« [...], lorsque j'eus tourné mes pensées vers la recherche de la justice, qui signifie une volonté constante de rendre à chacun son droit m'a persuadé qu'il fallait tout d'abord se demander d'où venait que quelqu'un disait d'une chose qu'elle était à lui plutôt qu'à autrui. Et lorsqu'il fut acquis que cela ne résulte pas de la nature mais d'un consentement des hommes [...], je fus conduit de là à une autre question, à savoir: pour le bien de qui et contraints par quelle nécessité ont-ils voulu que chacun ait plutôt des biens à lui alors que toutes choses étaient à tous? Or, j'ai perçu que la communauté des biens entraînerait nécessairement la guerre, et à sa suite toutes sortes de calamités, les hommes se battant avec violence au sujet de l'usage de ces biens; ce que tous fuient par nature. Je suis donc parvenu à deux postulats très certains de la nature humaine: celui du désir naturel, par lequel chacun exige que l'usage des biens communs lui revienne en propre, et celui de la raison naturelle, par laquelle chacun s'efforce d'éviter la mort comme le plus grand mal de la nature.» (p. 78)
En décrivant la libre gratuité, associée à l'état de pure nature hors de la société civile, Hobbes insiste de nouveau sur la «cupidité naturelle» des hommes qui porte chacun en même temps à désirer ce qui est bon et à fuir ce qui est mauvais pour lui, en particulier la mort qui est incontestablement la plus grande des calamités. Mais parce qu'ils ne pourront pas tous et chacun en même temps satisfaire leurs désirs, ils seront contraints à céder au plus fort, ce qui ne pourra s'accomplir sans combat ni violence. Par conséquent, ils seront en état de guerre permanente et ne pourront pas se protéger ou se préserver mutuellement et durablement, à moins qu'ils s'engagent, par une «instruction de la raison», à signer un pacte de paix. Tout naturellement, aux yeux de Hobbes, l'homme considère la vie comme le plus grand des biens et la mort comme le plus grand des maux.
L'institution du péché mortel est-elle l'oeuvre de Dieu? L'institution de la peine éternelle précède-t-elle ou suit-elle le péché? D'après Hobbes, Dieu ne se réjouit pas ni du péché de l'homme, ni de la mort spirituelle de l'homme, ni de la peine éternelle de l'homme qui en est le châtiment. La peine éternelle a été instituée afin que les humains craignent de pécher et compromettre leur vie éternelle. Une théologie bâtie sur la peur, plutôt oeuvre de l'Église que de Dieu? Hobbes cite des passages de l'évangile qui se montre accommodant parmi lesquelles: «Si vous pardonnez aux hommes leurs péchés, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres; mais si vous ne pardonnez-pas aux hommes, votre Père ne vous pardonnera non plus vos péchés.» (Mt 6, 14-15) Bien d'autres passages confirment cette clémence. Il y a cependant des personnes qui l'infirment
«du fait qu'on réserve une peine éternelle aux impies après leur mort, à un moment où il n'est plus temps de réformer ou de faire un exemple. Certains répondent à cette objection en disant que Dieu n'étant lié par aucune loi rapporte tout à sa gloire, mais qu'il n'est permis aux hommes d'en faire autant: comme si, dans la mort du pécheur, Dieu cherchait la gloire ou se réjouissait. Il est plus juste de répondre que l'institution de la peine éternelle a précédé le péché et que son but était que les hommes craignent de pécher à l'avenir. »(p. 147)
Plus loin dans son traité, Hobbes n'associera pas la mortalité des humains à leur péché, mais, étrangement, il présente l'infirmité, la maladie et la mort de l'homme comme instruments de la manifestation de sa gloire. Quel raffinement dans la cruauté de la toute- puissance divine!
«Dieu, entendant les uns et les autres, rejeta la plainte de
Job, ainsi: «il ne le condamnait pas pour une injustice ou un péché quelconque, mais il lui exposait sa puissance; «Où étais-tu quand je fondais la terre? [...]» (Jb 38, 4 sq). Et concernant les amis de
Job, il dit qu'
il était en colère contre eux parce qu'ils n'avaient pas parlé de lui avec un coeur droit comme l'avait fait leur serviteur Job (Jb, 42, 7). Cela s'accorde avec le propos que notre Sauveur a tenu au sujet de l'aveugle-né, lorsqu'il répondit à ses disciples qui l'interrogeaient pour savoir si c'était lui qui avait péché pour naître ainsi aveugle ou ses parents: «Ce n'est pas que lui ou ses parents aient péché; mais c'est afin que les oeuvres de Dieu fussent manifestées en lui» (Jn 9, 3). Et bien qu'il ait affirmé que
la mort est entrée dans ce monde par le péché (Rom 5, 12), il ne s'ensuit pas que si les hommes n'avaient jamais péché, Dieu n'aurait pas pu, en vertu de son droit propre, rendre les hommes sujets aux maladies et à la mort, tout comme comme il a rendu les autres animaux mortels et sujets aux maladies, alors qu'ils ne peuvent pas pécher.» (p. 296)
En matière d'obéissance à l'autorité étatique, Hobbes n'hésite pas à proposer une désobéissance qui entraîne la peine de mort
temporelle, en somme, le
martyre* plutôt que l'obéissance qui conduit à la peine de mort
spirituelle, c'est-à-dire: à la damnation éternelle. Une éthique très compréhensible si l'on la traduit dans une terminologie de la laïcité.
«Si en effet l'ordre du chef ou de l'État est tel qu'on peut lui obéir sans y perdre le salut éternel, il est injuste de ne pas lui obéir et les préceptes apostoliques s'appliquent: «Enfants, obéissez en toutes choses aux parents [...] Serviteurs, obéissez en toutes choses à vos maîtres selon la chair» (Col 3, 20, 22), tout comme le commandement du Christ: «Les scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse. Faites donc et observez tout ce qu'ils vous disent» (Mt 23, 2-3). Au contraire, s'ils ordonnent de faire ce qui est puni de mort éternelle, il est fou de ne pas mourir de sa mort naturelle plutôt que de mourir pour l'éternité en obéissant.» (p. 375)
Hobbes définit un
État parfait comme suit: «là où aucun citoyen n'a le
droit d'employer ses forces comme il l'entend pour se préserver; en d'autres termes, là où le
droit de l'épée privée est exclu, là où existe quelque part un
pouvoir souverain, tel que les hommes ne peuvent légitimement en conférer de plus grand». (p. 174) Or, dans un État parfait, «une chose en effet est de dire
je te donne le droit de commander ce que tu veux, une autre est de dire
je ferai tout ce que tu commanderas. Il se peut qu'un commandement soit tel que je préfère encore me tuer que de le suivre. Par conséquent, nul ne peut être obligé de vouloir se tuer, bien moins encore peut-on être obligé à ce qui est plus grave que la mort. Si donc on m'ordonne de me tuer, je n'y suis pas obligé car même si je m'y oppose le droit de souveraineté n'est pas vain - il pourra s'en trouver d'autres, en effet, qui ne refuseront pas de le faire si on le leur commande - et je ne refuse pas, moi, de faire ce à quoi je m'étais engagé. De même, si celui qui possède le pouvoir souverain commande à un homme de le tuer, lui le souverain, celui-là n'y est pas obligé; il en est de même si le souverain commande de tuer un parent, qu'il soit innocent ou qu'il soit coupable et légitimement condamné - car d'autres le feront volontiers si on le leur commande - et le fils préférera mourir plutôt que de vivre infâme et haï.» (p. 175)
Commentaires
C'est à Paris en 1642 qu'est imprimé pour la première fois
De cive (Du citoyen) peu de temps avant que la guerre civile éclate en Angleterre. Ce contexte historique, comme fond de toile de l'oeuvre, nous fait comprendre l'insistance de l'auteur sur la guerre et la mort qui en résulte comme le plus grand des maux autant que sur la préservation de la vie et l'effort pour la paix, le plus grand des biens .
L'éthique qui sous-tend la philosophie politique de Hobbes est fondamentalement marquée par le subjectivisme: «est bon ce qui est désiré par quelqu'un». Dans
Du citoyen, ce principe est formulé ainsi: «Tout ce qui est fait
volontairement se fait en raison d'un certain
bien au profit de celui qui a
voulu» (p. 113). Or, le désir de se conserver soi-même est plus grand et le premier des biens, une faculté propre et non échangeable de chaque homme.
«Parce que chaque agent est naturellement sujet à être détruit par chaque autre, chacun a naturellement un droit sur sa vie et sur les moyens de sa vie selon le jugement qui est le sien». À partir de ce raisonnement, «s'efforcer à la paix» est «une règle d'action, une règle immuable et éternelle de toute action, car il ne peut jamais se faire que la guerre préserve la vie et que la paix la détruise (Martine Pecharman, «Hobbes», dans Monique Canto-Sperber, dir.,
Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 657-666) ».