Dans Croquemort. Une anthropologie des émotions, Paris, Métailié, «Traversées », 2009, Julien Bernard institue une réflexion sur sa propre recherche-action dans le milieu des pompes funèbres où il s'est engagé dans une entreprise comme « porteur de cercueil pour les cérémonies funéraires ». La troisième partie de son livre est consacrée à la « Place des émotions » chez les professionnels dans l'accomplissement de leur boulot. Or, l'auteur accorde un chapitre aux affects touchés par le contact et la proximité du cadavre, et liés à la perception du cadavre. Nous choisissons quelques extraits de ces pages très instructives et très significatives sur l'ambivalence de la subjectivité du professionnel mise en situation de traitement du cadavre.
L'ambivalence du cadavre tient au fait qu'il est à la fois une sorte d'objet, un corps, un macchabée, et un sujet, une personne. « Un cadavre n'est pas rien, mais cet objet, ce cadavre est marqué dès l'abord du signe « rien », explique Georges Bataille* (Bataille G., 1957 : 63). Ce phénomène coexiste avec le fait que nous voyons une personne en lui, phénomène que Thomas* appelle « l'obsession funéraire ». « Le corps mort n'est pas le cadavre-objet, mais la personne qui se survit »(Thomas, 1985: 26). S'interrogeant sur la « réalité insupportable » de la vue du corps mort et de ce qu'on peut en penser, cet anthropologue proposait que ce « rien »inconcevable du cadavre,« non-sens au plan de l'imaginaire », serait à la source de cette fonction symbolique des rites funéraires* qui est de « 'répondre' à ce désordre » (Thomas, 1985 : 120). Selon Bataille, « rien de tangible ne nous donne objectivement la nausée; notre sentiment est celui d'un vide et nous l'éprouvons dans la défaillance ». Le corps mort comme source d'affect amène à comprendre un des enjeux des cérémonies funéraires, celui de faire disparaître le cadavre, de faciliter, voire d'accélérer le « passage ».
Si l'on pense que la mort est inconnaissable, alors le mort, lui aussi, revêtirait une part d'inconnu et de danger. « Il semble que le cadavre condense toute la mort, et c'est cela qui est effrayant, qui rend le mort dangereux pour lui-même et pour autrui. Il faut « se défaire de la mort du mort », disent les Bénin; il faut « tuer le mort », disent les Mossi" (Thomas, 1988: 14). Patrick Baudry précise que « le cadavre est cette présentation de la limite, et la ritualité consiste en la possibilité d'une re-présentation de l'insupportable » (Baudry, 1995b: 6). Le désarroi face au cadavre serait le vertige face à la mort. Il y aurait comme une confrontation avec la mort dans le mort, ou comme une consubstantialité le mort/la mort.
Encore plus fondamentalement, l'altérité du cadavre représenterait une altérité vis-à-vis de nous-mêmes (le soi vivant se sachant mortel). « Les vivants ferment les yeux des morts, les morts ouvrent les yeux des vivants », dit un proverbe. Et ce jeu autour de l'altérité et de l'identité, de la présence-absence du cadavre peut frapper « celui qui fait profession de le côtoyer et que hante l'idée de son propre traitement post mortern, le cadavre, en effet, donne à voir « un homme qui pourrait être vous », une image redoutablement crédible du deuil* anticipé de soi-même » (Jeudy-Ballini & Voisenat, 2004).
« Le cadavre humain a suscité des émotions qui se sont socialisées en pratiques funéraires », estime (Morin, 1950: 33). En d'autres termes, si le corps constitue bien l'un des principaux supports sur lesquels s'exercent les forces œuvrant à arracher l'homme à la nature, le travail funéraire vise à socialiser ou à culturaliser le corps mort, en tout cas à donner sens à son étrangeté. Le travail funéraire relèverait à sa façon d'un travail de la culture sur la mort et les morts (cf soins de conservation par exemple). Le défunt doit partir. Doivent rester les vivants, avec leur douleur intime et néanmoins partagée. Ils voient les pompes funèbres faire disparaître leurs proches, ce qui semble aussi souhaitable (tant le cadavre incommode) qu'intolérable. Le rapport des endeuillés aux pompes funèbres et aux funérailles semble donc fortement marqué par cette dimension. (o.c., p. 153-154)
Bibliographie
BATAILLE, Georges, L'Érotisme, Paris, 10/18, Idées, 1957.
BAUDRY, Patrick, «La mort provoque la culture » dans AUGÉ, Marc (dir.), La mort et moi et nous, Paris, Textuel, 1995.
JEUDY-BALLINI, Monique & Claudie VOISENAT, «Ethnographier la peur » dans Terrain, n° 43, 2004.
MORIN, Edgar, L'Homme et la mort, [1950], Paris, Seuil, 1970.
THOMAS, Louis-Vincent, Rites des morts pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985.