José Morel Cinq-Mars, Le deuil ensauvagé, Presses universitaires de France, « La nature humaine », 2010.
Incipit ( op. cit., p. 9)
Le texte qui suit résulte d'une expérience singulière. Pendant sept ans en effet, une partie de mon travail de psychologue clinicienne a consisté à rencontrer chez elles des familles dont un enfant, encore nourrisson, étaient décédé subitement. Ces familles, j'avais pour rôle de les accompagner sur leur chemin de deuil jusqu'aux trois ans de l'enfant suivant, ou d'un autre encore.
Extraits (op. cit., p. 84 - 90)
Quand l'annonce de la mort pénètre brutalement dans la psyché, quand elle s'y installe mais ne s'y inscrit pas, alors on peut légitimement parler de traumatisme. L'effraction reste inconnaissable, sauf à être détruite de ses effets; faute de représentation possible, ce qui fait souffrir ne peut pas être pensée. Les mots échouent à nommer l'événement: rien n'est arrivé, parce que rien ne peut être signifié de ce qui est arrivé.
«Maintenant, parfois monte en moi, inopinément, comme une bulle qui crève: la constatation: elle n'est plus, à jamais et totalement. C'est mat, sans adjectif - vertigineux parce qu'insignifiant (sans interprétation possible) [Roland Barthes, Journal de deuil, 7 décembre 1977, Paris, Seuil/Imec, 2009, p. 88]
Sous l'effet de la mort de l'être aimé, quelque chose se défait dans la trame psychique qui laisse place à autre chose, une déchirure muette, innommable et informe.
[...]
Et dans le même temps qu'opère le traumatisme, quelque chose en soi proteste. Ça ne veut pas. Ça ne peut pas vouloir ça, admettre ça. La disparition de l'autre. Il faut qu'il revienne, là, tout de suite, tel qu'il était... Il faut revenir en arrière et annuler ce qui a fait effraction. Le veuf qui dit «je ne pourrai pas rester seul» ne veut pas une autre femme, il veut celle qu'il vient de perdre. En vouloir une autre, c'est vouloir la même. L'autre doit revenir. Sans elle, sans lui, la vie n'est pas supportable. Et même quand la raison semble faire une concession à la réalité, c'est pour mieux ruser avec elle: «Je comprends bien que mon père est mort, mais je ne peux pas comprendre pourquoi il ne rentre pas pour dîner?» [Sigmund Freud, L'interprétation des rêves (1900), Paris, PUF, 1993, p. 222]
[...]
Pour l'endeuillé l'une des tâches les plus exigeantes et les plus cruelles est d'apprendre, d'apprendre vraiment que l'autre est mort, qu'il s'est définitivement absenté du monde et qu'il n'y reviendra jamais.