheur de lire? Qu’est-ce que c’est que ça, le bonheur de lire? […] Chaque lecture est un acte de résistance. De résistance à quoi? À toutes les contingences. Toutes : sociales, professionnelles, psychologiques, affectives, climatiques, familiales, domestiques, grégaires, pathologiques. […] Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi- même. Et par-dessus tout, nous lisons contre la mort » ( Daniel Pennac, Comme un roman).

Remerciements
Je tiens à mentionner que ce projet a reçu, dans les débuts de son élaboration, le soutien du programme Jeunes Volontaires d’Emploi Québec.

Je remercie mes proches de leur soutien et de leurs encouragements. Mes remerciements chaleureux vont à Guillaume Sylvain, ébéniste, pour sa générosité et son travail appliqué dans la fabrication du matériel de La Bilbliothèque Apothicaire.

Merci aussi à Jasmin et au Camellia Sinensis pour leurs thés qui apprêtent si bien les mots et les histoires.

Merci à Natalia Tukhareli pour sa collaboration et son travail inspirant avec la bibliothérapie.

Enfin, je ne saurais passer sous silence le précieux travail que j’ai pu accomplir sur moi-même et les connaissances fascinantes et essentielles que j’ai acquises grâce au CIPSE (Centre d’intégration psycho-spirituelle de l’Estrie). Merci à Léandre Boisvert, à Louise Pronovost et à René Fernet.

Livres utilisés dans La Bibliothèque Apothicaire

Cette bibliographie de La Bibliothèque Apothicaire ne peut être qu’un aperçu puisqu’elle est constamment mise en mouvement. Des ouvrages s’y ajoutent, d’autres y sont temporairement moins utilisés au gré des rencontres, des événements et des besoins.

Poésie

Brault, Jacques. Il n’y a plus de chemin, Montréal : Noroît / Table Rase, 1990.
Bobin, Christian. L’Enchantement simple, Paris : Gallimard / Poésie, 2001.
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Roman / Conte / Nouvelle

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Gougaud, Henri. Les sept plumes de l’aigle, Paris : Seuil, 1995.
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Grimm, Jacob et Wilhelm Grimm. Contes pour les enfants et la maison, 2 tomes, Paris : José Corti, 2009.
Greder, Armin. La ville, Bordeaux :La compagnie créative, 2009.
Hesse, Hermann. Le loup des steppes, Paris : Calmann-Lévy, 2004.
Higgins, Colin. Harold et Maude, Paris : Denoël / Folio, 1998.
Lemieux, Michèle. Nuit d’orage, Paris : Seuil / Jeunesse, 1998.
Mankell, Henning. Comédia infantil, Paris : Seuil / Point, 2003.
Martinez, Carole. Le cœur cousu, Paris : Gallimard / Folio, 2007.
Morpurgo, Michael. Le royaume de Kensuké, Paris : Gallimard / Jeunesse, 2000.
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Pinkola Estés, Clarissa. Le Jardinier de l’Éden, Paris : Grasset / Le livre de poche, 1998.
Pinkola Estés, Clarissa. La Danse des grand-mères, Paris : Grasset / Le livre de poche, 2006.
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Saint-Exupéry, Antoine de. Le Petit Prince, Paris : Gallimard, 2002.
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Solotareff, Grégoire. Moi, fifi, Paris : L’école des loisirs, 1993.
Stravinsky, Igor. Pétrouchka, Paris : Gründ, 1978.

Essai / Récit

Bobin, Christian. Une petite robe de fête, Paris : Gallimard / Folio, 1991.
Bobin, Christian. La part manquante, Paris : Gallimard / Folio, 2001.
Perrault, Pierre. Toutes Isles, Montréal : Fides / Chroniques de terre et de mer, 1963.
Reeves, Hubert. L’espace prend la forme de mon regard, Paris : Seuil, 1999.
Shostak, Marjorie. Nisa. Une vie de femme, Paris : Payot & Rivages, 2010.
Suzuki, David et Wayne Grady. L’arbre une vie, Montréal : Boréal, 2005.

Ouvrages et articles cités

Durand, Gilbert, Les structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Montréal : Bordas, 1973.
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McCarty Hynes Arleen et Mary Hynes-Berry. Biblio/Poetry therapy. The interactive Process : A handbook, Éditions North Star Press of St. Cloud, 1994.
Ouaknin, Marc-Alain. Bibliothérapie. Lire c’est guérir, « Points », Éditions du Seuil, 1994.
Tukhareli Natalia. « Bibliotherapy in a library setting : reaching out to vulnerable youth », in Canadian Journal of Library and Information Practice and Research, vol 6, no 1, 2011.

Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-04-13

Notes

Katy Roy a bien voulu, dans ces pages et sans doute dans des suivantes partager son expérience. Collaboration originale très appréciée.