Philosophe et théologien dominicain italien de langue latine, commentateur d’Aristote* et docteur de l’Église. Fondamentalement, il reprend les perspectives ontologiques d’Augustin* sur le suicide en tant que recherche illusoire du néant, mais en les intégrant à son discours sur le mal en tant que réalité de la nature. On ne peut pas désirer le néant pour lui-même. C’est seulement par accident qu’on cherche à éviter la vie et qu’on désire la mort. Si l’on veut en finir avec la vie, c’est parce que l’on y perçoit une menace pour l’être. «Il est vrai que l’agneau désire l’absence du loup, mais ce qu’il vise, c’est sa propre conservation, et s’il fuit la présence du loup, c’est qu’elle est une menace pour la vie, qu’elle apporte la corruption et la mort. L’éthique se fonde donc sur des règles de conduite ontologiques: l’être est l’objet de désir par soi et objet d’évitement par accident; le non-être est objet d’évitement par soi, objet de désir par accident; le bien en tant que bien est seul à être quelque chose, le mal en tant que mal n’est que privation» (A. de Libera, «Moyen Âge», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 1016).
Plus concrètement, dans la Somme théologique (partie II-II, question 64, article 5), le maître condamne le suicide pour trois raisons: 1. parce qu’il est contraire à l’inclination naturelle de l’homme, contraire à la loi naturelle et à la charité que l’homme se doit à lui-même; 2. parce que, comme chaque partie appartient au tout, ainsi tout homme est une part de la communauté et appartient à la communauté. En se tuant, il fait tort à la communauté, il la traite injustement; 3. parce que la vie humaine est un don de Dieu et l’homme est soumis à son pouvoir. À l’instar de l’esclave qui, en tuant un autre esclave, pèche contre le maître de cet esclave, celui qui prend sa propre vie, pèche contre Dieu, seul maître de la vie et de la mort: «C’est moi qui fais mourir et qui fais vivre» (Dt, 32, 39). Saint Thomas poursuit son argumentation en répondant à chacune des objections formulées dans l’article 5. Objection i: Comme dit Aristote*, personne ne peut commettre une injustice à l’égard de lui-même. Par conséquent, personne ne commet de péché en se donnant la mort. Réponse: Le meurtre est un péché parce qu’il s’oppose à la charité que l’on se doit à soi-même. Dans cette perspective, le suicide est un péché à l’égard de soi. En référence à la communauté et à Dieu, il est péché à cause de son opposition à la justice. Thomas utilise ici l’argument augustinien de l’homicide et l’argument aristotélicien de la justice. Objection ii: Il est tout à fait juste pour une autorité publique de tuer un criminel. Or, il arrive parfois qu’une autorité publique pose des gestes criminels. Donc elle peut, en toute légitimité, se tuer pour son crime. Réponse: Personne n’est juge de sa propre cause. Une personne constituée en autorité n’a donc pas le droit de se donner la mort, peu importe la faute commise. Cependant, elle peut en toute légitimité se soumettre au jugement des autres. Objection iii: En se donnant la mort, un homme peut éviter un plus grand mal, par exemple une vie malheureuse ou la honte de son péché. C’est pourquoi, l’homme peut légitimement se tuer. Réponse: En raison de sa volonté libre, l’homme est maître de lui-même et peut disposer de lui-même en des matières qui concernent sa vie. Mais le passage de sa vie à une autre plus heureuse n’appartient pas au pouvoir de l’homme, mais à celui de Dieu. Le mal ultime et le plus horrible de cette vie est la mort (Aristote, Éthique de Nicomaque, livre III, chap. vi, Paris, Garnier-Flammarion, 1963, p. 79). Se donner la mort pour échapper aux afflictions de la vie, c’est commettre un plus grand mal pour en éviter un moindre. En se tuant comme un pécheur, on se fait un tort immense, parce qu’on se prive d’un temps nécessaire pour la pénitence. Dans ce contexte, Thomas reprend, sans beaucoup d’originalité et avec encore moins de délicatesse, l’argumentation fort caduque d’Augustin au sujet de la femme violée qui, en se suicidant, commet un très grand péché pour éviter un moins grand péché d’un autre (sic). Autres temps, autres mœurs, serait-on enclin à dire, mais la position officielle de l’Église catholique est toujours demeurée la même et se fonde sur l’autorité d’Augustin et de Thomas. Il est évident, aux yeux du Docteur Angélique, que la fornication et l’adultère sont des péchés moins graves que la mort volontaire, qui constitue l’ultime dommage à soi-même, à qui l’on doit pourtant le plus grand amour. Aucune chance n’est laissée à la personne suicidée pour la repentance ni à Dieu, pour le pardon. Objection iv: Samson s’est suicidé (Juges, XVL) et, cependant, il est inscrit parmi les saints (Héb. XI). Réponse: Thomas renvoie ici fidèlement à Augustin qu’il cite (La cité de Dieu, i). Même Samson ne serait pas excusé d’avoir péri volontairement sous les ruines de sa maison afin d’écraser ses ennemis s’il n’avait pas reçu l’ordre du Saint-Esprit. De la même façon, quelques saintes femmes qui, durant la persécution, se sont enlevé la vie sont vénérées par l’Église. Or, le commandement et l’inspiration de Dieu sont des raisons d’ordre religieux, et non pas d’ordre éthique, susceptibles de justifier certaines morts volontaires. Ce type d’argumentation porte donc en lui-même sa faiblesse, car comment peut-on percevoir les signes de Dieu avec justesse et sans se faire illusion? Ce que l’on pense être un appel ou une recommandation divine peut n’être qu’un désir de mourir inconscient. Objection v: Razias* aimait mieux mourir noblement que de tomber entre les mains des criminels et subir des outrages indignes de sa noblesse. Or, tout ce qui est fait noblement et courageusement est légitime. Réponse: Ce n’est pas un signe de force (fortitudo), mais plutôt de faiblesse de l’âme que de ne pas être capable de supporter des sanctions pénales. Ainsi pensent Aristote et Augustin.
Pour une critique de l’argumentation scolastique, on lira D. Hume*, «Essai sur le suicide»; P. L. Landsberg*, «Le problème moral du suicide»; M. P. Battin, Ethical Issues in Suicide; et T. L. Beauchamp et S. Perlin, Ethical Issues in Death and Dying, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice Hall, 1978.
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