L’opération kamikaze, effectuée dans le cadre d’une guerre dite classique entre deux ennemis, est une stratégie militaire ayant, pour cible précise, les équipements militaires américains et les soldats ennemis. Elle s’accomplit sur fond d’une mystique tragicohéroïque de fidélité au personnage sacré de l’empereur, et à la tradition éthique du samouraï, inculquées par l’état-major de l’armée. Le nom de «kamikaze» appartient donc à la culture japonaise et devrait lui demeurer réservé (E. Volant, «Hagakuré et Jihad. Double sens d’une mort volontaire obligatoire», Frontières, vol. 15, no 2, 2003).
En japonais, Kamikaze Tokubetsu Kôgekitai signifie forces d’attaque spéciales du vent des dieux, en abrégé Tokkôtai, appelées à l’étranger Kamikaze. Ce nom fut donné à divers corps de la marine et de l’armée de l’air formés en vue d’attaques suicide au cours des dix derniers mois de la guerre du Pacifique. La première attaque eut lieu le 25 octobre 1944. En tout, 2198 pilotes se sacrifièrent, 34 navires américains furent coulés et 288 endommagés (M. Pinguet, La mort volontaire au Japon, p. 354). Ces jeunes volontaires d’une vingtaine d’années «voyaient l’agonie de la nation, et se décidaient. Cette mort, pour organisée qu’elle fût, ils ne cessaient pas, l’ayant choisie, de la vouloir d’un jour à l’autre, d’y mettre leur fierté et d’y trouver, en somme, toutes leurs raisons de vivre. Les défaillances de leur volonté demeuraient secrètes, furtives: une angoisse parfois, ou le souvenir d’un être aimé, ou le sentiment trop aigu de la beauté du monde» (p. 256). Ce sacrifice de jeunes vies, soi-disant lucide et libre, pour l’empereur et la nation, ne fut que le fruit d’un chauvinisme et d’un héroïsme orchestrés par la propagande émanant des bureaux des états-majors. On ne peut qu’être perplexe et intérieurement révolté contre les autorités, responsables de ce gâchis humain en lisant le témoignage laissé par Okabe Hirakazu, qui, allant bientôt mourir à vingt-quatre ans, écrit le 22 février 1945: «Me voici finalement incorporé aux Unités spéciales. Les quelque trente jours à venir vont-ils être ma vraie vie? L’occasion est arrivée! L’entraînement à la mort m’attend: un entraînement intensif pour mourir en beauté. Je pars au combat en contemplant l’image tragique de la patrie. Ma jeunesse concentrée dans ces trente jours, ma vie va prendre un cours précipité. Je suis un homme parmi d’autres. Ni bon ni méchant. Ni un homme supérieur ni un imbécile. Oui, décidément, un homme. Moi, l’errant qui aurai vécu jusqu’au bout ma vie comme un voyage en quête de quelque chose, je voudrais finir résigné à cela, homme parmi d’autres, document humain» (lettre citée par M. Pinguet, p. 260-261). Ce genre de discours n’est pas si original qu’on peut le croire, car d’autres jeunes kamikazes ont écrit en ces termes: «vivre comme un homme parmi d’autres, jusqu’au bout humainement». Cette expression stéréotypée est sans doute un échantillon éloquent dont se gavait la propagande nipponne.
Se pose alors le problème éthique: est-il moralement opportun de sacrifier sa jeune vie pour sa patrie, son peuple, sa nation, lorsqu’on sait que, ce faisant, on sert les intérêts particuliers des groupes dominants et que le bien n’est pas forcément ni uniquement du «bon côté», c’est-à-dire du côté de sa propre communauté? Mishima* se pose aussi la question de l’héroïsme* en ces termes: «Peut-on mourir pour une juste cause? La mort juste, la mort que l’on choisit au nom d’une cause que l’on a elle-même choisie, une telle mort peut-elle exister vraiment?» D’après lui, «on rencontrera toujours l’écart qui sépare l’absolu de la mort de la relativité de la justice qui n’est qu’une idée humaine. Et la justesse des buts pour lesquels nous mourons aujourd’hui, dans une décennie ou dans plusieurs, dans un siècle ou même dans deux, sera peut-être soumise à révision et condamnée par l’histoire» (Le Japon moderne et l’éthique samouraï. La voie du Hagakuré, p. 93). Dans une éthique communautarienne, on se heurte toujours au relativisme des valeurs. Des objectifs nationaux, estimés «justes» dans une culture ou dans une époque, sont jugés «erronés» dans une autre. Ce relativisme éthique, Sasaki Hachirô l’énonce avec une rare pénétration d’esprit: «À vrai dire, ce que disent les chefs militaires résonne à mes oreilles comme une litanie creuse, simplement destinée à exciter les masses. Les gens justes, j’ai toujours envie de me mettre de leur côté; les gens injustes, les orgueilleux, je les hais, sans distinguer entre ennemis et alliés. Le Bien et le Mal, l’amour et la haine, tout cela ne relève à mes yeux que de l’homme, et je ne peux aimer ou haïr au vu des simples différences de nationalité. Bien sûr, le problème change quand une différence de nationalité ou d’appartenance ethnique entraîne l’incompréhension mutuelle ou fait surgir des antagonismes. Mais je n’ai pas envie, à cause d’une simple différence de nationalité, de ménager mon respect à ce qui humainement est vraiment noble et beau, ou de fermer les yeux sur ce qui est laid ou bas» (cité par M. Pinguet, La mort volontaire au Japon, p. 258). Dans le cadre du rapport entre le Hagakuré, le grand classique de l’éthique du samouraï, et la mort des commandos suicide, Mishima estime qu’il n’y a pas lieu de distinguer entre la mort délibérément choisie et la mort imposée. Dans son essence ultime, «toujours la mort recèle un combat obscur entre la liberté de l’homme et un destin qui le dépasse» (Le Japon moderne et l’éthique samouraï, p. 92). Le Hagakuré («À l’ombre du feuillage») est un recueil de mille trois cents réflexions et anecdotes que, de 1710 à 1716, Tashiro Tsuramoto (1687-1748) consigne de la bouche d’un samouraï Yamamoto Tsunetomo (1659-1719). C’est dans cet ouvrage qu’on trouve la formule «la voie du samouraï est la mort».