Joseph Jean-Baptiste Brunet, dit Bel Humeur (1858-1945)
Sculpteur et entrepreneur, manufacturier et importateur de monuments funéraires et propriétaire de carrières de granit, né le 14 juillet 1858 dans la paroisse de Saint-Louis-de-Gonzague, dans le comté de Beauharnois, il est l’avant-dernier d’une famille de neuf enfants. Il épouse en première noce Lucie Larin (1854-1912), qui lui donne trois filles, Alice, Éva, Armandine, et un garçon, Léopold (1891-1956) dit Léo. Décédé le 13 juillet 1945, Joseph Brunet laisse également dans le deuil sa seconde épouse, Rose-Albina Desmarchais (1871-1946), qu’il a épousée en 1915.
Joseph Brunet fait ses études au collège de Beauharnois. Vers 1872-1873, il déménage à Montréal, où quelques-uns de ses frères sont déjà en affaires dans le domaine de la construction. Il commence alors son apprentissage en étudiant la sculpture sur bois chez le sculpteur Charles-Olivier Dauphin (1807-1874) en même temps que le sculpteur Olindo Gratton (1856-1941), puis il étudie la sculpture sur marbre chez Michael O’Brien.
Doté d’une âme d’artiste, mais aussi d’une bosse pour les affaires, il retourne à 17 ans à Saint-Malachie d’Ormstown, village voisin de son patelin d’origine, où il ouvre un atelier de monuments funéraires avec son frère Rémi (1853-1936), marbrier, futur père du sculpteur Émile Brunet (1893-1977). Vers 1890, l’entreprise est vendue à un autre de leur frère, le cadet Louis-Gonzague Brunet. Dès 1888, Joseph est revenu à Montréal, où, avec un autre de ses frères, Placide, maçon de formation, il démarre un nouvel atelier de monuments sur la côte des Neiges à proximité du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Vers 1893, il se dissocie de Placide pour l’entreprise de monuments et acquiert, avec des associés, une carrière de granit de 72 arpents à Saint-Philippe de Lachute, comté d’Argenteuil (Staynerville). À la fin du XIXe siècle, les médias rapportent qu’il emploie déjà plus de 250 hommes à la carrière et autant à l’entreprise de la côte des Neiges! Dans un article paru dans le journal La Patrie, le samedi 13 mai 1905, concernant l’entreprise de la côte des Neiges, on parle d’une usine de marbre, où les machineries sont ce qu’il y a de plus moderne et la main-d’œuvre est de première classe, et on dit que son commerce de gros est le plus considérable en Amérique.
On retrouve son granit un peu partout sur des édifices à Montréal, entre autres à la prison de Bordeaux. Plusieurs rues de Montréal auraient également été pavées avec ce granit. En 1905, l’entreprise de Joseph est même en négociation avec La Havane, pour un contrat de vente d’un million de blocs de pierre pour le pavage des rues de cette ville. Presque tous les constructeurs prennent leur pierre et leur granit chez M. Brunet, parce qu’ils sont considérés les meilleurs. Le palais de justice de Sherbrooke a été construit exclusivement avec le granit Laurentien. Bien que nous ne puissions pour le moment en faire la démonstration, nous avons de bonnes raisons de croire que l’atelier de Joseph Brunet a réalisé de nombreuses sculptures ornant le fronton de plusieurs édifices montréalais.
La boutique et la manufacture de monuments de la côte des Neiges demeureront la pierre d’assise de l’entreprise. Grâce à ses talents d’artiste et d’entrepreneur, Joseph Brunet savait offrir à sa clientèle des modèles de monuments constamment renouvelés. Son frère Rémi vient le rejoindre en 1897 à l’atelier de la côte des Neiges, où il agira cette fois comme contremaître, et ce, jusqu’à sa retraite. Comme c’est souvent le cas, c’est toute la famille qui travaillera dans l’entreprise. À la suite de la retraite de Joseph, c’est son fils Léo qui prendra la relève. Puis ce sera au tour des deux fils de Léo, Denis (1925-2005) et Marius (1921-1983), de poursuivre les opérations. Seuls deux fils de Léo ne s’impliqueront pas dans l’entreprise: Yvan, ingénieur, et l’historien bien connu de l’École de Montréal, Michel Brunet (1917-1985). En 1910, un neveu de Joseph, Joseph-Olivier, exploitera une entreprise de monuments funéraires, toujours en activité à Saint-Boniface, au Manitoba. L’entreprise de la côte des Neiges a survécu à son fondateur jusqu’au milieu des années 1980. L’absence de créateurs et de relève expliquerait peut-être le déclin de l’entreprise. Aujourd’hui encore, des descendants de la famille Brunet tiennent une boutique de détaillant de monuments funéraires dans la municipalité d’Ormstown.
En dehors des affaires, Joseph Brunet était très apprécié de ses contemporains. Il est décrit comme un homme hospitalier « avec le cœur sur la main ». Il est aussi reconnu pour ses parties de chasse au chevreuil dans le Nord, où il manque rarement son coup! Il fut aussi membre de la Société des Artisans Canadiens-Français et de l’Ordre du Royal Arcanum, membre des Chevaliers de Colomb et membre du Club de Réforme et du Club Canadien.
L’influence de Joseph Brunet sur le village et le cimetière de la Côte-des-Neiges
Joseph Brunet est un libéral notoire. Impliqué politiquement, il est élu président du Club Libéral des entrepreneurs en 1903. Il fut maire du village de la Côte-des-Neiges pendant de nombreuses années, jusqu’à la fusion du village avec Montréal en 1910. La municipalité est citée en exemple pour sa bonne gestion. Propriétaire d’une des plus grandes entreprises, il y avait une influence considérable. Nul doute que l’industrie du transport et de la taille de la pierre était un puissant moteur économique pour cette petite municipalité comme pour celle de Saint-Philippe. En fait, l’industrie du granit y prenait la relève de l’industrie des tanneries. Mais elle a eu un impact encore plus considérable sur le cimetière Notre-Dame-des-Neiges, où elle a installé des dizaines de milliers de monuments de tout genre. Il est donc question ici de paysage culturel exceptionnel : rappelons que c’est en grande partie en raison de la grande valeur patrimoniale des cimetières que la Ville de Montréal a créé en 1987 le site du patrimoine du mont Royal, suivi par la création de l’arrondissement historique et naturel du Mont-Royal par Québec en 2005.
La résidence, la boutique et l’atelier de Joseph Brunet étaient situés à l’angle du chemin de la Côte-des-Neiges et du chemin Remembrance, aux 663 et 675 Côte-des-Neiges, à proximité de l’actuel échangeur qui sera bientôt démoli pour faire place à une intersection en T comme à l’origine, où la Ville de Montréal veut refaire une nouvelle entrée pour le mont Royal. Son frère Rémi habitait en face, au 654 Côte-des-Neiges. La maison est toujours en place; c’est son fils Émile qui en devint propriétaire après sa mort. Des fouilles archéologiques pourraient avoir lieu lors des travaux de réfection routière, pour préciser le lieu exact où était située l’entreprise. Un petit parc, sans nom, a été créé sur des terrains résiduels lors de la construction de l’échangeur. Il est justement situé en partie sur l’ancienne propriété de Joseph Brunet et pourrait faire l’objet d’un agrandissement et d’une mise en valeur lors des travaux. L’aménagement du chemin de ceinture du mont Royal, actuellement en construction, passera en partie dans ce petit parc où un panneau d’interprétation pourrait rappeler l’entreprise de la famille Brunet.
Joseph Brunet dans l’histoire de l’art et de la commémoration au Québec
Méconnu, ignoré des historiens, Joseph Brunet a pourtant joué un rôle majeur dans l’histoire de l’art et de la commémoration au Québec. La plupart des spécialistes en commémoration situent l’âge d’or de la commémoration entre 1880 et 1930. C’est pendant cette période faste qu’un nombre important de monuments commémoratifs seront installés un peu partout sur les places publiques à Montréal, ailleurs au Québec et à travers le Canada. C’est justement la période où l’entreprise de Joseph est la plus prospère. Déjà en 1895, Joseph s’impliquait, malgré la controverse «religieuse», dans la construction du monument au patriote Chénier, au square Viger, en dessinant le socle du monument. À la même époque, il était impliqué dans la construction du monument à Maisonneuve, place d’Armes, réalisant le piédestal du monument après qu’un des entrepreneurs les plus importants de Montréal, auquel avait été adjugé le contrat, eut renoncé à faire le travail. Il fit également le monument de Macdonald au square Dominion, aujourd’hui la place du Canada à Montréal.
Il était souvent très proche des promoteurs de projets commémoratifs et des comités de financement et de sélection. Par exemple : la construction du monument aux Patriotes à Saint-Denis-sur-Richelieu en 1913, où il était membre du comité de construction, allant même jusqu’à financer 50% des coûts de construction du monument afin de permettre à son neveu Émile Brunet*, dont il avait perçu le talent d’artiste, de faire ses premières armes comme sculpteur. Ce contrat aura contribué grandement à mousser la carrière de l’artiste. Émile avait déjà reçu plusieurs prix en modelage, à l’École des Arts et manufactures, où il venait de compléter sa formation, mais nul doute qu’un petit coup de pouce de l’oncle ne pouvait nuire au démarrage d’une carrière… Par la suite, Émile dessinera des milliers de monuments, que des artisans habiles réalisaient dans l’atelier, renouvelant ainsi constamment la gamme des produits offerts à la boutique. Souvent les clients se présentaient d’abord à la boutique, avant de se faire orienter vers tel ou tel sculpteur. Émile en a largement bénéficié. Aussi, mentionnons le rôle de Joseph Brunet dans la construction du monument à Sir George-Étienne Cartier, au pied du mont Royal, où il est même présenté comme architecte du monument. La veuve du sculpteur Émile Brunet relate à ce sujet qu’Émile racontait que l’oncle Joseph avait privilégié un autre sculpteur (George W. Hill, 1862-1934), parce que la commande de granit était plus importante. Avait-il tant d’influence? Le célèbre sculpteur Alfred Laliberté, dans son livre Les artistes de mon temps, rappelle, avec une pointe d’ironie et sans doute de jalousie, comment Émile Brunet était habile à faire jouer ses influences pour obtenir des contrats, faisant sans doute référence à son oncle Joseph.
On retrouve le nom de Joseph Brunet associé, directement ou indirectement, à la plupart des projets de monuments commémoratifs qui ont été réalisés dans la Ville de Montréal au tournant du siècle dernier et un peu partout au Québec et à travers le Canada. En tant que fournisseur de matières premières, ce qui a un impact considérable sur le coût de construction d’un monument, il est facile d’imaginer l’influence qu’il pouvait avoir. Mais au-delà de ces considérations, nous constatons que les plus beaux monuments qui ont été réalisés autant dans les cimetières que sur les places publiques sont sortis de son atelier.
La création de monuments originaux a eu un impact déterminant sur la qualité des paysages du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Selon certains journaux de l’époque, quelques-unes des œuvres réalisées par Joseph Brunet se seraient même retrouvées au Pavillon du Canada lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900, où l’une d’elles a même été primée. De nombreuses copies de ses œuvres ont par la suite été réalisées et enjolivent aujourd’hui nos cimetières.
Il serait trop long de dresser ici une liste des artistes avec lesquels il a collaboré. Presque tous les artistes de l’époque devaient, à un moment ou à un autre, passer par son atelier pour se procurer des matières premières, pierre, marbre, granit, faire tailler ces matériaux, etc. Il agissait souvent comme «contracteur» dans des projets de construction de monuments, tel le monument à Maisonneuve, place d’Armes. Il dessinait les socles pour les œuvres des artistes, ce qui impliquait des échanges d’information fréquents. Au début de sa carrière, il réalisa lui-même des œuvres, mais devant l’ampleur du développement de l’entreprise, son rôle allait se limiter à coordonner et guider le travail des artistes et artisans. Louis-Philippe Hébert est certainement l’un des artistes qui a le plus collaboré avec lui. Joseph Brunet avait sans conteste un pouvoir d’influence immense. Souvent ses socles sont à ce point élaborés qu’ils prennent autant sinon plus d’importance que les œuvres elles-mêmes. Voir entre autres les monuments des familles Rodier et Valois, au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, qui soutiennent des œuvres de Louis-Philippe Hébert.
À l’époque, l’art était religieux. Les statuaires qui décoraient les églises étaient souvent les mêmes qui décoraient les cimetières. Souvent, les clients qui se présentaient à la boutique pour un monument funéraire demandaient la reproduction de telle ou telle statue qu’ils avaient vue dans ou autour d’une église. Dans sa publicité, Joseph Brunet invitait même ses clients à lui soumettre la photographie d’une œuvre qu’ils souhaitaient voir reproduire. Les statuaires, les tailleurs de pierre et les constructeurs d’églises étaient, la plupart du temps, les mêmes qui travaillaient dans les cimetières.
La liste de ses collaborations et de ses participations à des comités de construction de monuments commémoratifs est interminable. On retrouve également son nom associé à la construction de bâtiments privés ou publics, tel le Bain Morgan dans la municipalité de Maisonneuve. Bien que nous souhaitions aborder sa participation à diverses entreprises de construction, nous voulons surtout concentrer notre travail de recherche sur son rôle comme importateur et créateur de monuments funéraires et commémoratifs, et comme propriétaire d’une carrière de granit, afin de faire un portrait de la chaîne opératoire pour la réalisation de monuments funéraires.
© Alain Tremblay
Pour l'Écomusée de l’Au-Delà,
Montréal, Québec
Canada
le 31 octobre 2010