«L'Épopée de Gilgamesh raconte la quête d'immortalité*, roi de la cité d'Uruk (aujourd'hui Warka à mi-chemin entre Bagdad et Bassorah). [...] Ce mythe est le lus long qui nous soit parvenu. En son intégralité, il atteignait sans doute 3 000 vers répartis en onze tablettes, dont nous connaissons aujourd'hui les deux tiers. Autres particularités: sa longue maturation dans le temps et sa grande diffusion dans l'espace. [...] L'expansion du mythe fut spectaculaire. On a trouvé des tablettes relatives à Gilgamesh en dehors de la Mésopotamie: jusqu'en Asie mineure (à Bogazkoy, en Turquie), à Megiddo (Israël), à Ugarit (Syrie). (Jean-François Mondot, «L'Épopée de Gilgamesh», Les Cahiers de Science & Vie, n° 116, avril-mai 2010 p. 100)
Les amis inséparables
Le génie de la culture de la Mésopotamie*(1), qui couvre pour une bonne part l'Irak contemporain, nous offre un récit d'une puissance tragique incomparable dans l'Épopée de Gilgamesh, malheureusement très peu connu en Occident. (10) Ce poème épique raconte la rencontre entre deux hommes hors du commun: Gilgamesh, le grand roi d'Uruk, et Enkidu, le sauvage vaillant. Il chante l'amitié indissoluble qui lie les deux héros, la démesure de leurs exploits communs et la superbe de leur affrontement avec la mort qui se révélera plus forte qu'eux.
En évoquant les hauts faits du roi bâtisseur qu'est Gilgamesh, on ne peut que s'exclamer: « Entre la multitude des hommes, il n'y en eut aucun qui pût rivaliser avec lui en souveraineté et déclarer comme lui: Le roi, c'est moi, moi seul! ». En revanche, ce roi est un tyran, un «buffle arrogant» qui abuse de ses sujets: « Ce Gilgamesh qui ne laisse pas un fils à son père [ ... ], ne laisse pas une fille à sa mère, [ ... ] même déjà promise.» Afin de mâter son despotisme, les dieux préparent pour lui un rival dans la personne d'Enkidu, un être robuste et libre qui vit dans la nature à l'instar des bêtes. Gilgamesh en est averti dans un songe qu'il confie à Ninsuna, sa mère :
«Ma mère, voici le rêve que j'ai fait cette nuit: tandis que m'entouraient les étoiles célestes, un bloc venu du ciel est pesamment tombé près de moi. J'ai voulu le soulever: il était trop lourd pour moi. J'ai tenté de le déplacer je ne le pouvais remuer ! Devant lui se tenait la population d'Uruk: le peuple s'était attroupé alentour. [ .. ] Les gaillards s'étaient massés pour le voir et, comme un bambin, ils lui baisaient les pieds; moi je le cajolais comme une épouse. Puis, je l'ai déposé à tes pieds et toi, tu l'as traité d'égalité avec moi!
Et la mère de lui interpréter ce songe:
«C'est qu'il t'arrive un compagnon puissant, secourable à son ami, le plus fort du pays, le plus vigoureux, aussi solide qu'un bloc venu du ciel ! Que tu l'aies cajolé comme une épouse: c'est que lui ne t'abandonnera jamais ! (11)
Quant à Enkidu, une double rencontre va accomplir son entière transformation. Une courtisane, envoyée par les dieux, l'initie à l'amour et parvient à l'apprivoiser. Le sauvage vient s'asseoir aux pieds de la femme qui «examinait l'expression de son visage» tandis que «lui écoutait attentivement ce qu'elle disait.» A travers la gestuelle de la sexualité, les bienfaits de la communication lui sont révélés et, grâce à la découverte de la féminité, il pourra désormais habiter parmi les humains. En compagnie de la courtisane, Enkidu se met en route vers Uruk et fait une deuxième rencontre. Des bergers lui offrent l'hospitalité et lui apprennent à boire et à manger, à se laver et à se tenir parmi les humains. Dès lors, il goûte les joies de la convivialité: «Son âme alors fut à l'aise et ravie, et son cœur [fut] en tel enchantement que son visage s'éclaira, [...] Il ressembla à un homme.» Grâce à la femme, il se reconnaît en tant qu'individu distinct de la nature et grâce aux bergers, il est une personne, marquée par le sceau de la socialité, et devient Ieur semblable.
Lors de noces d'un de ses serfs, Gilgamesh se conduit mal à l'égard de la mariée et Enkidu le provoque au combat dont ni l'un ni l'autre ne sortiront vainqueurs. Les deux adversaires scellent alors leur amitié pour toujours en appréciant leur force et leur puissances respectives. Ils sont devenus plus que des frères. et des amis, ils sont devenus des jumeaux identiques, des passionnés de conquête et d'honneur posthume, des héros dont on proclamera éternellement la gloire. Ensemble ils se lancent dans l'assaut d'une foret de cèdres au Liban, gardée par un monstre redoutable. Enkidu fait montre de sa prudence et manifeste sa réticence: «Humbaba, lorsqu'il crie, c'est l'épouvante; sa bouche, c'est du feu, son haleine le montre ! Pourquoi mettre en tête pareille entreprise? C'est un combat impossible que l'accès au repaire d'Humbaba.» Nous sommes perdus, si nous affrontons si cavalièrement la mort! Gilgamesh tente de convaincre son ami: «Sus ! N'aie pas peur ! Si je succombe, du moins, me serai-je fait un nom! » Dans sa témérité, il se croit invincible et dénie la mort: «Prend-moi la main, ami: marchons ensemble ! Que ton cœur brûle à l'idée du combat ! Méprise la mort, ne pense qu'à la vie ! » Et il a recours à des arguments, infaillibles aux yeux d'Enkidu et qui touchent à la fois l'amitié fidèle et la gloire: «Qui veille sur quelqu'un doit être à toute épreuve. Qui marche devant l'autre préserve et garde sain et sauf son compagnon! Jusqu'à leurs plus lointains descendants, ils se seront acquis la gloire ! » La récompense de la fidélité sera donc infinie.
Enkidu ne peut pas résister aux appels de son ami et les deux héros, poussés par la soif inaltérable de la gloire immortelle, tuent Humbaba. La démesure* de leur héroïsme se révélera dans une seconde épreuve, celle d'abattre le Taureau céleste, bête monstrueuse qui ravage le pays. Une fois l'animal dépecé, Enkidu en lance une patte au visage d'Ishtar, déesse amoureuse, répudiée de Gilgamesh, en lui criant: «Si seulement je t'avais attrapée, toi aussi, je t'en aurais fait autant! Je t'aurais suspendu aux bras sa tripaille! » Le nouveau «civilisé» n'a pas encore pu prendre conscience des frontières de son action et des limites de son être, La prudence, qu'il avait manifestée au début, s'estompe comme si elle n'avait été que ruse et habilité de la raison. Celle-ci n'est pas encore visitée par l'expérience de la mort qui ouvre à l'interrogation et à l'invention éthique.
Un destin mortel
Lorsque les deux héros sont au comble de leur démesure, l'avènement imprévu de la maladie et de la mort d'Enkidu les frappe de plein fouet. Le premier concerné est le héros souffrant lui-même qui ne veut pas mourir et se révolte contre son sort. Il dirige son indignation contre ceux qui l'ont le plus aidé, c'est-à-dire contre le chasseur qui l'avait découvert dans le désert, contre la courtisane, qui lui avait ouvert la voie à un autre mode de vie, et même contre son meilleur ami Gilgamesh dont il se sent rejeté: «Comme il me l'avait promis à Uruk, il m'était venu en aide lorsque j'avais peur de me battre. Mais lui, lui m'avait alors secouru, m'a abandonné à cette heure. Et pourtant, toi et moi, ne devions-nous pas rester inséparables !» Il se crut invincible et dénia la mort. Et pourtant, il fut touché mortellement et ne sut comprendre. À la mort de son compagnon de lutte, Gilgamesh est inconsolable et son désespoir, immense. S'identifiant à son ami, il éprouve sa vulnérabilité et expérimente les limites de son être mortel. Lui, ne pourra désormais plus dénier la mort:
Enkidu, mon ami, que tant je chérissais
Et qui avait avec moi traversé tant d'épreuves,
Le sort commun à tous les hommes
L'a terrassé!
Six jours et sept nuits, je l'ai pleuré
[ ... ]
Alors, je me suis mis à craindre et redouter la mort
Et à vagabonder par la steppe !
[ ... ]
Mon ami, que je chérissais, Est redevenu argile!
Et moi, ne me faudrait-il pas comme lui.
Me coucher
Pour ne plus me relever,
Jamais, jamais. (12)
Ainsi Gilgamesh se rend compte de la vanité de l'immortalité* glorieuse des héros. Il abandonne ce rêve inaccessible et choisit la voie de l'errance à travers le monde à la recherche du secret d'une vie terrestre qui n'aura pas de fin. Il ne dénie pas la mort, mais il veut la vaincre ou la contourner. Durant son périple, Siduri, une tavernière, lui chante les bienfaits de la vie quotidienne et lui enseigne les joies de la proximité des êtres:
«Pourquoi rôdes-tu Gilgamesh? La vie sans fin que tu cherches, tu ne la trouveras jamais. Quand les dieux ont créé les hommes, ils leur ont assigné la mort, se réservant l'immortalité à eux seuls. Toi, plutôt, remplis la panse; demeure en gaieté, jour et nuit;. accoutre-toi d'habits bien propres; lave-toi, baigne-toi, regarde tendrement Ion petit qui te tient par la main, et fais le bonheur de ta femme serrée contre toi. Car telle est l'unique perspective des hommes.»
Ébranlé par ce message de bonheur domestique, Gilgamesh arrive chez Utnaphistim, seul rescapé du déluge et possesseur du secret d'une vie terrestre sans fin. Ce sage vieillard lui réserve un long discours sur le destin mortel des humains :
Comme un roseau de la cannaie
L'humanité doit être brisée !
Le meilleur des jeunes hommes,
La meilleure des jeunes femmes
Sont enlevés
Par la main de la Mort.
La Mort que personne n'a vue
Dont nul n'a aperçu
Le visage.
Ni entendu la voix;
La mort cruelle
Qui brise les hommes!
[...]
On n'a jamais reproduit l'image de la Mort,
Et pourtant l'homme, depuis ses origines,
En est prisonnier,
[Les dieux] nous ont imposé
la mort comme la vie,
Nous laissant seulement ignorer
Le moment de la mort. (13)
Quand Utnaphistim exhorte l'ami en deuil à s'en retourner à la maison et à vieillir en paix, sa femme lui parle en faveur de Gilgamesh. Elle l'implore de lui révéler le secret de l'existence, d'une plante de jouvence qui rajeunit celui qui en absorbe la sève. Aussitôt informé de ce nouveau moyen de rajeunissement et de vie éternelle, le roi se met de nouveau en route et, au péril de sa vie,, arrache la plante pour l'emporter avec lui. Mais, pendant son sommeil, il se fait dérober son précieux butin par un serpent. Au réveil, Gilgamesh ne peut que constater l'absurdité de sa quête démesurée d'une vie sans fin et choisit sagement de rentrer chez lui. En arrivant à Uruk, Gilgamesh couvre de son regard la ville où Iil compte servir désormais son pays et ses proches afïn de leur assurer la paix. Le retour à la maison signifie la rentrée chez soi, le besoin d'intériorité et de recueillement, l'écoute de la voix de la conscience, l'attention aux choses sacrées du cœur, la modestie ou la saisie de la finitude de son être, la proximité des êtres et des choses, Ies joies et les peines de la vie quotidienne.
La démesure
Gilgamesh se dessine avant tout comme un conquérant qui, avec arrogance, cherche à vaincre et à subjuguer les autres, à suivre ses passions et ses désirs. Il est en quête d'une gloire immortelle qu'il croit pouvoir arracher aux. dieux par des exploits qui dépassent les limites de la condition humaine. À la mort de son ami, il se rend compte de la fragilité et de la vulnérabilité de son corps mortel et il abandonne son rêve initial. Désormais, il se lancera dans une nouvelle forme de démesure et ira à la recherche du secret d'une vie terrestre sans fin. Lorsqu'il constate l'inaccessibilité de ce rêve, il renonce à l'absurdité de sa quête démesurée pour consacrer désormais ses efforts à l'édification de la paix à l'intérieur des frontières de sa mesure d'homme.
Les figures tragiques de Gilgamesh et d'Enkidu peuvent éclairer brillamment toutes les formes de démesure qui frappent le monde contemporain, notamment: le jeu compulsif, les sports extrêmes, les conduites extrêmes comme la vitesse au volant, l'alcoolisme et la toxicomanie, le «star-system» et ses dérives, la guerre et le militantisme terroriste. La société dite moderne est une terre fertile à la démesure en science et en technologie, en médecine et en agriculture. Tous les possibles ne sont pas nécessairement bénéfiques ni à la planète ni à l'humanité. Les relations morbides avec l'argent se manifestent dans le gaspillage et l'avarice, conduites excessives qui entraînent bourreaux et victimes en chute libre. Aujourd'hui, la cupidité ou le désir indécent et démesuré de gagner de l'argent par tous les moyens est considéré comme un noble vice. L'arrogance devient une stratégie à la fois de séduction et d 'exclusion. Elle attire les uns et repousse les autres. Elle produit de la «distinction» en imposant les critères de la beauté, de la santé et de l'excellence. Elle revêt désormais les attraits de la vertu, car la réussite financière garantit la reconnaissance sociale et assure le succès. Elle se manifeste autant dans les hautes sphères des finances et dans les coulisses du pouvoir que dans la vie quotidienne des «simples» citoyens, condamnés à suivre le tempo de la course, s'ils veulent «arriver» quelque part, ils ne savent pas où. Parfois on est tenté de qualifier la mega-société contemporaine de « kafkaïenne », car elle se dessine comme une gigantesque araignée tentaculaire qui emprisonne les sujets humains dans le filet de la démesure tissé par les nombreux dictats de la publicité et de la mode, de la consommation et du vedettariat, de la performance et de l'excellence à tout prix, du pouvoir de l'argent et de la gloire.
Notes
(1) «Des auteurs comme Homère* ou Hésiode connaissaient très bien de nombreux fragments de la culture mésopotamienne. En témoigne, dans L'Iliade, ce passage où l'on voit les dieux tirer au sort afin de répartir le monde entre eux. Zeus reçoit le ciel, Hadès* les ténèbres, Poséidon la mer. Or, dans un mythe babylonien racontant la création de l'homme et le déluge, les dieux se réunissent et vident l'urne des sorts pour se partager le monde. Le ciel est attribué à Anu et Hadad, le monde sous-terrain à Sîn et Nergal, la mer à Ea. Si dans le mythe babylonien, cette scène joue un rôle capital, dans l'Illiade, elle n'a aucune nécessité narrative. Il s'agit d'un emprunt manifeste. Apparemment séduit par cet épisode, Homère a tenu à l'intégrer à son propre récit pour lui donner plus de saveur... Un autre passage de l'Odyssée est très significatif. C'est le moment où Pénélope fait ses adieux* à son fils Télémaque. Il est calqué sur une scène similaire entre Ninsun et son fils Gilgamesh dans l'épopée du même nom. On peut même dire que ce passage d'Homère est une quasi-traduction du mythe babylonien.» (Jean-Jacques Glassner, «La Mésopotamie est un métissage des hommes et des cultures», Propos recueillis par François Mondot, Les Cahiers de Science & Vie, n° 116,mai 2010, p. 20)
(10) T. Hentsch, «Gilgamesh ou la condition humaine» dans Raconter et mourir, Aux sources narratives de l'imaginaire occidental, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002, p. 79-90 ; J. Marchand, «Les textes épiques. L'Épopée de Gilgamesh » dans Sagesses. Enquête historique sur la recherche de l'autonomie et le bonheur, Tome 2, p, 131-156. Nous empruntons les traductions du texte à J. Marchand, qui reproduit assez régulièrement celle de J, Bottero, L'épopée de Gilgamesh, Paris, Gallimard, 1992. Certaines citations sont prises ailleurs et leurs références seront explicitement mentionnées.
(11) Le livre des sagesses. L'aventure spirituelle de l'humanité, traduction française de F. Lenoir et Y.Tardan-Masquelier (dir.), Paris, Bayard, 2002, p. 925.
(12) op. cit., p. 926.
(13) op. cit., p. 928
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