Dans son Sermon sur la mort, Bossuet élabore une théologie de la mort qui anticipe la théologie de l'espérance contemporaine comme elle a été développée par Jürgen Moltmann : l'interprétation de l'histoire à partir du Novum ultimum, l'oeuvre ultime de Dieu d'une création nouvelle et qualitativement différente, inaugurée par Dieu dans la résurrection du Christ. Voici que je fais toutes choses nouvelles! (J. Moltmann, Théologie de l'espérance. Études sur les fondements et les conséquences d'une eschatologie chrétienne, Paris, Le Cerf-Mame, «Cogitatio fidei», 1970)
Méditant sur la mort, Bossuet évoque «la recréation du monde par la vertu résurrectionelle de la parole» (Gérard Bucher, «Les oraisons funèbres de Bossuet: scénographie du langage», Études françaises, vol. 37, n° 1, 2001, p. 23-32
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Bossuet, Sermon sur la mort
Me sera-t-il permis aujourd'hui d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? Je ne pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d' assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C'est à lui que l' on dit dans notre évangile: seigneur, venez, et voyez où l'on a déposé le corps du Lazare; c'est lui qui ordonne qu'on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour: venez, et voyez vous-mêmes.
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C'est une étrange faiblesse de l'esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoi qu'elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n'entend dans les funérailles que des paroles d'étonnement de ce que ce mortel est mort. Chacun rappelle en son souvenir depuis quel temps il lui a parlé, et de quoi le défunt l'a entretenu; et tout d' un coup il est mort. Voilà, dit-on, ce que c'est que l'homme ! Et celui qui le dit, c'est un homme; et cet homme ne s'applique rien, oublieux de sa destinée ! Ou s'il passe dans son esprit quelque désir volage de s'y préparer, il dissipe bientôt ces noires idées; et je puis dire, messieurs, que les mortels n'ont pas moins de soin d'ensevelir les pensées de la mort que d'enterrer les morts mêmes.
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En effet, la société de l'âme et du corps fait que le corps nous paraît quelque chose de plus qu'il n'est, et l'âme, quelque chose de moins; mais lorsque, venant à se séparer, le corps retourne à la terre, et que l'âme aussi est mise en état de retourner au ciel, d'où elle est tirée, nous voyons l'un et l'autre dans sa pureté. Ainsi nous n' avons qu'à considérer ce que la mort nous ravit, et ce qu'elle laisse en son entier; quelle partie de notre être tombe sous ses coups, et quelle autre se conserve dans cette ruine; alors nous aurons compris ce que c'est que l'homme: de sorte que je ne crains point d' assurer que c'est du sein de la mort et de ses ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer nos esprits touchant l'état de notre nature. Accourez donc, ô mortels, et voyez dans le tombeau du Lazare ce que c'est que l'humanité: venez voir dans un même objet la fin de vos desseins et le commencement de vos espérances; venez voir tout ensemble la dissolution et le renouvellement de votre être; venez voir le triomphe de la vie dans la victoire de la mort.
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Qu'est-ce donc que ma substance, ô grand Dieu? J'entre dans la vie pour en sortir bientôt; je viens me montrer comme les autres; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort: la nature, presque envieuse du bien qu'elle nous a fait, nous déclare souvent et nous fait signifier qu'elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu'elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce: elle en a besoin pour d'autres formes, elle la redemande pour d'autres ouvrages. Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s' avancent, semblent nous pousser de l'épaule, et nous dire: retirez-vous, c'est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d'autres devant nous, d'autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. ô Dieu! Encore une fois, qu'est-ce que de nous? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas! Si je la retourne en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus! Et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps! Je ne suis rien: un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant; on ne m'a envoyé que pour faire nombre; encore n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas été moins jouée, quand je serais demeuré derrière le théâtre.
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Sans doute il y a au dedans de nous une divine clarté: «un rayon de votre face, ô seigneur, s'est imprimé en nos âmes: (...).» c' est là que nous découvrons, comme dans un globe de lumière, un agrément immortel dans l' honnêteté et la vertu: c'est la première raison, qui se montre à nous par son image; c'est la vérité elle-même, qui nous parle et qui doit bien nous faire entendre qu'il y a quelque chose en nous qui ne meurt pas, puisque Dieu nous a fait capables de trouver du bonheur, même dans la mort. Tout cela n'est rien, chrétiens; et voici le trait le plus admirable de cette divine ressemblance. Dieu se connaît et se contemple; sa vie, c'est de se connaître: et parce que l'homme est son image, il veut aussi qu'il le connaisse être éternel, immense, infini, exempt de toute matière, libre de toutes limites, dégagé de toute imperfection. Chrétiens, quel est ce miracle? Nous qui ne sentons rien que de borné, qui ne voyons rien que de muable, où avons-nous pu comprendre cette éternité? Où avons-nous songé cette infinité? ô éternité! ô infinité! dit saint Augustin, que nos sens ne soupçonnent pas seulement, par où donc es-tu entrée dans nos âmes? Mais si nous sommes tout corps et toute matière, comment pouvons-nous concevoir un esprit pur? Et comment avons-nous pu seulement inventer ce nom?
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Comme un vieux bâtiment irrégulier qu'on néglige, afin de le dresser de nouveau dans un plus bel ordre d' architecture; ainsi cette chair toute déréglée par le péché et la convoitise, Dieu la laisse tomber en ruine, afin de la refaire à sa mode, et selon le premier plan de sa création: elle doit être réduite en poudre, parce qu'elle a servi au péché...ne vois-tu pas le divin Jésus qui fait ouvrir le tombeau? C'est le prince qui fait ouvrir la prison aux misérables captifs. Les corps morts qui sont enfermés dedans entendront un jour sa parole, et ils ressusciteront comme le Lazare; ils ressusciteront mieux que le Lazare, parce qu' ils ressusciteront pour ne mourir plus, et que la mort, dit le Saint-Esprit, sera noyée dans l' abîme, pour ne paraître jamais: (...). Que crains-tu donc, âme chrétienne, dans les approches de la mort? Peut-être qu'en voyant tomber ta maison, tu appréhendes d'être sans retraite? Mais écoute le divin apôtre: nous savons, nous savons, dit-il, nous ne sommes pas induits à le croire par des conjectures douteuses, mais nous le savons très assurément et avec une entière certitude, que si cette maison de terre et de boue, dans laquelle nous habitons, est détruite, nous avons une autre maison qui nous est préparée au ciel. ô conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à nos besoins! Il a dessein, dit excellemment saint Jean Chrysostome, de réparer la maison qu'il nous a donnée: pendant qu'il la détruit et qu'il la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions. Et lui-même nous offre son palais; il nous donne un appartement, pour nous faire attendre en repos l'entière réparation de notre ancien édifice.