L'Encyclopédie sur la mort


Introduction (Dictionnaire des suicides, 2002)



Le présent ouvrage est le fruit du hasard et de la nécessité. Il est né du hasard car, dès que j’ai pris ma retraite de l’université, je me suis inquiété d’une quantité industrielle de notes éparses, relatives au suicide, qui dormaient paisiblement dans mes tiroirs. Il fallait les débarrasser de la poussière du temps, les exposer à la lumière et y mettre de l’ordre. Pour les transporter dans l’ordinateur, je retins, par simple commodité, une classification alphabétique, où les sujets thématiques, comme «autonomie», «crise», «lettres d’adieu» ou «prévention», côtoyaient des noms d’auteurs, comme Baechler, Durkheim, Rousseau, Voltaire, et leurs théories, ainsi que les éléments biographiques dont je disposais au sujet de suicidés célèbres. Chemin faisant, je m’aperçus très tôt que les données ainsi informatisées prenaient une allure encyclopédique. Je pris goût à cette aventure de collectionneur prêt à livrer au grand public les matériaux qu’il avait amassés. Aux griffonnages anciens se sont jointes de nouvelles découvertes, les premières entrées timides ont vu apparaître des compagnes plus hardies. J’ai fouillé dans les œuvres classiques et les essais, les dictionnaires et autres ouvrages de référence et j’ai navigué sur internet pour retracer des dates importantes et d’autres coordonnées de personnes et de lieux, des informations manquantes. Hélas, quelques-unes ont résisté. Que le lecteur n’en m’en veuille pas trop! Un jour, j’ai jugé que l’œuvre, tout en portant la marque de l’inachèvement, car des centaines d’autres sujets attendent leur entrée, était prête pour la publication.

Le hasard fait d’autant mieux les choses que, au moment opportun, on peut lui donner un solide coup de pouce. C’est là qu’intervient la nécessité. Car ce dictionnaire répond à un besoin. Dans le monde anglophone, il existe une encyclopédie du suicide, avec des entrées d’ordre thématique et nominatif assez brèves et neutres où beaucoup de place est accordée aux statistiques (1). Ont paru également en anglais une encyclopédie de la mort (2) et un dictionnaire de la mort avec plus de cinq mille termes cliniques, juridiques, éthiques, littéraires et populaires (3). Les questions relatives au suicide y sont traitées, comme elles le sont aussi dans les dictionnaires d’éthique, de bioéthique et de droit (4). Sur internet, un glossaire offre des définitions brèves des termes associés au deuil et au suicide en lien avec l’éthique (5). Des encyclopédies relatives au vieillissement et aux personnes âgées ainsi qu’au sida complètent cette bibliothèque scientifique (6).
L’univers francophone ne dispose pas d’œuvre similaire directement liée au suicide, si l’on fait exception d’un volumineux dictionnaire qui présente la vie et la personnalité de suicidés célèbres (7) et de deux œuvres (l’une s’appelle «petit guide» et l’autre «dictionnaire») des grands morts parmi lesquels figurent des suicidés (8). Il existe, il est vrai, un dictionnaire de la mort, mais il prend de l’âge (9), un dictionnaire du droit funéraire(10) et un autre relatif à la pratique en gérontologie (11). Tous ces ouvrages contiennent des informations sur le suicide ou susceptibles de l’éclairer, mais, en raison même de leur objet plus général (la mort, la vieillesse) ou, au contraire, plus étroit (les suicidés), ils ne rendent pas justice à toutes les théories et pratiques qui lui sont associées.

Ce Dictionnaire des suicides comble donc une lacune. S’il puise abondamment aux sources littéraires et philosophiques de l’univers francophone, il ne néglige pas pour autant l’éclairage apporté par les autres traditions de l’Amérique et de l’Europe et, dans la mesure du possible, de l’Orient. La mort volontaire n’étant pas nécessairement l’issue d’une pathologie psychologique ou sociale, cet ouvrage est plus orienté vers la littérature, la philosophie et l’éthique que vers la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie. Cependant, je ne me prive pas de faire de nombreuses excursions dans ces disciplines pour répondre à la curiosité du lecteur et à la mienne et dans la mesure où elles aident au dévoilement du sens. La religion, avec sa quête du sens ultime de la vie, ses rites funéraires, ses tabous et ses interdits, a été intimement liée à l’éthique. Une place importante est donc accordée aux religions dans leur rapport avec la culture. Dans la saisie du phénomène du suicide, la quête du sens me semble plus féconde que la multiplication d’études quantitatives. Les statistiques observent le suicide en tant que fait social, «laissant de côté l’individu en tant qu’individu, ses mobiles et ses idées12». L’étude de la fréquence et des variations du nombre des suicides en corrélation avec le statut social, la pratique religieuse, le travail, la toxicomanie et d’autres facteurs économiques, géographiques, climatiques ou ethniques, connaît encore aujourd’hui de fidèles adeptes. Cette éthique des nombres plane, notamment en Amérique du Nord, sur les congrès, les laboratoires de recherche et les revues savantes (13). Elle exerce une influence non négligeable sur les politiques et stratégies des centres d’étude et d’intervention non seulement aux États-Unis, mais aussi au Québec. Cette idéologie a pourtant aussi des critiques tenaces, notamment Jean Baechler et Jack Douglas. Et pour cause, le suicide est un phénomène dont on ne peut tenir une comptabilité exacte. Une approche quantitative nous apprend que le suicide est, mais non ce qu’il est (14). Elle regarde le suicide à partir du jeu des nombres sans atteindre dans son for intérieur la personne en train d’accomplir son projet. Cependant, à titre d’information et d’indication de tendances, des données statistiques trouvent leur place dans ce dictionnaire, même si elle est relativement réduite. Ma démarche se veut interprétative plus qu’explicative. Elle est plus proposition d’une éthique du sens qu’une science des causes. Elle est présentation des jeux symboliques et des enjeux éthiques qui sous-tendent la vie quotidienne des individus, pris comme oiseaux en cage, ainsi que d’une géographie sociale pour une bonne part mortifère.

«Tôt ou tard, le chercheur est confronté à ses propres œuvres (15).» Voilà ce que j’affirmais dans un article de 1987. J’y exposais les «exigences méthodologiques», les «interrogations pour intervenants» et «l’intelligibilité axiologique» de ma recherche. À part ce dernier sous-titre quelque peu ronflant, ce que je cherchais à formuler, pour ma propre satisfaction et pour le bénéfice des lecteurs, c’était une interrogation fondamentale entre ce que j’avais fait et ce que j’avais été, entre mon œuvre et mon désir. Le choix du suicide comme objet de recherche n’est pas innocent, car d’une façon ou d’une autre on est toujours pris en flagrant délit de complicité avec son sujet. J’estimais utile pour mes concitoyens, qui ont financé mes recherches par le truchement du Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH), d’exposer les «raisons factuelles», qui m’ont conduit à l’étude du suicide, et de déployer mon réseau personnel de croyances et de valeurs. Cela fait quinze ans que cet article a paru. Aujourd’hui, je signerais volontiers ce que j’y écrivais: «Ma connivence avec le suicide se situe à deux niveaux: le suicide en tant que “recherche d’une expérience de la mort” et en tant que “protestation”.»
Le suicide est «un cri d’appel à l’aide pour la mort (16» (a cry for help to die), un cri de détresse non pas pour se défaire de la mort, mais pour la vivre. J’ai appris de James Hillman à nommer ce que je ressentais, mais que je n’arrivais pas à dire dans des mots justes. En effet, la visée fondamentale du suicide n’est pas, en premier lieu, la mort physique, mais un changement radical dans la vie de la personne suicidaire. L’urgence de faire le deuil lors de la perte d’un être aimé ou d’un objet de valeur (statut social, santé, réputation, innocence, maison, emploi) l’accule à une expérience de la mort essentiellement symbolique, mais qui peut s’accomplir à travers la mort physique. Il se peut fort bien que la mort spirituelle advienne avant même que la mort physique n’ait besoin de se produire.

Au chapitre de mes connivences avec la mort comme «protestation», j’affermirais certains de mes propos d’alors et j’en atténuerais d’autres, mais, fondamentalement, je tiendrais le même discours. J’y exprimais mon allergie aux institutions et aux systèmes, mon aversion pour la masse, «ses modes, ses courants, ses flux et ses reflux, ses mobilisations d’ordre religieux ou politique […]. Chaque fois que quelqu’un quitte la scène et tourne le dos à la “comédie humaine”, je ne puis me refuser une satisfaction malicieuse du fait que la “mauvaise volonté” de tant de “gens sérieux” n’a pas réussi à tromper certains d’entre nous. Je ne veux pas insinuer que ce sont les plus lucides qui partent, mais leur suicide devient un symbole de la protestation et de la transgression des normes sociales. Ils montrent une fois de plus que cette société qui se penche tant sur le bonheur de ses membres a failli à ses promesses.» Aujourd’hui, je n’écrirais plus «mauvaise volonté», mais «bonne conscience», en me référant à des slogans véhiculés par certains intervenants, d’ailleurs fort bien intentionnés, comme «la vie est belle», «la vie vaut la peine d’être vécue», «oui à la vie, non à la mort». Afin d’exorciser leur propre peur de la mort, ils ne se rendent pas compte du malheur vécu par certains. Une société qui se vante, parfois non sans raison, de l’existence en son sein de conditions favorables à la vie bonne ne supporte guère que certains de ses membres ne s’y sentent pas heureux. Se suicider, c’est défier non pas la vie, mais la «vie bonne» qu’une société donnée offre à ses membres comme modèle à suivre. À l’instar de l’homme de la passion décrit par Denis de Rougemont, le suicidant ne veut ou ne peut pas avoir raison contre une société qui n’a pas su l’accueillir et qui regrette ou condamne pourtant sa mort. «La passion, quelle qu’elle soit, ne peut ni ne veut “avoir raison”. Contre elle, on a toujours raison, dès l’instant qu’on parle raison. Car l’homme de la passion est justement celui qui choisit d’être dans son tort, aux yeux du monde, et dans ce tort majeur, irrévocable, que signifie le choix de la mort contre la vie (17).»

J’ai rencontré le suicide sur ma route vers l’âge de dix ans. Je vois encore comme si c’était hier mon vieil ami Suske, un habitué du café de ma grand-mère. Appuyé au buffet en grande conversation avec mon aïeule, il prit distraitement les anneaux de cigares que je ramassais pour sa collection. Il refusa un dernier verre, «à cause de [ses] maux d’estomac», nous confia-t-il. Moins d’une heure après son départ, le garde entra et annonça que Suske s’était jeté dans le cour d’eau qui bornait le village. J’en ai posé des questions à grand-mère. «Mais pourquoi? – Une dépression.» «Qu’est ce que c’est une dépression? – Une trop grande fatigue.» «D’où venait cette fatigue?» Mais au fond, ce n’est pas cela que je voulais savoir. Confusément, je cherchais à connaître les raisons de son geste, les sentiments qui l’habitaient, ce qu’il aurait voulu me dire lorsque, en partant, il avait hésité un instant devant moi et m’avait regardé de ses yeux blessés.
À peu près à la même époque, une jeune fille s’est pendue dans la grange de la ferme où j’allais régulièrement chercher du lait. Je me rappelle encore très bien ses mains habiles et son allure sympathique. J’aimais que ce soit elle qui me serve. «Une peine d’amour.» Telle fut l’interprétation des gens du village, étonnés de ce malheureux événement qui frappa durement une si bonne famille. Je me demandai: «Pourquoi cette peine d’amour? Pourquoi se pendre quand on a une peine d’amour? Sa peine est-elle finie pour toujours? Et l’enfer, ou peut-être le purgatoire?» Pendant un bon moment, je tentai de l’imaginer, la corde au cou, et de saisir ses pensées dernières et ses peurs. Ma mère me rappela bien plus tard que j’en avais «fait tout un plat».

À la guerre, on se tue moins, mais on tue beaucoup plus. Moins de suicides, plus d’homicides, à moins que l’on prenne la guerre, avec raison sans doute, comme un «suicide collectif» — mais cela ne vaut pas, de toute façon, pour la population civile. Toujours est-il que le garde du village voisin, parent éloigné de ma grand-mère que je connus pour sa grande sensibilité, dirigea son arme contre lui. On l’appela «le bon garde», trop bon sans doute, pas du tout fait pour survivre aux réquisitions des Allemands qui vinrent la veille lui demander le nom des jeunes qui avaient fait du sabotage. Je me demandai: «Est-ce un héros?» et je répondais: «Non, mais c’est aussi le contraire d’un lâche.» Je fus en colère contre l’injustice de son sort, mais moins porté à chercher des raisons, car, pour moi, elles résidaient toutes dans cette sale guerre.
Nous voilà dans les années 1960 au Québec! La scène est horrible: du sang partout sur les murs de la cabane en pleine forêt tout près de la frontière des États-Unis! Deux corps gisaient sur le plancher. J’avais été appelé sur les lieux du crime. Mais qui avait tué qui? Qui avait porté son fusil sur sa tempe, après avoir brûlé la cervelle de l’autre? Deux pauvres hères, qui habitaient une cambuse en cultivant un petit lot de terre et en faisant un peu de chasse pour subvenir à leurs besoins. Une mort violente sur fond de violence, un passé lourd qui avait préparé ce drame macabre. Les gens ont trouvé rapidement une explication dans l’alcoolisme. Ce qui n’était pas faux. Cependant, comment en étaient-ils arrivés à cet état de délabrement et de déchéance? D’où venait chez eux ce goût de la bouteille? L’insociabilité et la gêne qui leur furent communes, comment les interpréter à partir de leur exclusion sociale en apparence volontaire et de leurs deux itinéraires particuliers qui, comme je l’ai appris plus tard, avaient été très différents?

Des étudiants forment des professeurs. Un étudiant de maîtrise en droit de l’université McGill suit, sous ma direction à l’université de Montréal, un cours de lectures dirigées portant sur la «responsabilité devant la mort». Tous les vendredis après-midi, des débats fort animés nous permettent d’élaborer nos argumentations et d’étayer notre pensée. Dans son travail écrit, avocat et professeur de droit en herbe, il avance l’hypothèse que le suicide, non condamnable dans le droit moderne, peut aussi, dans certains cas, être justifié éthiquement. Et encore que l’aide au suicide, quelquefois légitime éthiquement, ne doit pas être légalisée. Il évoque le droit de la personne à l’autodétermination et à la libre disposition de son corps. Il n’y avait rien de révolutionnaire dans son approche, mais c’était alors quelques années avant la réforme du droit au Canada (1982). À la suite de ces échanges, j’ai senti le besoin de creuser davantage en passant en revue une documentation inépuisable consacrée au suicide, une question existentielle brûlante, éternelle et contemporaine qui passionne savants, philosophes, moralistes, théologiens, poètes, romanciers, statisticiens, pasteurs, professionnels et bénévoles. Mais, pour être franc, c’est l’histoire des idées qui m’avait déjà préparé à réfléchir sur le sens de la vie et de la mort, sur la liberté de vivre ou de mourir. Déjà pendant mes études de littérature et de philosophie ainsi que durant mes années d’enseignement de la morale fondamentale ou de la morale et de ses sources, la mort et la liberté de mourir m’étaient apparues comme l’objet primordial des grands penseurs à travers les siècles et les cultures. Je partage avec l’humanité tout entière une question aussi fondamentale que déchirante, celle que Shakespeare met dans la bouche de Hamlet: «Être ou ne pas être.»

Les paroles s’envolent, les écrits restent. Si les témoins privilégiés du suicide ont disparu, vingt pour cent d’entre eux ont laissé une note brève ou un message plus élaboré. L’équipe de recherche du département de sciences religieuses de l’université du Québec à Montréal, que j’ai eu le bonheur de diriger, a analysé des centaines de lettres d’adieu, adressées par des suicidés à leurs proches ou à des destinataires anonymes18. La voix vient d’outre-tombe, car, lorsqu’il écrit, le messager s’exprime comme s’il avait déjà passé les frontières de la mort. La lettre est toujours «une proposition de sens pour ses contemporains. Par son acte, le suicidé met en œuvre une signification, il inscrit sa mort à l’intérieur d’une conception personnelle ou collective du monde. Témoin et relique du disparu, la lettre témoigne de cette signification19.» Notre recherche se voulait prééthique dans le sens qu’avant de former tout jugement éthique sur le suicide il fallait interroger le suicidant lui-même et avoir accès à sa subjectivité, à ses raisons et à ses mobiles, à son imaginaire et à son argumentation, à ses attentes et à ses frustrations, à ses angoisses et à ses douleurs. Ce sont les traces de son âme laissées entre les lignes de son écriture que nous essayions de saisir.

Les Pays-Bas ont, pour certains, la mauvaise réputation d’être «pour le suicide». L’intervention dans ce sens y est pourtant très contrôlée et exécutée selon des conditions très strictes. Il ne s’agit donc pas du tout d’une libéralisation du suicide. Au cours de mon année sabbatique à l’institut de bioéthique (Instituut voor Gezondheidsethiek) de Maastricht (1986-1987), j’ai d’ailleurs mesuré la prudence des chercheurs et des intervenants avec qui j’ai pu avoir des échanges fort stimulants. Je tiens à mentionner, avec une reconnaissance particulière, feu C. P. Sporken (20), professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine à Maastricht, H. L. Beyaert, professeur de psychiatrie juridique à Utrecht, R. Diekstra (21), directeur du département de psychologie clinique à Leyde et président de la Commission royale sur le suicide, C. I. Dessaur et C. Rutenfrans, respectivement directrice et collaborateur scientifique de l’institut de criminologie de Nimègue. Une reconnaissance spéciale de ma part va à H. M. Kuitert (22), professeur d’éthique à l’université libre d’Amsterdam. Nos conversations aussi franches que cordiales révélaient notre complicité tant sur le plan de la pensée que sur celui de nos attitudes devant la vie et la mort. Cette même complicité, j’ai pu la ressentir avec Hugo Van den Enden, professeur de philosophie sociale et d’éthique à l’université libre de Gand en Belgique. Je considère cette année de recherche libre comme une étape importante dans ma compréhension du sens et des enjeux éthiques de la mort volontaire.

Le suicide crée l’événement. Sa libre entrée dans la mort est pour le suicidant une aventure hasardeuse. Même s’il a tout bien préparé et qu’il a prévu les modalités de son geste, le lieu et l’heure, la mort reste pour lui une grande inconnue. L’expérience de vivre, à l’instant même de mourir, lui demeure étrangère. Que lui adviendra-t-il après sa mort? Le sommeil ou la veille? Connaîtra-t-il la paix ou la justice? la plénitude ou le néant? une existence posthume qualitativement différente de la vie présente? Tout suicidant s’attend à un changement radical pour le mieux. Non omnis moriar, disait Horace, «Je ne meurs pas tout à fait». Par contre, en mettant fin de façon abrupte à son histoire singulière, il signe aussi, en ce qui le concerne personnellement, la fin de l’histoire et du monde. Il cherche peut-être à survivre dans la mémoire des vivants, comme le démontre sa lettre d’adieu, mais par sa rupture avec le temps, il met un terme à son propre récit d’habitant de la terre.
Le suicide crée l’événement en tant que geste social, parce qu’il accomplit la brisure avec soi, membre de la société, et avec autrui. Le suicidé se situe toujours, consciemment ou non, à l’égard de la société. En dehors du geste altruiste par lequel on se sacrifie pour la communauté des hommes, les suicides sont des actes qui vont de l’indifférence à l’hostilité, avec toute la gamme des nuances entre ces deux extrêmes. Maurice Halbwachs, qui m’est devenu encore plus cher depuis que Jorge Semprun m’a appris les détails de son internement et de sa mort tragique (23), a su mettre en évidence la portée collective du geste suicidaire. Derrière le geste de l’individu se profile le milieu humain dans lequel la décision a pu naître. La volonté de mourir, aussi libre et éclairée qu’elle puisse paraître, s’appuie sur les valeurs véhiculées dans la société. Consciemment ou non, le suicidaire respire l’air de son temps et subit l’emprise de la mentalité générale. Malgré sa dissidence ou sa marginalité affichées, il n’échappe guère aux évidences transmises par l’opinion publique, offerte dans les médias et la publicité, ressassée dans les discours politiques ou populaires. «Dis-moi où tu habites et je te dirai qui tu es.» Ce qui veut dire, d’une part, «ton lieu d’habitation révèle ton profil social et tes préférences» et, d’autre part, «ton lieu d’habitation façonne ton être et affecte ton âme». La psychologie morale peut nous en apprendre au sujet du pouvoir des structures de la vie quotidienne sur les attitudes et les comportements des citoyens, et au sujet du pouvoir de l’écologie sociale sur leur personnalité (24).

Le suicide est un événement social marqué par sa diversité. Nous avons essayé de le rendre par le pluriel du titre, clin d’œil à l’œuvre de Baechler, Les suicides (25), dont la thèse, «il n’y a pas un suicide, mais des suicides», met en évidence le pluralisme du phénomène suicidaire. Il y a diversité de suicides et de suicidés, de sciences et de disciplines, de théories et d’approches, de causes et de significations, de méthodes et d’attitudes au cœur de la prévention, de valeurs et de croyances, de normes et de positions éthiques. Il y a diverses sources jaillies de l’esprit des hommes et des femmes, de la chair humaine et de l’expérience qui contribuent à construire le sens de l’événement. Dans une société que l’on dit parfois, non sans raison, «à pensée unique» à force de vouloir être «politiquement correcte», la noblesse de la pensée consistera dans la nuance et la distinction, dans l’acte conscient et libre de signaler et de signifier la différence.

Même si les entrées sont nombreuses, ce dictionnaire se présente comme une œuvre inachevée. Il n’a surtout pas la prétention de faire le tour de la question du suicide ou de la mort volontaire. De la mort, on ne peut rien savoir, nous enseigne Épicure, car elle échappe à notre expérience. Pour Jean-Paul Sartre, la mort est hors champ et ne nous concerne pas. Avec un peu d’imagination, je puis toujours me représenter mon cadavre, mais une fois mort, je ne verrai plus rien et je n’entendrai plus rien. Le monde continuera pour les autres, mais pas pour moi. Ce sont eux qui connaîtront ma mort et feront le deuil (26). Selon Hans-Georg Gadamer, il est impensable de concevoir la mort par la raison. Chacun sait intuitivement que la mort est bien «quelque chose» et qu’il aura un jour à la subir (27). La mort, même délibérée, échappe, une fois engagée, à notre liberté. Nous avons beau la désirer et la vouloir, la préparer et l’accomplir, son issue demeure une inconnue incontrôlable. Cet agnosticisme à l’égard de la mort s’applique aussi à la raison ou à la déraison du suicide. En juin 1977, au neuvième congrès international pour la prévention du suicide, Ulf Otto, un participant de la Suède, avoua: «Ceux d’entre nous qui s’occupent du suicide peuvent dire qu’ils savent tout sur le comportement suicidaire, sauf pourquoi les gens se suicident (28).» Le sens que nous trouvons à la mort volontaire est un sens construit par nous à partir des indices que l’auteur a bien voulu nous laisser dans la mise en scène de son acte, pour nous éclairer ou nous déjouer. Il est loin d’être sûr que ce sens construit se rapproche des vraies raisons du suicide. Ce type d’interrogation critique montre la fragilité de nos constructions et nous invite à nuancer sans cesse nos propos et à faire bon ménage avec nos incertitudes. Le présent dictionnaire est ainsi construit qu’il puisse accueillir une pluralité d’écoles et de traditions dont les contradictions révèlent la complexité du monde suicidaire et la non-pertinence de toute tendance dogmatique, qu’elle vienne des religions, des sciences ou des milieux de la prévention.

Sur un ton moqueur, une nièce me dit: «Mon oncle, tu étudies depuis si longtemps la question du suicide que tu ne te tueras jamais!» C’est ça le drame: ou bien, à force d’en parler, je m’en libère à peu de frais ou bien j’aime tellement la vie que le suicide demeure une question dont je cherche en vain la réponse. Je me sens solidaire avec la souffrance et la liberté de celui qui porte la main sur lui et je veux lui donner une place dans ma vie en me souciant de ses raisons. Un jour viendra sans doute où je montrerai à ma nièce les pages que j’ai écrites sur les multiples jeux que nous jouons avec la mort (29). Ce qui me donnera l’occasion de répondre aussi à la question qui m’est souvent posée: «Toi qui t’intéressais tant au jeu, comment en es-tu venu à l’étude de la mort?» C’est que jeu et vie sont imbriqués dans la comédie et la tragédie de l’existence. Héraclite a écrit: «Le temps est un enfant qui joue au trictrac: royauté de l’enfant» (fragment 52) (30). Qui dit jeu dit mouvement. Qui dit mouvement dit flux et reflux, progression et arrêt, action et repos, commencement et fin. Le jeu s’accomplit dans les limites d’un temps et d’un espace, selon des règles et des conventions. Qui dit jeu dit risque. Les humains ont été propulsés dans le jeu, à la fois fascinant et effrayant, le jeu de la vie, dont ils se savent d’avance perdants. Pour mener ce jeu, la prudence est l’art de mesurer et de calculer les risques, de jouer avec la mort et d’être son jouet, de ruser avec elle et de la déjouer. La libre gestion de ce jeu réclame une éthique, une maison ouverte où les humains pourront se mettre à l’abri de l’arbitraire.

J’ai un lourd tribut à payer qui est en même temps un hommage à des auteurs qui m’ont accompagné tout au long de la préparation de cet ouvrage. Je pense, en premier lieu, à Jean Améry. C’est son nom qui, au début de mon projet, ouvrait le cortège des articles que je confiais à l’ordinateur et que, en toute innocence, le menu avait retenu en mémoire. La portée symbolique de cette incidence informatique me saute aux yeux. Paradoxalement témoin, dans sa chair, de la torture nazie et survivant aux tourments de l’Holocauste, il a quand même choisi de porter la main sur lui. C’est en mémoire de sa connaissance viscérale de la personne suicidaire, de sa souffrance et de sa liberté de penser que je lui dédie le fruit de mon travail. Certains auteurs ont été abondamment consultés en cours de rédaction: Albert Bayet et Émile Durkheim parmi les classiques et Jean Baechler, Yolande Grisé et Georges Minois, sans oublier les multiples fouilles effectuées dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale et dans le Dictionnaire des grandes œuvres de la littérature française (31). Et puis des revues comme Cahiers de recherche éthique, Frontières, Religiologiques, Revue internationale d’action communautaire, Sciences pastorales, Sciences religieuses et la collection «Héritage et projet» des éditions Fides, dont je cite souvent les articles. De la même façon, je rends hommage aux maisons Bellarmin et Sapientia, éditrices de ceux de mes livres dont je reproduis des extraits, Jeux mortels et enjeux éthiques, et Adieu, la vie
La vigilance avec laquelle les corrections linguistiques ont été effectuées par Yvette et Simone Ferland de la Présentation de Marie appelle de ma part une vive reconnaissance. Ma gratitude va aussi à Giovanni Calabrese et à Micheline Gauthier, des éditions Liber, qui ont si bien accueilli mon travail et qui m’ont soutenu tout au long du processus de l’édition par leurs remarques et leurs suggestions.

Un de nos soucis a été d’établir des liens entre les divers sujets et auteurs traités. En rendant visibles ces liens, nous espérons avoir réussi à enchaîner des matériaux qui, à première vue, pouvaient paraître épars, et à rendre perceptible au lecteur une certaine unité de l’œuvre. Ces rapprochements sont certes indiqués, à l’intérieur même du texte, par des références explicites à des thèmes voisins, mais aussi par un astérisque qui, placé après un mot ou un nom, renvoie à l’entrée correspondante. À la fin des articles apparaissent également des renvois à d’autres entrées où on trouvera un complément ou un prolongement thématique.

Afin de ne pas surcharger le texte de références bibliographiques, une série d’ouvrages fréquemment cités ne le sont, dans le corps du texte, que de manière sommaire; leurs coordonnées complètes apparaissent en bibliographie. Le lecteur trouvera, également en fin d’ouvrage, un index des noms propres de personnes, historiques, mythiques ou fictives, ce qui lui permettra de repérer facilement toutes leurs occurrences ainsi que de trouver de l’information sur celles qui ne font pas l’objet d’une entrée propre.

Voilà. Il ne me reste qu’à souhaiter bonne lecture à ceux qui consulteront ce dictionnaire qui, malgré son caractère inévitablement incomplet, permettra, du moins je l’espère, de percevoir les multiples facettes du suicide, d’en apprécier toute la complexité et d’en mesurer toute la charge de sens.

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Date de création:-1-11-30 | Date de modification:2012-06-29

Notes

Éric Volant, «Introduction», Dictionnaire des suicides, Montréal, Liber, 2002, p. 7-18