Giacomo Girolamo Casanova, né le 2 avril 1725 à Venise et mort le 4 juin 1798 à Dux est l'auteur de Histoire de ma vie, rédigée en français. Jean Lucas-Dubreton (1862-1923) fut conseiller d'État et historien.
VIII La Croix de Fer
Au nord de la Bohême, dans un pays montagneux et perdu, un château luxueusement bâti à la française, dominant le village et entouré d'un parc que perce une longue allée d'arbres, voilà le domaine de Dux, appartenant à Joseph Waldstein-Wartenberg, chambellan de Sa Majesté.
Ce seigneur de trente ans n'est pas devenu raisonnable: joueur impénitent, grand amateur de chevaux et de femmes, curieux d'occultisme et de merveilleux, il a trouvé en Casanova un homme selon son goût. C'est pourquoi il le charge de cataloguer les 4 000 volumes de sa bibliothèque en lui assurant le logement, la nourriture et mille florins par an.
Giacomo peut-il espérer plus et mieux? Il est au comble de la satisfaction; en présence d'une nombreuse société, il raconte ses aventures, ses succès, son expérience des cours, des princes, des femmes et des maisons de jeu.
Mais, Waldstein parti, quand il ne reste plus que « des valets livides sous des lustres éteints », tout change; le grand conteur aux cheveux blancs doit se contenter pour auditeurs de l'intendant Faulkircher et de la livrée du château, qui jetteraient volontiers à la porte ce parasite dédaigneux et hautain, dont la présence les gêne.
Resté en face de lui-même, Casanova ne se félicite plus d'avoir découvert un mécène généreux et une retraite tranquille. Morose, aigri, susceptible, il sent monter l'hostilité autour de lui; point de jour que ne marque une querelle à propos de son chocolat, du chien qui a troublé sa nuit; la sotte fine qui le sert a brûlé, brouillé ses papiers ratures.
A chaque instant, il estime qu'on lui manque d'égards: « Il a parlé allemand, on ne l'a pas entendu; il s'est fâché, on a ri. Il a montré de ses vers français, on a ri. Il a gesticulé en déclamant de ses vers italiens, on a ri ... Il a mis son plumet blanc et ses jarretières à boucles de strass, on a ri ... » Un enfer l
Alors, pour empêcher le sombre chagrin de dévorer sa pauvre existence, il lâche bride à sa manie d'écrire et noircit du papier pendant dix heures par jour. De là naîtront des pamphlets comme le Soliloque d'un penseur, qui, sans nommer Cagliostro, retrace sa vie de charlatan et d'imposteur, des utopies comme l'Icasoméron, où apparaît une nouvelle race humaine qui a quarante-cinq centimètres de taille, se nourrit de liquides, de parfums et vit jusqu'à quatre-vingt-seize ans.
« Une partie délicieuse de mon livre, disait modestement Casanova, sera la suite d'aventures par lesquelles j'amène dans le pays deux Anglais, le frère et la sœur, et les en fais sortir après un séjour de soixante-quatre ans. Ils y entrent seuls, mais ils laissent 203 002 descendants mâles et un nombre égal de descendants femelles ... Voilà une œuvre qui m'assurera l'immortalité. »
Au dire des connaisseurs, ce livre délicieux est surtout un fatras.
Les manuscrits se multiplient, et cette polygraphie serait sans conséquence si Giacomo, persuadé que « toute l'Europe sait qu'il sait écrire », qu'elle a découvert en lui un homme universel, n'avait de cesse de voir tout cela imprimé.
- Gardez-vous des libraires, lui avait dit Voltaire.
- Je n'aurai affaire à ces messieurs que quand je serai vieux.
- Alors ils seront la plaie de votre vieillesse.
Ce qui se vérifia. L'œuvre philosophique, critique, scientifique, de Casanova subit un échec total, il s'endetta, connut de nouveau les assauts des créanciers; et nous avons un écho de ces misères davs la lettre qu'il écrivit un jour à son ennemi, l'intendant Faulkircher :
« Lorsque le comte n'était pas à Dux, je mangeais seul dans ma chambre en dépensant mon argent; mais ayant eu le malheur d'être trompé à Leipzick par le libraire Hilscher qui m'a fait perdre quatre mille florins, je me suis vu dans la nécessité d'accepter, même à titre de grâce, l'offre de M. le Comte de vivre à la table de l'office pendant son absence. »
Le chevalier de Seingalt à l'office! Quelle déchéance! Pourtant Waldstein reste généreux, achète les manuscrits, paie les lettres de change lorsque son bibliothécaire est par trop débordé de dettes. Mais on lui en sait gré et Giacomo le juge sans indulgence.
Le prince de Ligne qui vit Casanova à cette époque nous a laissé ce portrait inoubliable :
« Ce serait un bien bel homme s'il n'était pas laid: il est grand, bâti en Hercule; mais un teint africain, des yeux vifs, pleins d'esprit à la vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilitê, l'inquiétude ou la rancune, lui donnent un peu l'air féroce. Plus facile à être mis en colère qu'en gaieté, il rit peu mais il fait rire; il a une manière de dire les choses tient de l'Arlequin balourd et du Figaro, et le rend très plaisant; il n'y a que les choses qu'il prétend savoir qu'il ne sait pas : les règles de la danse, de la langue française, du goût, de l'usage du monde et du savoir-vivre ... C'est un puits de science. »
Ligne juge le style de Casanova lourd et diffus, mais ses récits le ravissent: il y met tant d'originalité, de naïveté, un sens dramatique si aigu qu'on ne saurait trop l'admirer. Fantasque, capricieux, il s'attendrit soudain, pleure puis parle magie, cabale et maraconi, se formalise qu'on ne lui prête pas assez d'attention; il faut toujours avoir l'ait d'entendre ses histoires pour la première fois, « son amour-propre est toujours sous les armes ».
En bref, sympathique. « Il est fier parce qu'il n'est rien et qu'il n'a rien... Sa prodigieuse imagination, ses voyages, tous. les métiers qu'il a faits, sa fermeté dans l'absence de tous les biens, en font un homme rare, précieux à rencontrer, digne de beaucoup d'amitié de la part du très petit nombre de personnes qui trouvent grâce devant lui. »
Ligne a le privilège d'être un de ceux-là. À mesure que vient la caducité, la misanthropie de Giacomo s'accentue. Parfois, afin d'échapper au contact de la valetaille, il part pour Vienne, Prague, revoit quelques restes de famille ou d'amis, est reçu avec bienveillance par le duc de Weimar, devient jaloux de Gœthe et de Wieland puis, plus amer que jamais, rentre dans la solitude de la bibliothèque, au milieu de ses papiers.
Avec quels sentiments apprit-il en 1791 la mort de Giustiniana, la belle aventurière muée en femme de lettres? Elle l'est plus pour lui qu'un nom parmi tant d'autres, un nom lui reparaîtra au moment où les Mémoires qu'il rédige alors lui donneront sa place.
Il n'y a plus de femme auprès de lui. Un jour, dans un instant d'attendrissement, il écrit à Francesca Buschini en lui conseillant d'être sans scrupule si un honnête homme se chargeait de payer son loyer. Elle se montre blessée, chagrine et ajoute: « Ah! mon chéri, si tu pouvais voir l'état de toute notre famille, je suis sûre que tu serais ému de pitié. »
Il finit par l'être et envoya cent vingt-cinq lires à son ancienne maîtresse, puis la correspondance cessa définitivement.
Un des biographes de Casanova, M. Endore, a justement observé que Francesca Buschini fut sa plus durable liaison, :elle qui se distingue des autres par un semblant de fidélité - effet de l'âge apparemment.
[...]
... Et Giacomo grattait toujours du papier. Il n'avait d'autre compagnie qu'une petite chienne à taches noires.
Plus solitaire que jamais, Casanova entassait les feuillets ... Dans ce château perdu et silencieux, entre les murs de la bibliothèque, le don Juan travaillé par les suites de ses péchés, voyait flotter autour de lui les ombres des belles filles qu'il avait mises à mal; il les ressaisissait une à une, s'en forgeait d'autres quand sa mémoire faiblissait, que son imagination l'emportait, ou de la même maîtresse en faisait deux pour accroître son harem de fantômes. Parfois, il feignait d'être dégoûté de ses récits, dignes des flammes infernales; à quoi le prince de Ligne répondait :
- Dites que vous les avez brûlés. Mettez-vous au lit; faites venir un capucin et qu'il jette quelques rames de papier au feu en disant que vous sacrifiez vos ouvrages à la Vierge Marie.
La morale y aurait trouvé son compte, mais point l'histoire. Bien qu'il transpose et mêle les dates, qu'il ne soit jamais passé dans les endroits qu'il a nommés, et qu'il se préoccupe peu de l'exactitude en général, Casanova n'a point maltraité la vérité si fréquemment qu'on s'est plus à le dire: le fond reste vrai, l'atmosphère y est, et Taine, quand il voulut corroborer ses notions sur le XVIII e siècle, eut raison de ne pas mépriser « ce drôle de Casanova ».
Ses Mémoires restent un remarquable document, un de ces livres indécents et précieux qui nous révèlent comme le musée secret d'une époque et nous agréent par leur intensité, leur truculence, leur plénitude de vie. Sur ce point, Rémy de Gourmont a prononcé un jugement qui emporte l'approbation : « Admettons, dit-il en parlant des Mémoires, que ce soit par hasard un roman. Eh bien, alors, Casanova serait le plus grand romancier qu'on ait jamais vu; mais c'est impossible, on n'invente pas des matériaux si prodigieusement variés. »
Gaillard sorti de rien, viveur sans avoir le sou, séduisant par sa faconde, un patricien généreux, homme à femmes découvrant les plus fraîches créatures, pamphlétaire acrobate s'échappant de prison, homme de lettres riche de notions les plus diverses, voyageur inlassable reçu tour à tour dans la meilleure société et dans celle des tripots, voilà qui compose un ensemble exceptionnel, multiple, inattendu et toujours intéressant.
Jusqu'à ses dernières heures, il se passionne pour les événements de son temps. Ancien admirateur de « la France élégante et croulante », de la marquise de Pompadour, il suit avec horreur les progrès de la Révolution:
« 0 ma chère et belle France, où tout dans ce temps-là allait si bien malgré les lettres de cachet, la misère du peuple et le bon plaisir du roi et des ministres, chère France, qu'es-tu devenue aujourd'hui? Le peuple est ton souverain, le plus tyrannique de tous les souverains! »
Sans doute il ne ressent aucune pitié pour les émigrés « venus promener leur orgueil et leur honte à l'étranger »; mais pour la Révolution « qui ne peut pas plus vivre qu'un animal acéphale », pour les Jacobins, Robespierre et « l'infâme Convention », il est transporté d'une haine sacrée et prédit le démembrement du pays qu'il a tant aimé.
Or, en 1797, après la campagne victorieuse d'un certain général Bonaparte, la Vénétie est cédée à l'Autriche après le traité de Campo- Formio, et Casanova, prophète du démembrement, s'agenouiIle devant ce coup de fortune. Quel cadeau lui fait Bonaparte!
Devenu citoyen autrichien, il sollicite au mois de novembre « la permission de son maître, M. le comte de Waldstein, d 'aller passer un mois à Venise ». Mais c'est l'hiver, et sa santé : gastralgie (il mange toujours à effrayer), pneumonie, ne lui permet plus de voyager.
Les habitants du village de Dux voient passer ce grand vieillard aux yeux fixes et inquiétants sous d'épais sourcils blancs, la figure osseuse et longue, mais donnant encore une impression de vigueur. Tout en marchant, il marmonne, poursuit une sorte de monologue haché d'interjections qui effraient les enfants; et les mères le redoutent aussi, car il raconte des gaillardises aux plus jeunes de leurs filles.
Mais le robuste polygame d'autrefois ne sera plus longtemps redoutable. Confiné dans le château, il décline peu à peu avec pour tout compagnon, un neveu Carlo Angiolini ... et la chienne Finette.
Le 4 juin 1798, un prêtre l'administre, et le vieux forban de 73 ans prononce cette phrase qu'il a sans doute préparée: - Grand Dieu et vous qui êtes témoins de ma mort, j'ai vécu en philosophe et je meurs en chrétien.
... Sa tombe au cimetière de Dux était surmontée d'une croix de fer qui se descella, resta enfouie dans les herbes folles et, par les nuits sans lune, accrochait de ses aspérités les jupes des filles qui passaient.
Source
Jean Lucas-Dubreton, Casanova, Paris, Le Cercle Historia, 1964, p. 259-369, « La Croix de fer », p. 362-369.
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